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Le temps, les films, la vie

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Philosophie pour les multitudesOù il est dit que “Kairos, Alma Venus, multitude” de Antonio Negri et “Le temps et la technique” de Bernard Stiegler ouvrent le temps d’une philosophie de la vie, de la technique et du cinéma qui doit l’essentiel de son caractère actuel à Friedrich Nietzsche, Gilbert Simondon et Gilles Deleuze.

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Le monde est le théâtre des volontés de puissance, il est le plan d’immanence, table du jeu de l’actuel et du virtuel. En termes nietzschéens : “(Le monde de la volonté de puissance) : un monstre de force, sans commencement ni fin (…). Une force partout présente, un et multiple, comme un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre”. En termes deleuziens : “L’actuel tombe hors du plan comme fruit, tandis que l’actualisation le rapporte au plan comme à ce qui reconvertit l’objet en sujet”.
Les films racontent cettte réalité là, lorsqu’ils nous forment et nous matérialisent, individuations en acte et vies en puissance. La partition proposée par Nietzsche et Deleuze entre être et devenir, actuel et virtuel, est une disparation, au sens où, pour Simondon, est fondamentalement disparate le jeu proprement humain qui corrèle les sujets et les objets, les pensées et les choses, le plan d’immanence et les volontés de puissance. Disparate encore la vie quand elle est opération d’individuation car elle donne à voir le mixte absolu, montage concret, des relations et des substances, de l’argile et du moule.
Les films, donc, mettent ceci en images : la vie en images et vie des images que sont les individuations physiques, psychiques et collectives. Les films sont de ces objets techniques qui, travaillés et produits comme milieu associé, travaillent et produisent la matièreté humaine: nous sommes faits des films que nous avons vus. De la même manière, nous sommes faits du temps que les films (qui nous font) nous livrent. Enfin, nous sommes, “fils de nos événements”, faits de la vie comme volonté de puissance et théâtre d’individuations. En un mot, nous sommes faits, bel et bien. Ordre pathique absolu : O.P.A. sur l’humain en vie.

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Nous sommes, devant penser le monde tel qu’il est, face à un mode d’existence des êtres humains qui demande une pensée de la vie, une pensée des films et une pensée du temps. Nous y sommes, comme au cinéma, face à l’objet technique, installés au cœur des rétentions techniques, des êtres techniques : la vie, les films et le temps jouent ensemble, techniquement parlant. Nous sommes aussi devant la multitude, le biopolitique et le plan d’immanence qui cristallisent tout cela. De fait, et c’est notre thèse, nous sommes toujours devant le théâtre des individuations physiques, psychiques et collectives.
Nous devons, alors, au nom de Gilles Deleuze, travailler le monde de la vie avec les catégories de Gilbert Simondon. Nous avons dans une main le virtuel et l’actuel, grande et dernière époque deleuzienne, et nous avons dans l’autre main, l’individuation et la transduction, grandes lignes du monde selon Simondon. Nous avons cela et nous avons bien plus encore : le monde de la vie vaut pour l’avenir comme force biopolitique et biophilo-sophique.
C’est le cœur d’un quelque chose qui demande à être depuis quelques temps et qui s’impose à nous : quelque chose qui, politiquement, philosophiquement et techniquement, va jusqu’au bout de ce qu’il peut. Nous voulons dire : ce qui est installé au cœur des écritures neuves d’un Bernard Stiegler et d’un Toni Negri, et ce qui renvoie précisément aux écritures déjà d’un autre temps d’un Friedrich Nietzsche, d’un Gilbert Simondon et d’un Gilles Deleuze. Il est question, pour notre temps, d’un quelque chose qui articule lentement mais sûrement cinématographie, biopolitique, individuation et théâtre de la vie. De fait, à partir de “L’actuel et le virtuel” de Gilles Deleuze et selon une lecture de “Technique et temps”[[“La technique et le temps”, Bernard Stiegler, 3 tomes de 1994 à 2001 parus chez Galilée, La philosophie en effet. de Bernard Stiegler et de “Kairos, Alma Venus, multitude”[[“Kairos, Alma Venus, multitude”, Antonio Negri, 2001, Calmann-Lévy. de Toni Negri, tout est à refaire.

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Au bord du temps, pour Toni Negri, les humains inventent la vie qui va avec leur machinerie. Quel temps ? Quelle vie ? Quelle machinerie ? L’homme-machine est celui qui se cinématographise, celui qui individue et s’individue en images. Et, déjà-là, c’est bien la technique qui s’impose comme monde pour les multitudes. Le commun est une machination matérielle et spirituelle produite par des “hommes-homme”, ex “hommes-machine”. L’homme est, en tant que multitude, la production biopolitique d’un homme-machine, d’une matière d’homme, un concret-abstrait (chanson déjà ancienne et écrite par Henri Lefebvre). La modalité de l’être commun est biopolitique car elle est biotechnique : la marchandise se fait service, ce qui veut dire que l’outil se fait cerveau. Negri immanentise le politique, comme de bien entendu, mais dans le même coup de feu, il technicise l’éternel. Ainsi de la temporalité nouvelle (kairos) produit-elle de la puissance nouvelle, puissance d’être, de persévérance à être.
Ailleurs, pour Simondon, l’ontogenèse n’est pas la genèse de l’individu, elle désigne précisément le caractère de devenir de l’être, “ce par quoi l’être devient en tant qu’il est comme être”. C’est donc autre chose qui est en question, quelque chose qui vit sur la limite et produit ou progresse selon cette limite même. C’est de l’être en phase de devenir, et ce toujours et partout : on ne verra donc pas dans l’individuation un principe, ni, de fait, un être; non plus qu’une instance d’être constituée de parties, une pour le préindividuel, une pour le collectif. L’individuation est, comme le dit Toni Negri, sans la nommer, moment génétique et matériel posé sur le bord du temps, dans l’éternité et dans le nouveau, ce qu’est nécessairement son à-venir. Le temps se trouve à la pointe de la flèche du temps, dans le kairos, lorsque le moment installe de manière inquiète le nom dans la chose et la chose dans le nom. C’est l’espace qui génère le temps, le temps ponctuel d’une vie procédant des choses matérielles et des noms donnés par les hommes vivants. Antonio Negri aime le temps au point de le spatialiser. Le temps est kairos et signe la présence humaine du vivant, il est praxis et existence.
Le temps pour Bernard Stiegler est engrangement de rétentions technicisées et pensées. La conscience, multipartite et multipiste, se soucie des objets temporels car elle est, elle-même objet temporel. La conscience aime les films car elle est filmique, par mode d’être et performance. Trois rétentions sont en jeu dans la conscientisation d’un objet du monde (ce qui en fera un objet temporel). Il est une rétention primaire qui est perception, première prise de l’objet selon une instance temporelle du “déjà passé”. Il est encore une rétention secondaire, prise intérieure, assimilation de l’objet, qui est imagination, selon l’instance du présent par défaut. Il est enfin une rétention tertiaire (thèse stieglerienne) qui se matérialise (matièrise) dans les enregistrements effectués de l’objet considéré. Nous avons là, pour un objet donné, l’oreille, l’écoute et la possibilité technique de l’écoute réitérée, ou bien, l’œil, la vision et le film comme objet technique. Nous avons là une vitalisation du processus de la conscience d’image. Avoir une conscience d’image, c’est avoir une conscience structurée cinémato-graphiquement et avoir conscience d’une image matérielle et techniquement présente. La conscience, écrit Stiegler, a “toujours fait du cinéma sans le savoir”. Nous ajoutons : le monde de la vie a toujours été cinématographique, nous nous le racontions, nous ne le savions pas. Penser la vie, c’est penser les films car la conscience est image, elle enregistre et sélectionne : le monde donne les rushes, la conscience est la table de montage. Voilà le tableau, voici le laboratoire.
Le temps de Negri est deleuzien car il est une image de pensée, il est le cristal. Le temps de Stiegler, lui, est plus précisément simondonien, il est le temps de faire et d’être le faire que l’on a été, producteur passé et mémoire matérielle de notre avenir (nous n’oublions pas notre maître Dagognet lorsqu’il s’agit de spatialiser le temps ou même de le matièriser).
De fait et dans cet ordre d’idée, le monde est un “contexte d’activité”, milieu associé de toute individuation en phase d’être et en devenir. Le monde est matériellement constitué de présent singulier et éternel, ouvert sur un avenir lui-même éternel car “démesuré”. C’est le “commun” qui se construit au fur et à mesure de la présence de chacun dans son monde et pour son monde; c’est le “quelque chose” qui nous fait et qui nous construit pour tous les autres; c’est l’indéterminé, mais celui, fortement activé, du préindividuel, qui nous pousse à être tel que nous devenons (Simondon). C’est l’événement d’un matérialisme non pas dialectique mais génétique.

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Le principe d’individuation n’existe pas. Si les multiples s’individuent, nulle part ne gît, à leur encontre, à leur insu, à leur fondement, quelque chose comme un principe d’individuation. Il faut comprendre Simondon seul (sans Marx ou Heidegger, sans De Martino ou Vygotski comme le tente Paolo Virno dans le n°7 de “Multitudes”). L’individuation n’est pas une infrastructure, elle est la structure dynamique, la tendance du réel : elle est antisubstantialiste, immanente, matérielle et génétique. Car elle est une instance technique et vivante. L’individuation dessine l’ontobiogénéalogie du vivant-homme. Les multiples s’individuent, ne font que s’individuer, comme autant de tendances du mode d’être-un-humain-en-vie. Ce mode est une variation de degrés sur l’échelle ontobiogénéalogique, une phase de l’être.

Chez Deleuze, les “tendances”, concept de 1956 et bergsonien, deviennent les lignes de fuite, concept deleuzien. L’individu, donc, n’existe pas non plus. Il n’est que l’individuation. “L’individu social”, bel oxymore ou pas, lui non plus, n’existe pas. La multitude, si elle est à penser avec Simondon seul, n’est pas l’autre nom des “individus sociaux”, enfin rassemblés en eux-mêmes, enfin substantialisés pour eux-mêmes. En effet, dans la multitude, sur le théâtre des individuations, le généalogique se fait ontologique, ou comme l’écrit Paolo Virno, l’anthropogénétique se matérialise : mais la dimension qui permet cette réalisation ou révélation est celle du vivant, et dans la vie technique, celle du préindividuel corrélé au transindividuel. Dans la multitude, c’est bien le devenir qui prend les caractères de l’être (leçon nietzschéenne et simondonienne) et pas le contraire. Ce qui est à comprendre, précisément, est pour le devenir, encore devenant et combattant, ce qu’il en est de son être, en tant que devenir. L’individu social n’est pas le personnage conceptuel en jeu ici, pas d’individu à attendre de l’individuation, pas de société non plus. Ce qui est à voir dans la multitude est, ainsi, le multiple lui-même, en tant que multiple. Le social devient alors pour l’individu un réseau pour passer, un cadre et une phase pour s’individuer encore. L’homme s’individuant est un “mouvement pour aller plus loin” (Malebranche), et il est aussi un “monter sur ses propres épaules” (Simondon citant Nietzsche à cette seule ocasion). Il suffit donc de dire que les multiples constituent la multitude et que leur mode d’être est l’individuation. Nous n’avons pas besoin d’individus sociaux, nous voulons des individuations : nous voulons ce théâtre du vivant qui voit les devenirs s’imprimer d’être, autrement dit, qui voit des individuations permanentes.

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Avec tout cela, il faut bien parler des films. Vanité du discours sur les films, quand parler des films revient à raconter une histoire, une littérature, une culture ou une projection. Nécessité d’une pensée des films, quand on veut préfigurer une philosophie des multiples. Pourquoi ? Comment ?
“La pomme de Cézanne est plus importante que l’idée de Platon” écrit Deleuze dans “Logique de la sensation”, en citant D.H. Lawrence. Se raconter les histoires des films est moins important que de dire ce qu’on a vu et entendu dans les films. Pour Deleuze, la chose est clairement dite, la seule, la vraie question, celle qui se pose aux multiples spectateurs, est celle-ci : qu’est-ce que c’est avoir une idée en cinéma ? (question traitée par Gilles Deleuze lors d’une conférence à la Femis en 1987). Et la réponse est : avoir une idée en cinéma, c’est avoir une idée pour vivre mieux.
Le film essaye un morceau de vie pas encore essayé, le film expérimente sur pellicule le théâtre du vivant : il est un passé présent virtuel en phase d’actualisation. Chaque vision du film est une expérience de pensée et de vie. Tout se joue à l’écran (une matière en dur pour un effet proprement technique et matériel) selon le mode du “on parle de quelque chose, en même temps on nous fait voir autre chose”. C’est pour Deleuze l’idée du cinéma des Straub, Duras, Syberberg et autres cinéastes de notre temps. Ceci n’est donc pas informer, ceci est proprement faire vivre ensemble. Les films, en fait, mettent quelque chose là où ça manque. Or, dit Deleuze à la fin de sa conférence, c’est le peuple qui manque toujours. Donc l’idée en cinéma est une idée en biopolitique et biotechnique.
Tout ce qu’écrit Bernard Stiegler dans “Le temps du cinéma” renchérit sur cette idée de cinéma, sur cette présentation du film comme vie. Dans le film, nous avons à faire à un objet technique et temporel ( temporel parce que technique, prothétique, un “quoi” concrétisé). Nous adoptons cet objet car il nous constitue par défaut, comme toute prothèse, il s’impose comme une part donnée de notre milieu associé et technicisé (industrialisé). Selon Stiegler, “la conscience est toujours en quelque manière montage de souvenirs primaires, secondaires et tertiaires les uns par les autres”. Est rétention tertaire, la forme objetive du “souvenir : “cinématogramme, photogramme, phonogramme, écriture, tableau, buste mais aussi monument et objets en général”[[Bernard STIEGLER, La technique et le temps, tome 3 : le temps du cinéma, Galilée, 2001., toutes choses qui actualisent un passé non vécu, virtuel et producteur du présent. La conscience ainsi est cinéma : elle dérushe, monte, visionne, découpe, recadre. En un mot, la conscience filme. Nous avons à nous trouver pensant dans les films que nous sommes en pensée. Nous avons à réaliser ce montage, cette cinématographie, écriture de nos vies et graphe de notre pensée. Une pensée qui est une image, des images qui pensent.
Par les films, le schématisme de la conscience s’industrialise, se réifie : la conscience est travaillée matériellement par les objets technico-temporels qu’elle rencontre (perception), se remémore (imagination) et se projette et reprojette (industrialisation des images cinémato-graphiques). Le spectateur, au cinéma, est regardé par le film : “Quand le spectateur regarde, la caméra est inversée, il a une espèce de caméra dans la tête : projecteur et qui projette”[[Jean-Luc GODARD in Introduction à une véritable histoire du cinéma, 1980, cité par Bernard STIEGLER, ibidem, p 79. Donc, et c’est toute l’urgence de telle approche des films, du temps et de la vie, si nous sommes les films que nous avons regardés et que nous regardons, la question est : comment voir les films ? qui sommes-nous ayant vu et voyant les films ?