N’ayant plus d’urgence, aux yeux de certains, à penser dans les termes du marxisme, il peut apparaître vain de réintroduire aujourd’hui une lecture d’Althusser. Pourtant on ne peut se déprendre d’un saisissemment, lorsque, à telle ou telle occasion, on relit ce qu’on a lu avec passion, et, malheureusement parfois, oublié avec une égale passion. Car ce qui se manifeste avec force, c’est moins l’érudition de telle lecture des philosophes que la pertinence de lecture de la philosophie.
Cette remarque liminaire, pour superficielle et probablement attendue qu’elle soit, indique pourtant la part de dette que l’on a contractée à l’égard d’Althusser. Aujourd’hui, par delà les textes qui nous sont donnés à lire ou à relire et qui confirment le génie de cet extraordinaire lecteur – lui qui avouait lire fort peu de philosophie – j’ai voulu retenir un aspect supposé secondaire de son oeuvre : celui qui concerne le théâtre.
On parle, à propos du cinéma, des salles obscures, elles qui sont pourtant traversées par la lumière, celle qui conduit l’image à se voir et à se mouvoir, et on y guette, à la faveur même de cette obscurité, je ne sais quelle sulfuration à caractère privé, à l’image de la cérémonie fétichiste; alors que, du théâtre, on flatte le caractère festif, solennel, politique, voire somptuaire et luminaire, là même où des spectateurs peuvent, en certaines circonstances, reconnaître tout ce qui nie l’apparat public, soit le malaise, voire la Pensée. Je ne sais si Althusser goûtait le cinéma, il reste qu’à ma connaissance il n’en a pas parlé; je ne sais s’il prisait le théâtre, il en a un peu parlé. Est-ce parce que le théâtre a à voir avec le politique ou est-ce parce que le théâtre est ce qui déborde le politique? Les deux probablement puisque le théâtre ne peut se penser en dehors de sa propre transgression, moins celle qui le conduirait dans son propre dehors que celle qui l’exacerberait dans les limites du politique.
Curieux sort que celui fait à ce texte de 1962 intitulé : Le « Piccolo », Bertolazzi et Brecht, sous-titré Notes sur un théâtre matérialiste[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 128 sq., François Maspero, 1965, Paris.. Ce texte enchâssé dans son ouvrage inaugural Pour Marx, entièrement consacré à la lecture de Marx, riche de concepts novateurs, apparaît comme une pause, une sortie hors de l’univers dense des concepts de la philosophie, du matérialisme historique et de l’économie politique. L’importance des autres textes a été telle que ces « notes » sur le théâtre ont été en partie occultées.
Texte de «proximité », de circonstance, a-t-on pu dire (Mais tout texte n’est-il pas de circonstance?[[La remarque vaut peut-être plus encore pour le théâtre que pour toute autre forme de pratique esthétique. Bernard Dort remarquait que tout critique théâtral écrivait « moins sur le théâtre que dans le théâtre » (Théâtres, p. 7, Points Seuil).), rédigé à la suite de la représentation, en juillet 1962 au Théâtre des Nations par le Piccolo Teatro de Milan, de la pièce de Bertolazzi El Nost Milan (Notre Milan), mise en scène par Giorgo Strehler. La pièce, comme le rapporte Althusser, a été accueillie fraîchement pour ne pas dire avec hostilité. La presse s’était empressée de parler à cette occasion de « mélodrame », de « mauvais drame populaire », etc. La volonté d’en découdre d’Althusser avait trouvé son objet, mais, loin de la polémique, dans le style de la vraie critique théâtrale, du moins celle que l’on espère à chaque fois qu’on suppose un auditeur attentif[[Louis Althusser, Lettre à Paolo Grassi (Directeur administratif du Piccolo Teatro de Milan), 13 mars 1968, Imec. Dans cette lettre, Althusser fait assaut de modestie. Il s’avoue particulièrement ignorant en matière de théâtre. Aussi laisse-t-il entendre que ses réactions sont tributaires de ce qu’il voit, de ce qu’il sait de Marx et de Freud et des problèmes politiques en général. Ce qui, à tout prendre, n’est pas peu……, Althusser avait présenté une magistrale leçon d’analyse théâtrale, analyse dont on peut regretter aujourd’hui qu’elle n’ait pas trouvé plus souvent preneur.
Par la suite, Althusser semble s’être tu; ce texte sur le théâtre n’a pas eu de suite, du moins publiée. Car, depuis l’ouverture du fonds Althusser à l’IMEC, d’autres textes sont accessibles, notamment deux lettres à Paolo Grassi afin de préparer une éventuelle conférence à Milan sur le théâtre. Pour celle-ci, Althusser relit Brecht; des notes de travail et de lecture en font état à l’IMEC, ainsi qu’un début de rédaction de cette même conférence qui, pour des raisons que j’ignore, ne sera pas prononcée[[Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques Tome 2, p. 541, StockImec, 1995. Ce dernier travail occupe Althusser dans le mois de mars 1968. Il sera intéressant de saisir les prolongements que ces dernières notes apportent à l’analyse faite en 1962.
J’ajoute qu’entre 1962 et 1968 Althusser ne restera pas silencieux sur la question esthétique : le texte qu’il écrit sur Cremonini[[Louis Althusser et d’autres, Cremonini, p. 44, Skira Flammarion, 1987, repris dans les Écrits philosophiques et politiques Tome 2, p. 573, Stock-Imec. Ce texte a paru pour la première fois en français dans Démocratie Nouvelle, 1966. apporte un éclairage intéressant pour consolider les idées qu’il mobilise dès lors qu’il est spectateur attentif d’une oeuvre donnée à voir.
Mais avant de voir de plus près ce qui caractérise l’approche d’Althusser, notons toutefois que ce texte Bertolazzi et Brecht n’a pas eu la fortune critique qu’un tel texte pourrait laisser supposer. Comme l’écrit François Regnault, il n’existe plus pour les praticiens du théâtre que sur le mode du souvenir[[François Regnault, « Le Visiteur du soir », in Le Spectateur, p. 168, Beba, 1986.. Il est probable qu’il a eu plus de retentissement en Italie qu’en France : car, souvent reconnu, il fut en fait le plus souvent méconnu; mais de vrais althussériens ne seront pas surpris par ce type de renversement… Est-ce parce qu’il prenait pour objet
le travail de Brecht en un temps où ce dernier était passé de mode, en un temps où les brechtiens patentés vieillissaient et ne remplissaient plus l’attente des spectateurs ou est-ce, ce qui ne serait pas surprenant dans un milieu jaloux de ses privilèges corporatistes, parce que la parole proférée provenait d’un lieu – la philosophie – qui n’ a pas toujours été en odeur de sainteté dans le monde du théâtre, et réciproquement, faudrait-il dire? Probablement les deux raisons se conjuguent-elles pour expliquer le silence qu’un tel texte a suscité. Texte admiré certes – c’est le moins qu’on pouvait faire -, mais finalement rejeté. Il faudra attendre que quelques élèves d’Althusser, indirectement Jacques Rancière[[Jacques Rancière, « La scène du texte », in Politique et philosophie dans l’oeuvre de Louis Althusser, sous la direction de Sylvain Lazarus, p. 47-66, PUF, 1993., directement François Regnault et Alain Badiou[[Outre le texte déjà cité de François Regnault, citons également du même auteur Le théâtre et la mer (1989) et d’Alain Badiou, Rhapsodie pour le théâtre (1990) – ouvrages publiés dans la collection Le Spectateur Français aux éditions l’Imprimerie Nationale. en praticiens du théâtre, s’attaquent à la « chose » théâtrale pour qu’il reconquière quelques lustres perdus.
J’ai dit que le Bertolazzi et Brecht était un texte de circonstance. Une telle formule induit l’idée d’une urgence, voire d’un combat. Il n’est pas douteux qu’Althusser en écrivant sur le théâtre comptait réfléchir sur l’apport du théâtre dans un combat qui visait une prise de conscience, l’éveil à une conscience autre.
C’est de cela qu’il va s’agir : sur scène comme dans la salle, le théâtre est le lieu d’une ou plusieurs consciences en acte, dans sa (leur) certitude comme dans son (leur) désarroi. Avec la représentation d’El Nost Milan, Althusser a rencontré une pièce qui joue sur plusieurs tableaux laissant deviner une bien curieuse structure, proprement inhabituelle, semble-t-il, pour Althusser. En chacun de ses tableaux (Le Tivoli de Milan des années 1890 – Acte I -, puis l’immense local d’une soupe populaire – Acte II – et, enfin, l’aube sur l’asile de nuit des femmes – Acte III -[[Il est dommage qu’Althusser n’ait pas connu l’oeuvre de Odon von Horvath. Nul doute qu’il aurait vu dans son théâtre, en particulier, matière à réflexion tant la présence du « peuple du silence » et de ses voix émanentes s’impose avec force comme le lieu de la théâtralité.) deux plans de réalité se conjuguent : celui d’un espace vide dans lequel des hommes et des femmes circulent et s’isolent dans la vacuité des paroles et l’autre, aussi violent que court, plus spécialement centré sur la figure de Nina (qu’un voyou nommé Le Togasso convoite au point d’être tué par le père de Nina) dans sa découverte/déconvenue du monde de l’illusion non pour se jeter dans les bras du père et de sa belle conscience mélodramatique, mais dans ceux « du vrai monde, celui de l’argent et de la prostitution, celui qui produit la misère et lui impose sa conscience », comme le résume Jacques Rancière[[Jacques Rancière, op. cit. p. 59. Il est à noter que Rancière semble être l’un des rares à avoir perçu l’importance de ces « Notes sur un théâtre matérialiste »; l’analyse qu’il en fait est magistrale dans l’articulation qu’il présente à l’intérieur de l’oeuvre d’Althusser de l’idée de réel et de non-sens ou d’errance, de déliaison et de folie.. Nous connaissons la surprise d’Althusser à la découverte de l’étrangeté qui caractérise les deux temps de chacun des actes. Il y a là une dissociation qui impose étonnement et approfondissement.
« Car le spectateur vit réellement cet approfondissement, lorsqu’il passe de la réserve déconcertée à l’étonnement puis à l’adhésion passionnée, entre le premier et le troisième acte. Je ne voudrais que réfléchir ici cet approfondissement vécu, et dire à haute voix ce sens latent, qui affecte malgré lui le spectateur. Or voici la question décisive : comment peut-il se faire que cette dissociation soit à ce point expressive, et de quoi l’estelle? Quelle est donc cette absence de rapports pour suggérer un rapport latent, qui la fonde et la justifie? »[[Louis Althusser, ibid. p.135.
On reconnaît dans ce passage quelques traits qu’il n’est pas inutile de rappeler
– D’abord Althusser parle du théâtre à partir d’une expérience, d’un « vécu ». Le théâtre est un « donné à voir », un « apparaître »[[ibid., p. 134.. J’insiste sur ce dernier point en demandant qu’on ôte à cette expression toute la dimension phénoménologique. Peut-être faudrait-il dire un « donné à exister », mais là encore la phénoménologie (« l’ek-sistence ») pourrait nous rattraper[[Une interprétation de cette « ek-sistence » pourrait se soutenir de ce que Alain Badiou avançait dans Rhapsodie pour le théâtre : « la structure du texte de théâtre – comme celle du texte politique – est le pas-tout. Car seul ce qui lui ek-siste, et qui existe, la représentation, ou l’action, le qualifie comme texte » (p. 68). C’est en spectateur qu’Althusser lit le phénomène théâtral; il lit moins une oeuvre dramaturgique qu’il ne rend compte d’une expérience théâtrale. Ce point est d’importance car il soumet le texte d’Althusser à une dimension somme toute assez rare, compte tenu des objets sur lesquels il travaille, qui est celle de l’homme Althusser, comme si l’Art mettait en jeu une part de soi qui, en retour, qualifie l’objet sur lequel on vient à parler. Le théâtre est un objet chaud, pourrait-on dire, un objet en acte dont le mode de perception participe de l’essence. N’indique-t-il pas qu’il « suffit d’avoir ‘vécu’ le spectacle »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 133. pour parvenir à la compréhension du texte présenté. Le théâtre ouvre l’espace de l’entre-deux, espace résolument protégé par Althusser puisqu’il en fait une dimension d’essence du théâtre. Le théâtre est dans la distance qu’implique le voir, dans ce qui passe « la rampe »[[François Regnault, op. cit. p. 166., elle-même figure indépassable de la limite (s’il n’y avait pas risque de méprise tragique, nous pourrions parler de passage à l’acte)… Ce qui le mettait dès 1968, notamment avec les expérimentations du Living Theater en porte-àfaux par rapport aux expériences que le monde théâtral de l’époque prisait fort, à savoir la distance supposée abolie entre la scène et la salle. Cette distance, Althusser l’a toujours revendiquée comme dimension essentielle de la représentation. Nous savons, nous le verrons plus tard, l’importance que revêt cetté idée de distance pour Althusser lorsqu’il s’agira de lire ou de relire Brecht.
Mais revenons au texte d’Althusser
– Il formule le sens de l’oeuvre comme un tout expressif relevant d’une forme originale puisqu’on y conçoit la fracture, ce qui en retour affirme, si besoin était, que toute forme est inductrice de sens, sans pour autant que ce tout relève de la belle totalité hégélienne;
– Ce sens est latent, il circule dans l’entre-(deux)acte(s) des murmures donnés à entendre dans la trame du récit dramaturgique;
– Cette latence suppose donc un travail d’interprétation; – Et, finalement, cette interprétation se joue, comme l’indique Althusser prévenant l’objection attendue (« ce n’est pas dans la pièce », « Bertolazzi n’avait pas conscience de toutes les interprétations que vous construisez », etc.), dans « l’au-delà des mots, des personnages et de l’action de (la) pièce », dans le « rapport interne des éléments fondamentaux de sa structure »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 141..
Althusser, après avoir reconnu ce qui circule dans ce texte la contradiction, le hiatus, le dysfonctionnement, l’assymétrie, etc., livre sa réponse : « c’est justement l’absence de rapports qui constitue le rapport véritable »[[ibid. p. 135.. Au vide de la chronique, qui ne cesse de se creuser d’acte en acte, des paroles échangées, au vide de la répétition, à la vacuité, de l’immobilisme, de l’irrésolution, de la vanité, dont Althusser précise que sa « conscience (…) fait rentrer dans le néant »[[ibid. p. 136., succède le temps plein du drame : celui que vivent Nina, son père et le Togasso. Entre les deux, entre le temps de l’absence dialectique et le « temps dialectique (celui du conflit) poussé par sa contradiction interne à produire son devenir et son résultat »[[ibid. p. 138., rien.
« Le paradoxe de El Nost Milan est que la dialectique s’y joue pour ainsi dire latéralement, à la cantonade, quelque part dans un coin de la scène et à la fin des actes : cette dialectique
(pourtant indispensable, semblait-il, à toute oeuvre théatrale) nous avons beau l’attendre : les personnages s’en moquent. »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 138. Toutefois pour combler cette absence, une autre « dialectique » est en jeu, mais dialectique « en retard », en porte-à-faux, qui se révèle sous les traits d’une conscience. Son trop beau nom de dialectique dans une scène déserte, pourrait-on dire. La dialectique dont il est ici question n’est autre que celle du père, celle-là même qu’il faudra détruire pour parvenir à la véritable dialectique, dite « réelle ». On ne peut passer à cette dernière, nous affirme Althusser, sans que la première ait fait l’épreuve de sa non-dialecticité : ce que Nina retrouve en rompant avec son père et son monde, sa conscience mélodramatique, ses mythes, « les illusions dérisoires de sa conscience »[[ibid. p. 140.. Nina naît au monde en s’inscrivant dans le monde de l’argent, de la misère, seul susceptible de la conduire à la conscience du drame.
Mais, apparemment de moindre importance et pourtant d’une présence telle que nous ne pouvons pas ne pas la souligner, l’expression « à la cantonade » fait ici référence à un mot (la cantonade) qui, originellement, s’inscrit dans la tradition théâtrale depuis 1694. La cantonade désigne les côtés de la scène où sont assis les spectateurs privilégiés, puis les coulisses. L’expression « à la cantonade » serait en usage depuis 1752 et désigne « une indication scénique demandant de s’adresser à quelqu’un supposé être dans les coulisses »[[Le Robert, Dictionnaire historique de la langue française.. Au delà de cette référence au langage du théâtre dont nous ne savons si Althusser en était informé, il est frappant d’en voir d’autres occurrences dans des textes contemporains d’Althusser, comme celui sur Cremonini.
On me pardonnera la longueur des références tant l’insistance à utiliser cette expression marque un type de présence d’un double Autre qui rompt avec l’idée de continuité et du même. On connaît la fortune de cette expression dans le texte et la vulgate lacaniens[[Jacques Lacan, Télévision, p. 10, Ed. du Seuil, 1974. « Car il n’y a pas de différence entre la télévision et le public devant lequel je parle depuis longtemps, ce qu’on appelle mon séminaire. Un regard dans les deux cas : à qui je m’adresse dans aucun, mais au nom de quoi je parle. Qu’on ne croie pas pour autant que j’y parle à la cantonade. Je parle à ceux qui s’y connaissent, aux non-idiots, à des analystes supposés. » Et cette autre occurrence, qui m’a été indiquée par Serge Cottet, dans le Séminaire XI : « Sans doute, il (l’enfant) ne s’adresse pas à l’autre, si on utilise ici la répartition théorique qu’on nous déduit de la fonction du je et du tu. Mais il faut qu’il y en ait d’autres là – c’est pendant qu’ils sont là, les petits tous ensemble à se livrer, par exemple, à des petits jeux d’opérations, comme on leur donne dans certaines méthodes dites d’éducation active, c’est là qu’ils parlent, – ils ne s’adressent pas à tel ou à tel, ils parlent, si vous me permettez le mot, à la cantonade. Ce discours égocentrique, c’est à un bon entendeur salut! » Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, p. 189, Ed. du Seuil, 1973.. A propos des rapports des hommes entre eux, Cremonini aurait exploré, selon Althusser, la forme même des miroirs dans lesquels se trouve renvoyée l’image du cercle[[Cette image du cercle, associée à celle des grandes verticales, semble être une image-formule constante dans l’analyse d’Althusser. N’est-ce pas ainsi qu’il expliquait le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes de Rousseau? Notamment la rupture entre l’état de pure nature, cercle de l’origine, de la mauvaise origine, origine en propre de rien, incapable de se sortir d’elle-même et l’état de nature auquel succèdent par cercles, produits de processus, des ruptures, des accidents, des différences où s’ébauche une pensée de l’histoire sans pour autant que les effets de cette idée de processus soit, aux yeux de Rousseau, visible (cf. cours à l’E.N.S. en 1972 sur l’idée de nature chez Rousseau). dans lequel sont pris les hommes : « Pourtant le sens de ce cercle est fixé, à la cantonade, par sa différence : cette différence n’est rien d’autre que la présence, à côté du cercle, des grandes verticales de la pesanteur, qui `figurent’ autre chose que le renvoi perpétuel des individus-humains aux individus-objets, et vice versa, à l’infini, autre chose que ce cercle de l’existence idéologique : la détermination de ce cercle par sa différence, par une autre structure, non circulaire, par une loi d’une autre nature, pesanteur irréductible à toute genèse, et qui hante désormais, de son absence déterminée, toutes les toiles de Cremonini. »[[Louis Althusser, Écrits philosophiques et politiques Tome 2, p. 580.. Plus loin, lorsque Cremonini abandonne les miroirs pour rendre cette circularité, celle-ci se livre directement comme le cercle des regards et des gestes pris dans le cercle des choses. A ce propos, Althusser parle de la tentative de peindre « l’absence déterminée qui gouverne les relations visibles » : « Je ne veux pas dire, car cela n’aurait aucun sens, qu’on puisse `peindre’ des `conditions de vie’, peindre des rapports sociaux, peindre des rapports de production ou les formes de la lutte des classes d’une société donnée[[cf. ibid., note 1, p. 581. Cette note infra-paginale n’est pas dans l’édition de ce texte dans l’ouvrage paru aux éditions Skira mais est à présent reprise dans l’édition Stock/lmec. Elle révèle, par delà l’identique utilisation de l’expression « à la cantonade », l’effet de renvoi du théâtre et de la peinture puisque, à propos de Cremonini, Althusser se réfère explicitement au théâtre « C’est, à mon sens, l’erreur de la mise en scène de Georges Dandin par Planchon, du moins telle que je l’ai vue à Avignon en juillet 1966 : on ne peut mettre en scène en personne des classes sociales, dans un texte qui ne traite que de certains de leurs ‘effets structuraux’. ». Mais on peut `peindre’, à travers leurs objets, des relations visibles telles qu’elles figurent, par leur agencement, l’absence déterminée qui les gouverne. La structure qui commande l’existence concrète des hommes, c’est-à-dire qui informe l’idéologie vécue des rapports des hommes aux objets et aux hommes, cette structure ne peut, en tant que structure, jamais être figurée en présence, en personne, en positif, en relief, mais seulement, par traces et effets, en négatif, par indices d’absence, en creux. Ce creux, qui `figure’ une absence déterminée, est très précisément inscrit dans les différences pertinentes dont il a été question : dans le fait qu’un objet peint n’est pas conforme à son essence, est rapproché d’un autre que lui; dans le fait que les relations habituelles (ex. les relations hommes-objets) sont inversées et décalées; dans le fait enfin, qui résume tout, que Cremonini ne peut jamais peindre de cercle sans peindre en même temps, à la cantonade, c’est-à-dire à côté et à distance du cercle, mais en même temps que lui, et près de lui, ce qui récuse sa loi, et `figure’ l’efficacité d’une autre loi, absente en personne : les grandes verticales. »[[ibid., p. 581.
On voit, à la lumière de ces citations, que l’expression « à la cantonade » joue à chaque fois sur l’idée d’une proximité, d’une absence de rapport entre ce qui est proche, voire entre les proches, et l’affirmation d’une autre réalité qui, elle, est productrice de sens (ce qui est ici un autre nom de la dialectique). Comme si dans la circularité imaginaire où tout se confond, il fallait que du symbolique fût inscrit pour rompre l’infinie fusion du même. Chez Bertolazzi, le temps intense du drame (dialectique de la conscience) opposé à la vacuité sans fin des hommes et femmes déshumanisés (le « lumpen-proletariat ») invite à une rupture et une sortie vers le temps de l’histoire; alors que pour Cremonini, du moins ainsi que le voit Althusser, la récusation du cercle passe d’emblée dans l’espace du tableau par, « à la cantonade », les grandes verticales. Autant Bertolazzi, et peut-être le théâtre tout entier, joue sur l’après, sur l’expérience d’un dehors, d’une métonymie ouverte à toutes les attentes, au moins celle du sens; autant l’expérience picturale condenserait dans l’espace même du tableau, par le jeu de la juxtaposition un cheminement du regard et de la pensée propre à délivrer d’emblée le travail et le produit d’un sens[[II reste, mais tel n’est pas notre problème ici, qu’il y aurait lieu d’affiner ces remarques en posant la question de la limite et de la clôture dans le travail de Cremonini.
Or, comme nous l’avons indiqué plus haut, ce travail d’interprétation de stricte obédience structuraliste par sa méthode (même si le mot choque et semble rejeté par tous ceux qui participèrent peu ou prou à ce mouvement, mais la causalité structurale demeure la référence obligée avec son défilé de tout, de cause absente et de relations) prend en compte non seulement le travail de Bertolazzi, le dévoilement effectué par Strelher, mais également, et la remarque est de taille, l’émotion du spectateur, autre façon de parler de ce vécu reconnu plus haut.
« L’émotion des spectateurs ne s’explique pas seulement par la `présence’ de cette vie populaire minutieuse, – ni par la misère de ce peuple (…), – ni par le drame en éclair de Nina, de son père et du Togasso : mais fondamentalement par la perception inconsciente de cette structure et de son sens profond. »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 142. En un mot, le public, devant le spectacle de Strehler, advient à une conscience probablement obscure, à quelque chose qui le dépasse, à « un sens enfoui, plus profond que les mots et les gestes, plus profond que le destin immédiat des personnages, vivant ce destin sans jamais pouvoir le réfléchir. »[[ibid. p. 142. Le public en position d’être, en quelque sorte, Nina, en partance, voire en souffrance…
L’analyse magistrale menée par Althusser de ce spectacle était évidemment tributaire des analyses de Brecht. Son « marxisme », le climat dans lequel évoluait le théâtre à cette époque faisaient de Brecht une référence obligée, même si comme nous l’indiquions plus haut celle-ci commençait à perdre de sa splendeur[[La grande période brechtienne s’ouvre avec les représentations données par le Berliner Ensemble en 1954 et semble se clore à la fin des années 60.. Nous savons qu’Althusser a lu Brecht[[Quelques références manuscrites prouvent également qu’il a lu le texte de Bernard Dort Lecture de Brecht, (Ed. du Seuil). Rien ne nous permet, en revanche, de savoir s’il a lu les textes de Roland Barthes sur Brecht (in Essais critiques, Ed. du Seuil). D’ailleurs de Barthes, sur quelque point que ce soit, il n’est jamais fait mention….. L’exemplaire des textes théoriques de Brecht, les notes qu’Althusser prend consciencieusement sur ces petites feuilles de couleur distribuées parcimonieusement aux candidats des examens et des concours, ainsi que les notes en marge et dans le texte lui-même de son exemplaire des écrits théoriques de Brecht prouvent que Brecht lui était aussi connu qu’à quiconque se prétendant brechtien. Or, de tout ce travail il ressort une certaine ambivalence à l’égard de Brecht.
Certes Althusser reconnaît dans Mère Courage et dans Galilée une structuration identique à celle, tant louée, qui régit la pièce de Bertolazzi, à savoir une « structure latente dissymétrique-critique, la structure de la dialectique à la cantonade »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 143.. Mais une remarque, en passant, laisse entendre, fûtce sous la forme de la dénégation, que le fait même que la confrontation d’une conscience et d’une réalité autre, étrangère à la prétendue dialectique liée à la conscience de premier terme, soit dite laisse ouverte la question de savoir si le fait que les choses soient dites ne vient pas précisément clore l’espace même du questionnement. Althusser pointe, sans vouloir néanmoins en faire matière à instruire un procès, ce que peut comporter de fausses solutions et d’évitement de risque la volonté de conclure par trop hâtivement.
En vérité, et c’est le point qui l’intéresse pour le moment, Althusser tient pour assurée l’idée que, dites ou pas, les choses étant ainsi agencées, pourvu que demeure la structure dissymétrique, décentrée, le théâtre matérialiste est coextensif à cette forme de structuration. Le théâtre donnerait non à voir la sortie d’une conscience vers la réalité à partir de son seul développement, mais l’accès à cette réalité par « la découverte radicale de l’autre que soi. »[[ibid. p. 144. L’idée d’Althusser est ici en droite ligne avec son anti-humanisme, c’est-à-dire donner congé à toutes les formes de conscience de soi fédérant la question du drame. Seulement Althusser ne parvient pas à prendre congé de Brecht et ne poursuit pas ses soupçons de lecteur. En effet Brecht n’inverse-t-il pas les données du sens, ce qui à la longue le met dans l’impossibilité de construire un théâtre dans le hors-sens, thèse à laquelle Althusser semble acquiescer mais qu’il ne parvient pas à défendre jusqu’au bout.
Toutefois la perspective adoptée par Althusser, en assignant la question matérialiste dans le décentrement, revient finalement à prendre le point de vue de toutes les mises en scène classiques en référence à une littérature dramaturgique en étroite correspondance avec la toute puissance de la conscience de soi. Aussi est-il obligé, par rapport à une proposition quelque peu hâtive, d’excepter de cette proposition des auteurs comme Shakespeare et Molière. Nul doute que si on lui avait proposé d’autres interprétations de certains auteurs les exceptions auraient davantage faire la règle. Dans sa volonté de définir une esthétique classique, peut-être se laisse-t-il abuser par le discours tenu généralement sur ces mêmes classiques et la fameuse règle des trois unités subsumées par « l’unité centrale d’une conscience dramatique »[[ibid. p. 144., soit se laisser conduire par ce que lui-même dénonce, à savoir cette idéologie supposée délimiter les cadres du théâtre classique. On eût aimé que sur ce point Althusser fût plus sensible aux efforts de Barthes lisant les tragédies de Racine ou de ceux, pourtant parmi ses proches, comme Vitez, qui ont travaillé les tragédies grecques et celles de Corneille. Bref, faire fi de tout personnage embrassant « en soi dans une forme réfléchie la totalité des conditions du drame »[[ibid. p. 145. devient le maître mot de toute critique idéologique spontanée dans les conditions mêmes de la théâtralité. Une telle entreprise ouvre à la structure latente, irréductible au personnage, par définition atteint de cécité sur son implication dans le jeu (au double sens du mot : jeu théâtral et jeu comme espace de variation[[Louis Althusser, « Sur Brecht et Marx », in Écrits philosophiques et politiques Tome 2, p.542-543, Stock-Imec.) des déséquilibres et des dynamiques « des éléments structuraux abstraits »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 146..
C’est là qu’apparaissent les grandes lignes de la dramaturgie brechtienne[[François Regnault, avec un art consommé de la formulation « axiomatique » a énoncé en trois principes le système de Brecht « 1. La distance doit être la dimension essentielle du théâtre. 2. La parabole doit être le procédé essentiel du théâtre (….). 3. La politique doit être le corrélat essentiel du théâtre. » « Rudiments de monadologie théâtrale, La ” grande pédagogie ” », in Les pouvoirs du théâtre, Hommage à Bernard Dort, p. 205, Ed. du Seuil, 1995. : c’est-à-dire l’effet de distanciation (« Verfremdungs-Effekt », «l’effet-V » comme le note Althusser) et le refus concomitant de toute identification, commandant la répudiation de toute catharsis entendue au sens aristotélicien.
Ces thèmes sont trop connus pour que l’on s’y arrête. Néanmoins ils valent moins par leur reprise althussérienne que par la critique à laquelle Althusser les soumet. Je vois dans cette distance critique par rapport à l’idée de distanciation la première « distance » prise par Althusser vis-à-vis de Brecht. Cette critique tient en vérité à ce que, pour Althusser, Brecht reste prisonnier d’une réflexion sur la pratique théâtrale inférant des questions purement techniques là où Althusser semble attendre une réflexion sur la théorie du théâtre. Déjà dans son texte Bertolazzi et Brecht, il émet quelques réserves; il trouve que les interprétations de Brecht pour importantes qu’elles soient n’en restent pas moins « non déterminantes »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 147.. En d’autres termes, à en rester dans la seule dimension de la simple technique de représentation, Brecht, aux yeux d’Althusser, décentre pour recentrer, à son insu, l’identification et la fonction de « héros positif » sur des personnages secondaires. Il semble donc qu’on assiste moins à un décentrement général, une révolution (?) qu’à un réajustement, une réforme. Comme si, opéré dans le théâtre, le « réassort » signifiait l’absence de tout ressort. Et si Brecht avait raté la révolution du théâtre en n’offrant qu’une simple réforme? Dans sa fonction d’homme de théâtre, de technicien du théâtre, peut-être que Brecht a fait l’économie d’une nouvelle dramaturgie. A trop insister sur les renversements techniques et psychologiques, il semble que l’on perde la compréhension du rapport que le spectateur entretient avec une pièce. Le soupçon d’Althusser s’exprime ainsi : « …pour qu’une distance naisse entre le spectateur et la pièce, il faut d’une certaine manière que cette distance soit produite au sein de la pièce elle-même, et pas seulement dans son traitement psychologique (technique) ou dans la modalité psychologique des personnages (sont-ils vraiment des héros ou des non
héros?…) »[[ibid., p.147..
Cette réserve, Althusser en prend acte à propos d’une autre déclaration de Brecht dans un Entretien (07/03/1953) cité dans son projet de conférence. La déclaration de Brecht est trop longue pour que je la lise; je vous en donne les grandes lignes.
– Le théâtre de Brecht est philosophique dans la mesure où il s’intéresse aux comportements des gens. Brecht déclare prendre le terme « philosophie » dans son sens « naïf ».
– Pour excuser cette naïveté, il cite Einstein laissant entendre qu’il n’avait fait, depuis sa plus tendre enfance, que réfléchir sur deux hommes : « l’un qui court derrière un rayon lumineux et l’autre qui est enfermé dans un ascenseur en chute libre. » (Rien de moins crédible que celui qui se déclare naïf!)
– Les changements qu’il a pu opérer concernent essentiellement ce qui se joue à l’intérieur du jeu théâtral.
– Que l’on s’abstienne de lire mes écrits théoriques; qu’on aille voir mes spectacles et qu’on étudie les effets produits par mon théâtre.
– Son principe, de stricte orthodoxie marxiste dans la reprise de la XIème Thèse sur Feuerbach, est qu’il ne faut pas se contenter de donner une interprétation du monde mais qu’il faut le transformer.
Althusser part de ce dernier point pour opérer un parallèle, ô combien tentant, entre la révolution élaborée par Marx dans le champ de la philosophie et celle de Brecht dans le théâtre. Aussi les nouvelle mesures apportées par Brecht dans le théâtre doivent être considérées « comme les effets d’une révolution dans la pratique théâtrale » au même titre, selon Althusser, que la révolution philosophique menée par Marx serait « une révolution dans la pratique de la philosophie »[[Il y aurait lieu de traiter ce point plus en profondeur et relire le texte de la conférence d’Althusser Lénine et la philosophie (Maspero,1969). Nous en connaissons le mouvement : Marx en proposant de transformer le monde par la philosophie a, en vérité, créé une science nouvelle, laquelle devrait engendrer une philosphie nouvelle ou, à défaut une nouvelle pratique de la philosophie. « Le marxisme n’est pas une (nouvelle) philosophie de la praxis, mais une pratique (nouvelle) de la philosophie. » (p. 44-45).
Toutefois Althusser s’empresse d’affirmer que, comme Marx et Lénine, « naïfs »[[Louis Althusser, Lénine et la philosdphie, p. 15, Petite collection Maspero, 1969. Texte contemporain du projet de conférence. (cette fois c’est Althusser qui parle de Brecht et non Brecht de lui-même) vis-à-vis de la théorie de la nature et des mécanismes de la philosophie, Brecht manifeste également quelques naïvetés en regard des mécanismes de la nature et du théâtre. Il est vrai que cette naïveté est « dépassée » dans la mesure où, pour Althusser, c’est « dans leur pratique (théâtrale pour Brecht, philosophique pour Marx et Lénine) qu’on peut découvrir leur connaissance, plus ou moins explicitée, de la nature et des mécanismes de leur objet, la philosophie ou le théâtre. »[[Louis Althusser, « Sur Brecht et Marx », op. cit., p.546 .
Ceci implique qu’il ne s’agit pas de nier la philosophie ou le théâtre mais de démystifier ce que Brecht nomme le théâtre du divertissement vespéral, culinaire, celui de la jouissance esthétique. Se délivrer de l’hypnose théâtrale, du vertige de la jouissance pure est donc le mot d’ordre de Brecht. Mais dans cette attaque contre le théâtre « bourgeois », il y a dans l’écriture d’Althusser – reprenant la vindicte brechtienne – une surenchère proprement moraliste qui n’est pas sans rappeler, outre le grand lecteur des moralistes du XVIlème et plus particulièrement de Pascal qu’il fut, celle de Rousseau, autre grande lecture d’Althusser, dans son combat contre le théâtre qui n’aurait, selon Rousseau, d’autres missions que celle « de faire rire le parterre »[[Jean-Jacques Rousseau, Lettre à D’Alembert, O.C. V, p. 38 et 39, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995.. La délectation qu’il prend, ou qui s’empare de lui, n’est peut-être pas sans nous faire penser à cet écartèlement que nous retrouvons dans la Lettre à D’Alembert lorsque, en note et comme coupable, prévenant les objections des fâcheux, Rousseau avoue prendre plaisir à certaines représentations théâtrales[[ibid. p. 120.. Cet assaut contre le théâtre de divertissement, assaut dont on n’a qu’à se louer encore aujourd’hui, tend à briser le masque que ce même théâtre ne cesse de porter. Dans son souhait d’être hors de la politique, il est de part en part politique. Tout cela nous paraît à présent convenu, mais cela explique surtout que Brecht en revendiquant un théâtre politique ne faisait en vérité que répéter l’essence du théâtre. Aussi la critique du théâtre est-elle dans son fond plutôt kantienne A quelle condition le théâtre est-il théâtre dès lors, comme le souligne maintes et maintes fois Althusser, que le théâtre n’est pas la vie… Cette réforme appelle des effets de déplacement. Il arrive qu’Althusser parle en cette occasion « d’effet de décalage »[[Louis Althusser, « Sur Brecht et Marx », op. cit., p. 549. Lorsque l’on se rappelle l’usage qu’Althusser fait de ce terme à propos du Contrat social de Rousseau, on peut commencer à avoir une idée de l’impasse dans laquelle un certain type de théâtre peut se trouver…. C’est d’ailleurs par ces termes qu’il traduit l’expression brechtienne de « Verfremdungs-Effekt ».
Il reste que retrouver la politique dans la pratique théâtrale ne revient pas à dire que le théâtre est la politique, pas plus que la philosophie n’est la politique ou la science, etc. Ce qui importe c’est « d’occuper dans le théâtre la place qui représente la politique »[[ibid., p.550. Pour ce faire – « occuper la place qui représente la politique » – il faut mettre en jeu, au sens premier du mot, les effets du déplacement, soit
– « déplacer le théâtre par rapport à l’idéologie », ce qui implique qu’on souligne la distinction entre le théâtre et la réalité, qu’on instaure « entre la scène et la salle un vide, une distance. Il faut montrer cette distance sur la scène elle-même »;
– « déplacer la conception de la pièce », d’où une nouvelle conception que Brecht a nommé « épique ». En cette occasion il laisse entendre que le travail du metteur en scène est « déterminant », ce que, pourtant, son texte de 1962, à propos de Bertolazzi, mettait en discussion. D’ailleurs, dans ses notes de 1968, la pièce de Bertolazzi est à présent considérée comme « moins bonne » que celles de Brecht et il cite pour soutenir son propos le Galilée de Brecht dont on a vu, dans le texte de 1962, qu’il en avait fait une des deux pièces, avec Mère Courage, dans lesquelles le travail de déplacement se situait dans l’écriture elle-même. Par conséquent, les réserves énoncées à propos de Brecht ne sont plus de mise ici, du moins sur ce seul point; – « déplacer le jeu des acteurs par rapport à l’idée que les spectateurs et les acteurs eux-mêmes se font du jeu d’un acteur ».
Ce triple déplacement permet de rompre avec toute forme d’identification. Il doit permettre au spectateur de se retrouver en position critique et de « prendre parti, juger, voter et se décider ». Je laisse ces formules en suspens. Pourtant elles mériteraient qu’on s’y arrête tant leur « effet » chez certains metteurs en scène pourrait susciter quelques contresens…
En cet instant, Althusser ne cesse de vouloir démontrer la légitimité du parallèle entre la philosophie et le théâtre. Or, à vouloir à ce point les lier dans un égal destin critique, on risque certes de les rassembler, mais plus encore d’opérer une illusion de perspective équivalente à celle qu’il dénonçait entre la philosophie et les sciences. N’affirmait-il pas que la philosophie dans son rapport à la science avait occulté la véritable place des sciences et qu’elle avait opéré en vérité moins une analyse de leur rapport qu’une réflexion sur le rapport philosophique entre la philosophie et la science[[Louis Althusser, « Du côté de la philosophie », in Écrits philosophiques et politiques Tome 2, p. 262.. Ici on se trouve dans une situation similaire : qu’en est-il de la spécificité du théâtre dès lors que le théâtre n’est pas la philosophie? En d’autres termes, Brecht n’a-t-il pas analysé le rapport philosophique et marxiste du théâtre à la philosophie marxiste?
Ce n’est pas en ces termes qu’il s’exprime. Il aurait pu pourtant le faire puisque ce projet de conférence date du début 1968 et qu’il avait déjà entamé depuis quelques mois à l’ENS son cours de philosophie aux scientifiques dans lequel il faisait de cette thèse un des points forts de son analyse. Finalement n’at-il pas été piégé par le redoublement de la partie et du tout dans l’analyse? C’est pourtant là, sans s’exprimer ainsi -je le précise -, qu’Althusser relève les limites de l’analyse de Brecht : Brecht ne dit pas très bien en quoi « le théâtre est quelque chose de spécifique »[[Louis Althusser, « Sur Brecht et Marx », op. cit., p. 553.
A cet égard les remarques de Brecht ne semblent pas susciter chez Althusser un intérêt soutenu. Il note que son théâtre a pour fonction de montrer et de faire voir. Mais, comme il l’indique en marge de son texte dactilographié, ce « montrer » se révèle être un « démontrer »; il ajoute d’ailleurs qu’il y a chez Brecht un côté « Aufklärer » dans son désir d’édifier le théâtre de l’ère scientifique. Mais, pour suspect que puisse paraître un tel souhait, il ne semble pas qu’Althusser en fasse le centre de sa critique, ou plutôt il aborde la critique de Brecht par un autre angle. Les notes de lecture dont on faisait état plus haut montrent les questions que se pose Althusser sur les positions théoriques de Brecht : il n’est pas toujours certain que Brecht manie avec bonheur le concept d’idéologie et qu’il n’ y ait pas chez lui quelques tendances historicistes – mais ce sont des critiques qui n’engagent pas son analyse critique de Brecht, du moins n’en fait-il pas mention dans son texte publié, pas plus qu’il ne paraît vouloir en parler dans sa conférence à Milan[[Dans ses notes de lecture Althusser est gêné par quelques formules de Brecht qui relèvent d’un certain historicisme, notamment les paragraphes 3839-40 du Petit organon pour le théâtre (L’Arche), tout en reconnaissant que cette critique doit être nuancée par d’autres textes, notamment dans Effets d’éloignement dans l’art du comédien chinois (L’Arche). La conception brechtienne de l’idéologie prête également parfois à discussion. Althusser reproche à Brecht de confondre l’idéologique et le familier, de rester à l’idée d’écho, etc.. Finalement il n’en fera jamais état publiquement. Le problème était probablement ailleurs.
Que veut Brecht? Il veut montrer et divertir, étant entendu que le divertissement n’est rien d’autre que la joie ressentie par celui qui, enfin, maîtrise, et se sent « capable de prendre part à la transformation du monde ». Tout cela paraît passablement embrouillé et sent son « commissaire politique » ou, pour reprendre l’expression, à connotation péjorative, d’Antoine Vitez, son « dramaturge »[[Antoine Vitez, Le théâtre des idées, p. 118-119, Gallimard.. Instruire et amuser[[Formule qui se réfère, depuis le XVIIème à l’expression traditionnelle de Santeul : « Castigat ridendo mores »., sombre couple de toutes les impostures. On se souvient que ce couple se retrouve à peu près dans toutes les réflexions esthétiques, qu’il est le passage obligé de toute esthétique qui s’inscrit dans la mouvance de la connaissance, que de Kant à Lévi-Strauss il fonde l’idée que toute esthétique se veut en dernière analyse maîtrise, qu’en un mot l’art donne à saisir ce que d’autres formes de communication ne parviennent pas à poser. Cette idée traverse notre intelligence occidentale et nous la reconnaissons facilement (trop facilement d’ailleurs) dans toutes les formes d’analyse des pratiques symboliques : du mythe à la pensée, l’homme conquiert la maîtrise du monde et il en conçoit, outre de la fierté, quelque plaisir.
Instruire en divertissant soit, mais instruire qui, quels sujets, quels spectateurs? D’après Althusser lisant Brecht, la pratique théâtrale s’exerce sur les « opinions et les comportements de hommes », « des idées et des comportements », plutôt « des idées dans des comportements ». Le théâtre est l’expression de ces comportements, il y a une cohérence idéologique : le public se voit, il vient « pour se reconnaître ». Dans ses Notes sur un théâtre matérialiste, Althusser soulignait l’importance de définir la place sociale du public. Il ne voulait pas que le spectateur fût assigné dans sa seule place psychologique, aussi était-il irrité par l’interprétation psychologisante que l’on pouvait faire de concepts comme celui d’identification, avec ses corrolaires plus ou moins rigoureux de sublimation et de défoulement. La conscience spectatrice était d’abord définie comme une « conscience sociale, culturelle et idéologique »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 149.. La reconnaissance est donc idéologique. Cette reconnaissance est le premier indice de satisfaction du public. Comme celui qui dit « j’y étais », le public dit : « c’est bien ça »; entre les deux, le même discours, la même affirmation de soi dans le contentement de soi, à l’intérieur même des cadres idéologiques de cette reconnaissance. Il n’y a nulle distance entre la pièce et le spectateur et « la pièce elle-même est la conscience du spectateur »[[ibid., p. 151. Sur ce point on peut encore regretter qu’Althusser ne se soit pas penché sur la Lettre sur les Spectacles de Rousseau. On y trouve la même charge contre cette homogénéité perverse entre la scène et la salle, homogénéité qui, pour Rousseau, rend caduque l’idée même de catharsis. Sur ce point, comme sur bien d’autres Rousseau et Brecht se rencontrent. N’oublions pas que Brecht concevait son théâtre épique comme un théâtre non-aristotélicien.. Devant un tel constat d’impuissance du théâtre à n’être rien d’autre que la reconduction de soi, Althusser suppose (j’insiste sur ce terme en en soulignant le caractère hypothétique et l’inquiétude muette d’Althusser) que le théâtre de Brecht a pour fonction d’ébranler la « figure intangible, de mettre en mouvement l’immobile, cette immuable sphère du monde mythique de la conscience illusoire »[[ibid. p. 151. pour que le spectateur accède « à une nouvelle conscience (…) inachevée, comme toute conscience, mais mue par cet inachèvement même, cette distance conquise, cette oeuvre inépuisable de la critique en acte »[[ibid. p. 151., soit parvenir à « la production d’un nouveau spectateur, cet acteur qui commence quand finit le spectacle, qui ne commence que pour l’achever, mais dans la vie. »[[ibid. p. 151.
Seulement ce qui paraissait acquis pour Althusser en 1962 l’est moins en 1968. En effet, pour que cette reconnaissance de soi idéologique soit vraiment « savoureuse » il est nécessaire d’y inscrire une légère distance, ce que Althusser nomme « un risque, le risque d’un certain danger »[[Louis Althusser, « Sur Brecht et Marx », op. cit., p. 553..
Aller au théâtre revient à élever un doute comme motif de sa présence, et c’est dans ce doute que le risque réside. Néanmoins en mettant en avant ce risque on n’a de cesse de l’éviter, en l’assignant à l’autre. Le principe de reconnaissance de soi idéologique joue sur le dépassement du risque pris. La catharsis est là, dans cet évitement de la souffrance. Or, tout en voulant croire que Brecht a conscience de ce risque fictif, il n’est pas certain qu’Althusser soit totalement convaincu que le théâtre de Brecht se soit donné tous les moyens d’éviter ce risque fictif tant décrié par Brecht lui-même. L’idée de solution, de « prise de Parti », la reconduction du « héros positif », l’impossibilité de réfléchir sur la dimension spécifique du théâtre, sont autant d’indices d’une réserve émise par Althusser. Il est sûr que ces réserves ne sont pas toujours explicites, qu’elles restent comme en marge, sans que l’on sache si la responsabilité tient au théâtre en particulier ou à l’art en général mais, comme l’indique Althusser à propos du spectacle de Strehler, il y a peut-être là comme « l’avènement d’un discours muet »[[Louis Althusser, Pour Marx, p. 152. qui mériterait d’être reconnu comme étant d’un autre tonneau que celui qui concourt au confort moral.
Pour conclure, je voudrais, pour donner mieux à entendre ce qui peut se jouer dans cette « cantonade » que j’évoquais plus haut, prendre appui sur une lettre adressée à Grassi le 6 mars 1968[[Louis Althusser, Lettre à Paolo Grassi, 6 mars 1968, in Écrits philosophiques et politiques, Tome 2, p. 535.. Althusser a assisté à une nouvelle production de Strehler : Arlequin valet de deux maîtres de Goldoni. Althusser parle de « quelque chose de l’irremplaçable du théâtre italien »[[op. cit., p. 535., mais plus encore de « l’histoire muette qui vit en ceux qui la jouent », qui s’adresse à « tous ceux qui sauront entendre de la peine patiente de bien d’autres hommes que des acteurs, à transmettre en héritage ce qu’ils ont appris – et à quels coûts – de leur travail, de leurs luttes, de leur vie. Acteurs au sens large du mot, ceux qui agissent. »[[op. cit., p. 536. Mais, par delà ces thèmes maintes fois évoqués, Althusser s’arrête au jeu de l’acteur (Solen en personne…), et plus spécialement à son corps. Il est fasciné par ce corps qui fonctionne tout autrement que tous les autres corps sur scène, par la dimension proprement sexuelle de ce corps, sur ce corps étrange, sur son fonctionnement symbolique comme sexe. « Les attributs de ce corps étrange sont ceux qui définissent la fonction symbolique du ‘phallus’ dans le jeu réglé des échanges entre les personnages », écrit-il[[op. cit., p. 537.. De sorte qu’Arlequin est moins celui qui a faim que celui qui a faim d’avoir faim pour tout le monde. Il est le centre décentré de tout ce qui se déroule sur la scène, insaisissable et présent, insaisissable parce qu’il n’est jamais à sa place et présent parce que sans lui rien ne serait. Cette superposition de la faim et du sexe, de ceux qui ont faim (le peuple) et de la vie (le sexe) est un privilège que seul le peuple est en mesure de dire. « Le monde (des hommes en leurs rapports) repose en dernière instance sur deux `réalités’ qui ont pour `nom’ la faim et le sexe. »[[ibid.
Soudainement une nouvelle dimension surgit, non celle d’un vague psychologisme dont il n’est pas difficile d’évaluer l’inanité, mais celle, sourde et insistante, d’une autre scène, cette coulisse de la cantonade, sur laquelle Althusser (dans le secret d’un cabinet) a probablement été plus disert, mais qu’il n’a publiquement cessé d’interroger comme en biais, avec la pudeur de ceux qui y retrouvent l’univers de la vraie souffrance, scène dont il aurait voulu probablement interroger le jeu avec celui qu’il avait invité et qui avait partagé avec lui, entre autres, à cette époque l’honneur de cette École : je veux parler évidemment de Lacan, Lacan qui déclarait, lui, ne pas parler « à la cantonade »[[Jacques Lacan, Télévision, p. 10, Ed. du Seuil., qui élaborait un autre type de dialectique dont on devait se demander ce qui l’articulait à celle qu’Althusser ne cessait dans le même temps de recomposer.
On est loin des interprétations d’El Nost Milan, mais il n’est pas inutile de souligner cette idée que le peuple, par la voix et le corps d’Arlequin, devient dans l’affirmation de sa vitalité confondue avec sa faim d’avoir faim, dans l’articulation de la faim et du sexe, le signifiant général d’un discours muet enfin rehaussé en figure d’énigme propre à interroger les points de captation qui le et nous lient au et dans le théâtre…