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Le problème de l’État entre “Verfassung” et “Konstitution” à partir d’Otto Brunner

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“L’Allemagne n’est plus un état”. G.F. Hegel

Le refoulement de toute interrogation radicale concernant la forme de l’État est une attitude partagée par les publicistes les plus différents. Ils sont unanimement myopes en négligeant les épiphanies de la crise de l’appareil étatique qui sillonnent le siècle sur son déclin entre l’effrayante praxis et théorie du nouvel “ordre mondial” et la prolifération ultramoderne de manifestations ethniques et nationalistes.
L’élévation de la forme étatique à un modèle absolu : un lieu dans lequel à l’origine on trouve une dominante culturelle fortement homogène, le constitutionnalisme anglo-saxon, malgré un développement plus que séculaire, de Dicey à Skinner, en passant par Maclwain. En cela l’assomption dogmatique des catégories juridico-politiques par lesquelles l’organisation du pouvoir libéral-bourgeois s’est structurée aboutit à placer la coordination politique dans l’horizon constitutionnel qui s’est affirmé et s’est perfectionné dans l’époque moderne. La souveraineté territoriale, le monopole de l’usage légitime de la force, la séparation entre l’état et la société, la tutelle de l’individu propriétaire identifié comme la base de la société sont les éléments supposés être propres à toute forme constitutionnelle. Les formes de l’appareil étatique pré-moderne ne sont donc pas perçues comme des formes différentes de coordination politique de forces sociales et noyaux de pouvoir, mais plutôt comme des formes modernes ratées qui, soit à cause de l’impéritie des classes dirigeantes, soit à cause des difficultés matérielles n’ont pas su/pu développer complètement leur code génétique. Les anachronismes ne sont pas limités à la lecture du passé. L’ubiquité présupposée du modèle indiqué permet en effet de ne pas prendre en compte ce qui n’entre pas dans le cadre de séquences dégénératives, notamment les modifications radicales que la constitution étatique a assumées dans le XXe siècle. L’imaginaire politique est donc dans l’impossibilité de concevoir son agir et ses scénarios factuels et virtuels, au-delà de l’horizon tracé par l’expérience libérale-bourgeoise. Aux fins de définir une approche “autre” au problème de l’appareil étatique par rapport à la thématique constitutionnelle, de nombreuses indications peuvent être tirées de la formulation que Otto Brunner, dans “Land und Herrschaft”, donna à la question des structures du bas Moyen Age. Une première question se pose à propos de l’emploi des concepts constitution/constitutionnel. Brunner en cernant son historiographie comme “Vefassungsgeschichte” se relie explicitement au critère d’interprétation politique et matérielle de la constitution (Verfassung) entendue comme “contexte d’ensemble de l’unité et de l’ordre politique” (C. Schmitt 1928), critère proposé par Carl Schmitt engagé dans une polémique avec l’interprétation formaliste typique du positivisme juridique (Konstitution). A partir de ce modèle le programme de reconstruction globale du système constitutionnel médiéval dans sa spécificité se définit, au-delà de toute projection de la forme étatique contemporaine, comme une reconstruction qui ne considère pas les éléments propres de la vie politique de l’époque comme des anomalies et des dégénérescences intrinsèquement étrangères aux systèmes, mais comme des éléments constitutifs des formes constitutionnelles.
Le droit de vengeance, la suzeraineté, le domaine, ne sont pas considérés comme des éléments de remise en question de la légalité d’État, mais comme des éléments structurels d’une constitution et d’un comportement politique étranger à des concepts comme souveraineté et à des oppositions comme public/particulier, national/international. Le propos de globalité, joint à l’exigence de valoriser la spécificité de l’objet d’étude, implique un revirement par rapport aux conditions d’utilisation des concepts produits par les différentes sciences sociales. En particulier l’historiographie a utilisé presque unanimement et dogmatiquement une pluralité de catégories établies par des sciences comme la sociologie, l’économie, le droit sans s’interroger sur l’historicité de ces savoirs. Au-delà de la prétention d’universalité des savoirs bourgeois, il y a la réalité historique concrète sur laquelle ils se sont formés. L’économie politique suppose l’existence d’une sphère économique autonome réglée par des mécanismes de marché, à laquelle des individus formellement libres se rapportent à partir de nationalités spécifiques. La sociologie implique l’opposition ou au moins la juxtaposition État-société, la doctrine de l’État et le droit du XIXe siècle impliquent le complexe de l’État, le complexe économique libéral-bourgeois. La proposition de “Vefassungsgeschichte” n’est donc pas limitée à une considération positive de tous les éléments de l’ “agir politique” et de la réalité institutionnelle dans la perspective de leur inscription dans la constitution. Mais elle pose plutôt, comme exigence, l’élaboration d’un système conceptuel congruent avec les phénomènes examinés et par ailleurs être en mesure de rendre compte des articulations concrètes des réalités analysées en réaction contre la projection de la forme de l’État et de la société moderne qui est propre des savoirs de l’universalisme bourgeois.
Brunner ouvre “Land und Herrschaft” en abordant le sujet du droit de vengeance ou droit de suite dont les manifestations peuvent être décrites du point de vue du droit public et international alternativement comme la haute trahison, les violations du droit international public, l’ingérence indue dans la vie d’autres États. Ce point de vue aboutit donc à localiser la totalité de l’ “agir politique” et une grande partie de 1″`agir judiciaire” pré-modernes sur le terrain de la pure illégalité. Vu autrement, le droit de vengeance se présente comme l’élément fondamental de la constitution et de la politique du Moyen Age, comme la guerre le sera pour l’État moderne et le droit international. La fin réelle du droit de suite fut intrinsèquement connexe à une modification structurelle de la constitution. Son fondement fut l’acquisition par l’État d’un monopole de l’exercice légal de la violence et de la “criminalisation du droit pénal qui punit le violateur du droit, sans le considérer pour cela comme un ennemi et sans l’expulser de la communauté juridique”.
La conséquence en a été l’attribution du concept d’ennemi au seul adversaire “inter-étatique”. L’Occident médiéval ne connaît pas l’opposition entre le droit international et le droit national. Chaque distinction entre guerre et droit de vengeance lui est donc étrangère. Dans ses catégories “l’emploi de la force peut être seulement lutte pour le droit et la paix et prend le nom de droit de vengeance”. Le droit auquel l’occident se rapporte n’est pas le droit positif, mais le droit divin et naturel. L’identité posée entre le droit et l’ordre divin consent le dépassement toutes les obligations mondaines de la Christianitas dans l’exercice du droit de vengeance ; l’accrochage politique parmi souverains, princes, associations dans toutes les possibles combinaisons, se résout donc dans la configuration du droit de vengeance ; l’emploi oligopoliste de la force est caractéristique de la morphologie institutionnelle pré-moderne. L’État moderne, pendant le procès de son affirmation, revendique le monopole obtenant dans son accomplissement, l’effacement de tout droit de résistance et d’autodéfense.
L’élément qui raccorde tout de même le droit de vengeance à un ensemble complexe est représenté par la limitation de son exercice aux détenteurs du pouvoir suzerain et à des formes particulières d’association. Ceux qui sont soumis au pouvoir suzerain sont presque exclus de l’exercice direct du droit de vengeance. Dans le cas, où ils revendiquent un droit ce sera au seigneur auquel ils sont soumis de lutter pour le conquérir. Passons donc au centre de la constitution médiévale en nous arrêtant sur les liens de suzeraineté. La multiplicité des typologies suzeraines est reconduite à un élément commun. B n’est pas juste de diversifier les typologies sur la base de l’antinomie droit public/droit privé, puisque c’est une opposition étrangère à la conception politique institutionnelle du Moyen Age. La différence d’objet (territoire, office ecclésiastique), sur lequel le pouvoir suzerain est appliqué n’affecte pas l’identité spécifique de chaque rapport de suzeraineté même s’il détermine des contenus de domination particuliers. Ce rapport de maîtrise d’un seigneur qui assure protection en échange de fidélité se qualifie en effet comme dominium-Gewere. La signification du terme protection est évidente si on la relie au droit de vengeance et aux autres formes de l’ “agir politique et juridique” dans l’époque médiévale. Dans le cadre territorial la protection est exercée comme tutelle sur la paix, en compatibilité avec la structure de suzeraineté du même territoire. Dans ce cadre elle est exercée en compatibilité avec la représentation pour le droit de vengeance et le jugement des sujets exclus de l’autodéfense. La protection donc n’intervient pas de façon contingente, mais elle constitue juridiquement et politiquement les sujets du territoire. La fidélité est l’élément qui s’échange contre la protection dont la sacralisation n’exclut pas l’élément contractuel. L’obligation de l’aide, par ailleurs limité dans le droit est conditionnée par l’effectivité de la protection. La spécificité du rapport de suzeraineté est irréductible à des catégories économiques sociologiques ou juridiques. Dans ce genre de rapport les éléments que la modernité jugeait pertinent d’attribuer à des disciplines distinctes se conjuguent en effet inséparablement. Par exemple le rapport existant entre le paysan et son seigneur territorial ne peut pas être décrit seulement dans une perspective économique même s’il concerne un domaine qu’on définit économique, comme pourrait l’être celui qui existe entre le propriétaire et le fermier au XIXe siècle, parce que les obligations mutuelles obéissent à une logique dépassant le rapport économique dans une économie de marché. Le point de vue juridique et sociologique paraîtrait également insuffisant. La validité de la proposition de “Verfassungsgeschichte” de Brunner est donc évidente. En effet à travers le concept polymorphe de suzeraineté avec ses composantes, qu’on définirait aujourd’hui, politiques, sociales, économiques, juridiques, on peut saisir la spécificité organisationnelle et politique de la vie associée pré-moderne. De la même façon on pourrait parler de la “maison”, vue comme limite élémentaire de la constitution territoriale, opposée à la certitude de l’ubiquité de l’individu bourgeois : certitude postulée par la tradition du constitutionnalisme. Que peut retenir la pensée critique de l’apport d’Otto Brunner sur la structure de l’appareil étatique pré-moderne ? “Land und Herschaft” pourrait être défini une grande oeuvre concernant la modernité vue à travers ses limites extérieures, la spécificité de la synthèse étatique du pouvoir est dépistée à travers une soustraction. La description de la coordination des formes pré-modernes de domaine, souligne en effet les ruptures et les nouveautés structurelles de l’état moderne. Il s’agit donc d’une relativisation historiographique qui souligne le lien entre l’organisation politique de la vie associée et l’appareil étatique. L’état moderne ne se présente pas comme le perfectionnement définitif d’éléments immanents du point de vue constitutionnel, qui bien que de façon imparfaite, agissent sur l’évolution institutionnelle de l’occident. Mais il se présente comme une radicale “novitas” qui arrive en particulières conjonctures historiques et qui fournit une réponse originelle aux exigences d’ordre discipliné de nouvelles forces sociales et de noyaux de pouvoir. Si on présuppose l’historicité de l’appareil étatique, il peut légitimement poser, au-delà de réactions anarchistes et de nostalgies pré-modernes, le problème du dépassement de l’état sous toutes ses formes. Si on passe des acquisitions à la méthodologie, on peut affirmer que la proposition de Brunner de “Verfassungsgeschichte” peut concourir à une analytique renouvelée de l’appareil étatique propre à notre temps. La crise de la synthèse étatique n’est pas seulement révélée à travers les événements de l’Europe orientale Carl Schmitt, dans la préface à la réédition de 1963 de “Begriff des Politischen” affirme “L’ère de l’état est à son déclin”. Tout commentaire est dorénavant superflu. Et c’est aussi la fin de toute l’accumulation de concepts relatifs à l’état édifié en quatre siècles de labeur intellectuel par une science du droit public et du droit des gens de caractère eurocentrique. L’état, modèle de l’unité politique, est investi d’un monopole étonnant entre tous, celui de la décision politique, l’état, ce chef-d’oeuvre de la forme européenne et du rationalisme occidental, est détrôné. Mais ses concepts demeurent, et même comme des concepts classiques. Certes, le mot classique a le plus souvent de nos jours un accent équivoque et ambigu, pour ne pas dire ironique”. (C. Schmitt, 1963). Nombre d’écrivains politiques persistent dans la lecture de la réalité de l’état contemporain à la lumière des catégories libéral-bougeoises. Elle est écartée de toute possibilité d’en saisir la spécificité et les ruptures que cette spécificité a déterminées. On assiste à un intense débat sur la persistance du modèle de l’état libéral du XIXe siècle, sur la société civile, la centralité du parlement, le libre marché. Encore une fois Konstitution vs Verfassung. Mais pas seulement cela, les particuliers États contemporains, même s’ils déplacent leur façon d’opérer, au moins à partir des années vingt, dans une constitution matérielle transformée, ont gardé une multitude de formes et de procédés typiques de I’héritage de la modernité. Telles formes, non privées d’une concrète “effectivité” présentent des caractères éminemment bizarres et étrangers. Les permanences mentionnées, toutefois, ne contredisent pas l’irréversibilité de procédés établis sur des modifications concrètes des forces productives et des structures sociales. Assumons l’État comme forme politique originale qui discipline la vie associée sur un territoire selon des modalités et de contenus spécifiques comme : la souveraineté, le monopole du domaine politique, la séparation de la société et de la sphère économique, le monopole de l’exercice égal de la force. Seul le dernier des éléments indiqués semble être conservé aujourd’hui, au moins il semble être opiniâtrement revendiqué par les états différents. Si donc il faut relier le mot état à une forme spécifique de l’organisation du pouvoir, typique de l’évolution occidentale, les formes de l’appareil étatique aujourd’hui dépassent déjà cette forme. La perspective du dépassement de l’Etat est donc paradoxalement et concrètement présente au moment où l’axiomatique de différents états prend des caractéristiques “autres” que celles typiques de l’état moderne. Dans le déséquilibre toujours plus grand entre rationalité formelle et rationalité matérielle, il est possible de lire la différence, jointe évidemment à plusieurs moments de continuité, qui existe entre les manifestations contemporaines de l’appareil étatique et leur modèle de l’époque moderne. A l’échelle des phénomènes en question il semble donc qu’il s’agisse d’une analyse centrée sur le critère herméneutique de la Verfassung. Une proposition qui tend à situer au-delà de la superstition du formalisme des contextes matériels, les urgences, les concrètes activités, les flux d’un domaine qui définissent les paradoxales épiphanies de l’état de la fin du siècle. En conformité à l’enseignement de Otto Brunner il faut s’ouvrir à un appareil conceptuel et terminologique qui ne soit pas hérité des différentes traditions des sciences sociales. Il faut un appareil élaboré et testé en fonction de l’approche Verfassung. La détermination sur le plan international d’organes et de moments de “gouvernement super-étatique” est en contradiction avec la doctrine et la pratique de la souveraineté. Sur le plan de “l’intérieur” on assiste à la réappropriation par l’état d’éléments substantiels ; à la disparition de certaines subjectivités historiques et à l’affirmation de subjectivités plus “interdépendantes” et processuelles. En plus on assiste à l’effacement de toute ligne de démarcation entre l’état et la société et à une activité hétéronome de la sphère économique. Voici quelques-uns des moments que déjà nous pouvons considérer comme fondamentaux dans la constitution de nos jours, d’une perspective de recherche qui peut saisir la spécificité au-delà de chaque projection de la “?Constitution” libéral-bourgeoise.
La nouveauté de l’objet d’investigation impose évidemment l’élaboration d’un système conceptuel et d’une approche qui, à partir d’une relativisation historique des procédés typiques des sciences sociales, se profile en saisissant les dynamiques et les points d’agrégation de pouvoir, sans présupposer des césures et des continuités, des rassemblements et distinctions, mais en les vérifiant dans le concret. Brunner souligne par exemple l’irréductibilité de la suzeraineté à aucun des savoirs de la modernité. De la même façon aujourd’hui nous pouvons remarquer que chaque analyse sur le terrain économique, empruntée aux catégories de l’économie politique, semble insuffisante et artificielle à partir du moment où l’intervention publique dans ce contexte “n’est plus opportunité politique, mais nécessité technique, n’est pas simple prise en compte de la socialisation du développement économique, mais bien un référant essentiel des formes et des rythmes du développement, l’état devant se faire la garant des relations économiques” (A. Negri). Les modifications intervenues dans les structures de la production sociales imposent par conséquent de repenser le statut et la conceptualisation des différentes sciences sociales. La relativisation radicale de l’appareil étatique et les indications méthodologiques pour une approche globale à la constitution contemporaine sont en bref les éléments, tirés de la prestation historiographique de Otto Brunner, qui peuvent créer une perspective de recherche au même temps désidérante et à la mesure des événements du présent.

Bibliographie

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