Mineure 4. Foucault chez les patrons

Le salariat de « deuxième génération »

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Il existe un lien étroit entre la manière nouvelle de penser
le chômage et sa gestion et la loi Aubry II sur la réduction et
l’aménagement du temps de travail. Ces deux dispositifs agissent de
manière complémentaire dans la restructuration du marché du travail et
la normalisation juridique et sociale du nouveau salariat. Ils induisent
aussi des transformations plus profondes qui affectent le salariat, dont
les frontières avec le « non-salariat », devenues floues depuis la crise
du fordisme.Il existe un lien étroit entre la manière nouvelle de penser le
chômage et sa gestion (accords Unedic sur le Pare) et la loi Aubry II
sur la réduction et l’aménagement du temps de travail. Ces deux
dispositifs agissent de manière complémentaire dans la restructuration
du marché du travail et la normalisation juridique et sociale du nouveau
salariat. Ils cristallisent, en les institutionnalisant, les tendances
et les pratiques en matière de relation salariale et de gestion du
welfare expérimentées dans les entreprises et par l’Etat depuis
désormais presque trente ans. Ces dispositifs induisent aussi des
transformations plus profondes qui affectent le salariat, dont les
frontières avec le « non-salariat », devenues floues depuis la crise du
fordisme, semblent maintenant se redéfinir en modifiant les termes du
débat sur la subordination et la dépendance.

Le paradigme avec lequel nous analysons ces transformations est celui
d’une double métamorphose qui affecte tant le travail salarié que le
travail indépendant. C’est à partir de la figure du « travailleur
indépendant de deuxième génération », puis du concept de «
parasubordination » que le débat autour de cette métamorphose a posé
autrement la question du welfare et des droits sociaux « au-delà de
l’emploi » et du salariat. En dépit des termes de ce débat et des
perspectives politiques qu’il ouvre, la loi Aubry nous semble viser plus
encore que la réduction du temps de travail, l’institutionnalisation de
la figure du « travailleur salarié de deuxième génération ». Dans cette
perspective, elle peut être lue sous un double angle : celui de
l’internalisation, au sein de l’entreprise, de toutes les formes
nouvelles du travail qui se sont développées avec la crise du rapport
salarial fordiste, celui aussi de l’individualisation de la relation
salariale, comme individualisation des modalités de contrôle et des
modes de disciplinarisation du temps de la vie.

De l’éclatement du marché du travail à la nouvelle figure du
travailleur indépendant
En 1996, Bologna (1996) nous alertait sur les risques que présentait le
débat à gauche sur la réduction du temps de travail et la répartition de
la charge de travail. Ce débat s’est fondé sur une représentation du
marché du travail qui ne correspond pas à la complexité du marché du
travail qui caractérise le postfordisme. Cette complexité tient, suivant
Bologna, à quatre éléments : la présence d’un chômage de masse
structurel, l’émergence des working poor, la constitution des réseaux de
sous-traitance, la miniaturisation de l’entreprise. Ces quatre éléments
structurants du nouveau marché du travail contribueraient, d’une manière
ou d’une autre, à l’allongement de la journée réelle de travail face à
la réduction formelle de la durée du travail.

En fait, ce n’est que dans les grandes entreprises affichant encore une
forte présence d’ouvriers taylorisés que l’horaire de travail est réglé
et que le fait de normer le temps de travail peut avoir du sens. Dans
les petites et toutes petites entreprises industrielles, dont le poids
s’est fortement accru avec la crise du modèle de la grande fabrique et
le développement des réseaux de sous-traitance, et encore plus dans le
secteur des services, l’horaire de travail réel dépasse l’horaire
conventionnel. Par ailleurs, la forte augmentation des contrats à temps
partiel s’accompagne de fait de l’accroissement du nombre d’heures
complémentaires. Ainsi, suivant l’Enquête Emploi de l’INSEE, en 2000,
presque 90 % des salariés à temps partiel (soit plus d’un million deux
cent mille) travaillent en moyenne plus de 41 heures par semaine. En ce
qui concerne les working poor, du fait que la condition de travailleur
salarié s ‘avère ne pas être une garantie de revenu suffisant pour
assurer des conditions de vie décentes, la survie du travailleur et de
sa famille passe par un plus d’heures de travail, souvent non déclarées
et dépassant de fait les horaires conventionnels. Plus encore, dans le
secteur du travail indépendant, la durée hebdomadaire du travail est
largement supérieure à la durée conventionnelle.

La complexité du marché du travail serait donc le résultat d’une
multiplication de figures du travail échappant à la norme que
représentait le contrat de travail salarié à plein temps et à durée
indéterminée, et c’est la notion de temps de travail qui est en cause,
tant par ses aspects strictement quantitatifs que par ceux, bien plus
substantiels et qualitatifs, qui tiennent à la nouvelle nature du
travail. Si l’on regarde la structure de la population active en France
en 2000, cette complexité se confirme : alors qu’en 1973, le salariat à
plein temps et à durée indéterminée recouvrait presque la totalité de la
population active, en 2000 il ne représente plus qu’environ 50 %. Le
restant est représenté par les « non salariés » (10 %), les salariés à
temps partiel (17 %), les salariés relevant d’une Forme Particulière
d’Emploi (FPE) (11 %), les chômeurs (10 %). Ainsi, la réduction du taux
de chômage enregistrée en 2000 doit en grande partie être attribuée à
une forte progression des FPE qui ont contribué pour 33 % à la
progression de l’emploi salarié. Il s’agit notamment des emplois
intérimaires, des contrats d’apprentissage, des contrats à durée
déterminée. À cette donnée, il faudrait ajouter les contrats « aidés »
(environ un demi million de salariés). Il s’agit généralement de
contrats précaires et « intermittents ».

Ces données ne constituent que la photographie de la situation de la
population active au temps « T », qui est la semaine qui précède
l’enquête. À titre d’exemple, parmi les personnes faisant partie de la
population active occupée, plus d’un million sont inscrites à l’ANPE,
mais, en ayant travaillé la semaine précédant l’enquête, elles ne sont
pas comptabilisées parmi les chômeurs. Une analyse dynamique
démontrerait alors les phénomènes d’intermittence des relations de
travail et la mutabilité du statut : salarié hier, chômeur aujourd’hui,
RMIste demain, indépendant après-demain. Que la mobilité soit choisie ou
contrainte, la stabilité de l’emploi ne concerne presque plus que les
employés du secteur public. Sans tenir compte de la mobilité
professionnelle (catégories et métiers) et des possibilités de
coexistence, chez une même personne, de plusieurs statuts (par exemple,
en même temps, travailleur indépendant et salarié à mi-temps). Cette
intermittence, cette mutabilité et cette cumulativité des statuts
rendent obsolète le système d’ouverture des droits sociaux et de gestion
de la protection sociale, pensé en référence à la stabilité des emplois
suivant des contrats de travail à plein temps et à durée indéterminée
qui ne représentent plus que 50 % de la population active.

Au sein de la nouvelle configuration du marché du travail, une autre
figure doit être prise en compte : celle du « travailleur indépendant de
deuxième génération » (Bologna et Fumagalli, 1997), en partie
comptabilisée dans la catégorie des « non salariés », suivant les
statistiques de l’emploi. Il s’agit d’une catégorie de travailleurs très
hétérogène qui a émergé avec la crise du fordisme. Si son poids est
faible numériquement, son importance est grande dès lors qu’elle révèle
les limites de la dichotomie qui caractérisait le fordisme entre
salariat – identifié par la relation de subordination et de dépendance
techno-économique – et travail indépendant – qui se voulait un travail
autonome.

Le travailleur indépendant de deuxième génération : entre autonomie
juridique et dépendance économique

C’est dans les secteurs nouveaux de l’économie que cette figure
professionnelle au statut hybride est le plus fortement présente. Il
s’agit notamment de toutes les activités liées de manière directe ou
indirecte aux nouvelles technologies de l’information et de la
communication, à la nouvelle économie de la connaissance et de la
culture. Cette figure est issue d’une mutation qui tient tant aux
changements organisationnels (le passage d’un modèle hiérarchique à un
modèle coopératif en réseaux) qu’aux changements dans la nature de la
production (d’une production à dominante matérielle à une production à
fort contenu immatériel). Plus fondamentalement, cette mutation est
celle des rapports de pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de
l’entreprise.

Le débat autour de cette nouvelle figure se développe essentiellement à
partir des éléments du droit et pose la question des frontières du
salariat. On ne pourrait pas mieux expliciter la nature floue des
frontières que séparent le salariat du « non-salariat » qu’en reprenant
les propos de J. L. Vergnes, DRH d’Elf, souvent cités par Maître
Barthélemy : « Expliquez-moi comment il se fait que tous les matins, il
y a des milliers de personnes qui entrent dans Elf, auxquelles je donne
des ordres et qui n’ont pas de contrat de travail avec Elf, alors que
dans le même temps, il y a autant de milliers de personnes qui ont un
contrat de travail avec Elf et auxquelles je ne peux pas donner d’ordres. »

De manière très schématique, on peut retenir deux approches de la
question que soulève la porosité des frontières du salariat : la
question est envisagée tout d’abord sous l’angle des critères de
détermination et de qualification du salarié suivant la subordination
juridique ou bien suivant la dépendance économique. Elle renvoie donc
essentiellement au droit du travail. L’attention est alors portée sur
les figures des sous-traitants, et sur les critères de détermination de
l’indépendance réelle : il s’agit notamment du débat sur la question de
la « présomption ». Le « travailleur indépendant de deuxième génération
», en tant que travailleur juridiquement indépendant mais économiquement
dépendant, en tant que travailleur « parasubordonné » serait dans une
situation proche de la situation de salarié. Cependant, comme le
souligne à juste titre Revet, « la proximité ne signifie pas identité et
les économiquement dépendants ne sont pas salariés » (Revet, 1996 :
195). Suivant une deuxième approche, le problème est vu essentiellement
du point de vue de la continuité des droits sociaux : avec la
généralisation tendancielle de l’intermittence et de la pluriactivité,
le problème est relativement moins celui de la détermination des
frontières du salariat que celui de la continuité des droits sociaux
tout le long de la vie de l’individu, par-delà le statut professionnel,
et indépendamment de celui-ci. Cette position est bien explicitée par
Supiot : « Traiter ces problèmes en termes de déplacement de frontières
conduit à maintenir entre le salariat et l’indépendance une opposition
en noir et blanc qui ne correspond nullement aux évolutions actuelles.
Une approche plus subtile consiste à introduire dans le tableau du droit
un troisième terme : à reconnaître l’existence d’une zone grise entre
indépendance et salariat ». Envisagée suivant cette deuxième approche,
la question ouverte par l’émergence du travail indépendant de deuxième
génération se déplace sur un terrain plus large : celui du dépassement
nécessaire de la notion d’emploi, et d’emploi salarié, comme critère
déterminant des « ayants droit » et, plus en général, du dépassement du
critère du contrat et du statut professionnel. Car, s’il est vrai que
les formes d’assujettissement ne s’épuisent pas dans la relation
salariale classique et dans l’exploitation du travail par le capital à
l’intérieur de cette relation, et si le droit du travail s’étend au-delà
de ce rapport pour s’élever au rang de « droit commun » – nous pensons
notamment à certains droits des salariés qui ont été progressivement
étendus à la catégorie des non-salariés -, les droits sociaux
fondamentaux (droit à la santé, au revenu, à la formation, à la
représentation) non réductibles aux droits à la sécurité sociale, ne
peuvent pas être fondés sur les contrats « intermittents » et « mutables
» tout le long de la vie d’un travailleur. Ils doivent être fondés sur
la personne. C’est alors sur la base du concept de « citoyenneté sociale
» que Supiot (1999) suggère de repenser le droit du travail et le droit
social en général. Dans cette perspective, les droits sociaux seraient
intimement liés à la notion d’« intégration sociale », et pourraient
être pensés comme droits permettant la liberté de l’intermittence et de
la mutabilité, droits aussi à l’oisiveté créatrice.

Du débat sur les statuts au salariat de deuxième génération :
autonomie de la coopération et parasubordination juridique

Avec le passage « de la civilisation de l’usine à celle de
l’intelligence », pour reprendre les mots de Maître Barthélemy, ce sont
la nature du travail, les temps et les espaces de la production et la
forme de la rémunération qui changent forcément. Contenus du travail,
temps et espaces de la production et forme de la rémunération
apparaissent intimement liés : le travail est de plus en plus
coopération et innovation ; le temps de travail est de plus en plus
indéfinissable et maîtrisable suivant les modes de contrôle et la
discipline de la fabrique taylorienne dès lors qu’il devient un temps de
création, un temps subjectif soumis à un degré élevé d’incertitude ; la
rémunération ne peut alors plus prendre la forme salaire. Elle prend la
forme « rémunération de la prestation » pour les travailleurs
indépendants, celle de « participation aux résultats » pour les figures
du « nouveau salariat » et des stocks options pour les nouvelles élites.
La rémunération se détache du temps et se singularise. Pourtant, avec la
loi Aubry II, la référence au temps est maintenue et c’est la notion de
temps effectif, en tant que « temps pendant lequel le salarié est à la
disposition de l’employeur et doit se conformer à ses directives sans
pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles » (article
L.212-4 du Code du Travail) qui va servir de base pour déterminer la
durée légale du travail. Ce qui fait dire à Miné que « travailler n’est
plus produire, mais être à disposition ». Mais l’impossibilité de faire
du temps une mesure du travail apparaît bien clairement lorsqu’on
analyse les nouvelles formes d’organisation de la production et les
modalités de gestion des temps que préfigure cette même loi.

La « modularisation » et l’« organisation par projet » mises en place
tant dans les secteurs plus traditionnels comme l’automobile, que dans
les entreprises innovantes ont pris progressivement la place des formes
hiérarchiques d’organisation des firmes. Il s’agit de formes
organisationnelles qui laissent la plus grande autonomie aux équipes
dans la gestion de l’intégralité du cycle productif, depuis la
conception et jusqu’à la vente. Ici, le temps de travail ne peut plus
être ramené au temps effectif car ce qui entre en jeu c’est le temps de
la mise en coopération « libre » et « créative » qui échappe à toute
mesure objective. Des formes nouvelles sont aussi expérimentées tel l’«
intrapreneuriat ». Il s’agit notamment des tentatives de développement
de formes d’entrepreneuriat internes aux grandes organisations comme les
firmes de la grande distribution ou bien dans des firmes comme France
Telecom. Les développements de ces formes organisationnelles nouvelles
ont déjà largement contribué à internaliser au sein de l’entreprise les
caractéristiques « entrepreneuriales » du travail indépendant de
deuxième génération en modifiant aussi la forme salaire. Avec la loi
Aubry II, en tant que loi visant essentiellement l’aménagement du temps
de travail, cette internalisation prend d’autres formes et se donne de
nouveaux outils juridiques. La flexibilité est portée à l’intérieur de
l’entreprise avec l’extension de la « modulation » du temps de travail,
c’est-à-dire, de la répartition de la durée du travail sur l’année
suivant les fluctuations de l’activité de l’entreprise. La modulation
permet à l’entreprise d’alléger le coût du travail des heures
supplémentaires et comporte une intensification de la charge de travail
pour le salarié.

Mais c’est surtout en donnant une existence légale et en favorisant le
développement du recours aux forfaits en heures et en jours que la loi
Aubry II ramène à l’intérieur de l’entreprise et du rapport salarial
l’indépendance du travail dans l’organisation de la coopération
productive et dans la gestion de l’espace et du temps de cette
production. Le forfait est la voie privilégiée pour généraliser
l’individualisation du rapport salarial et l’hétérogénéité des temps de
travail. Le salaire mensuel est fixé de manière forfaitaire, et le
salarié assume la pleine responsabilité de son activité, au dedans comme
en dehors de l’entreprise.

La question de la parasubordination se pose à nouveau, et de manière
encore plus forte, à l’intérieur du contrat de travail et du rapport
salarial. Ainsi, il ne s’agit plus tellement des frontières entre le
salariat et le « non-salariat », mais bien des modalités de passage de
l’un à l’autre, comme le soulignaient déjà Lyon-Caen (1995) et Vicarie
(1996). Le nouveau salariat que nous définissons de « deuxième
génération » présente, de manière très schématique, les caractéristiques
du travail indépendant mais à l’intérieur de la relation de travail et
dans le cadre du contrat de travail. On pourrait alors avancer
l’hypothèse d’une « resalarisation formelle ».

Jusqu’à aujourd’hui, les principales figures concernées ont été les
agents des assurances et les VRP, les cadres et les professionnels
libéraux salariés, dont l’importance numérique ne cesse de s’accroître
avec la progression des activités de service. Les tendances que l’on
vient d’esquisser, et que la loi renforce, préfigurent un élargissement
des catégories de salariés qui bénéficient d’une forte indépendance
technique et donc d’une forte autonomie sur le plan des conditions de
travail. Cette indépendance, rendue désormais compatible avec la
subordination juridique, comporte deux choses : un transfert du risque
de l’entreprise au salarié et la dissociation de la rémunération du
temps « mis à la disposition » de l’entreprise (le temps effectif
déclenchant le calcul des heures supplémentaires suivant la loi Aubry
II). La rémunération va dépendre de l’engagement subjectif de la
personne dans la recherche des solutions les plus efficaces aux
problèmes de la production et du marché. La rémunération va être donc
une fonction de la disponibilité du salarié à assumer la responsabilité
et le risque. Le salarié ne met plus à la disposition de l’entreprise un
temps de travail mais sa propre subjectivité, son intelligence, sa
capacité de gestion, d’organisation de la coopération, sa capacité à
assumer des responsabilités et les risques inhérents à son action, sa
capacité donc de réguler ses espaces et ses temps de vie en fonction des
objectifs de l’entreprise.

La contradiction qui recèle en soi, depuis la naissance du salariat, la
notion de temps de travail et, à fortiori, de temps de travail effectif,
se révèle là avec toute sa puissance : la notion de travail effectif «
c’est une sorte de témoin, de vigile placé au coeur du salariat pour lui
rappeler que la mise à disposition du temps n’épuise pas ses obligations
contractuelles et qu’il est redevable d’autre chose » (Meyer, 1999). Et
c’est justement cette « autre chose » qui caractérise le nouveau
salariat que la loi Aubry II vise à institutionnaliser. Dans cette
perspective, la seule référence réelle (ou presque) et concrète pour
définir la durée du travail est le temps de repos. Mais encore, il
faudrait pouvoir, pendant le temps de repos, arrêter le cerveau, l’outil
fondamental des activités intellectuelles. Selon la loi Aubry II, le
salarié peut disposer de son « temps de repos » suivant le système du «
Compte Epargne Temps ». Si ce compte épargne temps est converti en
indemnités (financières) compensatoires (Grumbach, 2000), nous nous
retrouvons dans une situation fort étonnante : d’une part, ce que le
salarié vend à l’entreprise n’est plus seulement un temps de mise à
disposition de sa subjectivité, mais aussi le temps de reproduction de
sa force de travail, d’autre part, cette « vente » ce fait à l’intérieur
de l’entreprise : un marché presque comme les autres.

Autre aspect de l’indépendance sur lequel il convient de s’arrêter : le
transfert du risque. Du point de vue du droit, la notion de risque
renvoie à une question cardinale qui est celle de l’imputation. Or, le
rapport de travail subordonné implique que les risques de l’exploitation
et les aléas du marché pèsent sur l’employeur. Mais les métamorphoses de
ce rapport, analysées, comme nous venons de le faire, suivant l’angle du
contenu du travail, du temps de travail et des formes de la
rémunération, comportent un transfert du risque sur le salarié et
justifient un questionnement plus fondamental sur l’entreprise : « Ne
peut-on… et au prix d’une forte simplification, prétendre que
l’entreprise, comme organisation, ne saurait sans peine de disparaître,
être pensée comme un marché ? » (Lyon-Caen, 1996).

En tant qu’organisation, l’entreprise se dissout dans le marché. En tant
qu’institution, elle devient un dispositif biopolitique désormais
central. En institutionnalisant le nouveau salariat, et en consacrant
les nouvelles fonctions politiques de la firme, la loi Aubry II semble
en définitive vouloir éloigner les risques politiques que représente le
débat sur la citoyenneté comme base des droits sociaux pour tous,
au-delà du salariat.

Bibliographie

– Bologna S. (1996), « Durée du travail et postfordisme », Futur Antérieur, n°35/36.
– Bologna S., Fumagalli A. (1997), Il lavoro autonomo di seconda generazione, Interzone, Feltrinelli, Milan.
– Barthélémy J. (1996), « Le professionnel parasubordonné », Etudes et Chroniques, 606.
– Barthélémy J. (2000), « Le professionnel libéral et les 35 heures », Droit Social, n°5.
– Grumbach T., Pina L. (2000), 35 heures. Négocier les conditions de travail, Les Editions de l’Atelier, Paris.
– Lyon-Caen A. (1996), « Les clauses de transfert de risques sur le salarié », in Les frontières du salariat. Actes du colloque, Revue Juridique d’Ile de France, n°39/40
– Meyer F. (1999), « Travail effectif et effectivité du travail : une histoire
conflictuelle », Droit Ouvrier.
– Miné M. (2000), Négocier la réduction du temps de travail, Les Editions de l’Atelier, Paris.
– Revet T. (1996), « Rupture des contrats de dépendance et rupture du contrat de travail », in Les frontières du salariat. Actes du colloque, Revue Juridique d’Ile de France, n°39/40
– Supiot A. (1999), Au-delà de l’emploi, Flammarion, Paris.
– Supiot A. (2000), « Les nouveaux visages de la subordination », Droit Social, n° 2.
– Vacarie I. (1996), « Travail subordonné, travail indépendant : question de frontières », in Les frontières du salariat. Actes du colloque, Revue Juridique d’Ile de France, n°39/40.

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