Au printemps 1990, l’écrivain de R.D.A. Christa Wolf publiait un petit livre intitulé Was bleibt, autrement dit « Ce qu’il reste », à moins que ce ne soit « Que reste-t-il ? ». Elle y relatait la journée d’un écrivain surveillée par la Staatssicherheit. Écrit en 1979, mais retravaillé en 1989, ce court récit parut peu de temps après que les Allemands de l’ancienne R.D.A. eurent voté massivement pour le rattachement des cinq nouveaux Länder à la R.EA. La publication coïncidait également avec le débat de savoir si les archives de la Stasi devaient être accessibles à qui le demandait, ou bien rester secrètes. Si la position de Christa Wolf sur ce dernier point est restée inconnue, en revanche, elle avait largement proclamé son hostilité à l’absorption de la R.D.A. par la R.EA. Cette prise de position à contre-courant ainsi que la dimension internationale de l’écrivain en firent une cible de choix pour des règlements de compte politico-littéraires. Les critiques publiées par les différents organes de presse ne firent qu’une place modérée à l’analyse du contenu de l’oeuvre ; c’est que l’enjeu était ailleurs. Certains mirent à profit l’occasion pour dénoncer la collaboration des intellectuels est-allemands avec le régime UlbrichtHonecker, leur opportunisme ou leur aveuglement ; d’autres, comme Grass, reprirent la plume pour vilipender l’Allemagne réactionnaire. La vigueur de l’échange était à la mesure de la gravité de la question qui agitait les uns ou les autres : non pas de savoir ce qu’il restait, mais bien plutôt ce qui allait advenir.
Fin 1991, deux recueils de réflexions[[Der deutsch-deutsche Literaturstreit, textes rassemblés par Karl Deiritz et Hannes Krauss, Sammlung Luchterhand, octobre 91 ; Es geht nicht um Christa Wolf, Édition Spangenberg, 1991. vinrent mettre un point d’orgue à un débat qui n’est toujours pas clos et qui restera dans les annales de la vie littéraire allemande sous le nom Der deutsch-deutsche Literaturstreit (Le conflit littéraire germano-allemand).
Comme récemment en France, ce qui est en cause, c’est une tentative de redéfinition de la position des écrivains par rapport au politique. Le propre des Allemands est d’avoir conféré à cette tentative une acuité étrangère aux prises de bec françaises, comparativement dilettantes. Et cela s’explique, comme on s’en doute, par les fantômes toujours rôdant des intellectuels assujettis au nazisme, auxquels certains ajoutent une nouvelle génération de fantômes, ceux des intellectuels est-allemands inféodés au bolchevisme stalinien. Ici une tentative de synthèse et de mise au point, pour ceux qui aiment comprendre ce que cachent les cauchemars de revenants.
Dans Was bleibt, récit d’une petite centaine de pages, Christa Wolf décrit une de ces crises d’identité comme elle en a thématisé beaucoup depuis Nachdenken über Christa T (Réflexions sur Christa T) en 1967. La maladie mortelle de Christa T., qui décède à trente ans d’une leucémie aux causes obscures, renvoyait à une autre sorte de maladie et de mort, la maladie d’un socialisme dégénéré en régime bloqué et la mort d’une utopie en laquelle la jeune femme avait cru. Vingt-six ans plus tard, Kassandra prophétisait bien davantage que la chute de Troie : celle d’un régime en voie d’auto-destruction annoncée. Ce qui est nouveau avec Was bleibt, c’est que, signe des temps, l’auteur y renonce au déplacement métaphorique. Pour la première fois, pas besoin de grille de lecture, ni de décryptage entre les lignes. La crise d’identité qui y est décrite est celle de l’écrivain elle-même, hôte de la Friedrichstrasse où elle habite, pourvue de deux filles et d’un mari dont elle n’essaie pas de nous faire croire qu’ils sont inventés. Pour un peu, tout y serait nommé, de sorte que ce qui ne l’est pas doit être compris comme étant innommable. C’est le cas de ces jeunes hommes, deux, parfois trois, qui nuit et jour, à bord d’une Wartburg tantôt verte, tantôt bleue, tantôt blanche, viennent prendre leur poste sous les fenêtres de l’écrivain.
Cela suffirait à nous faire comprendre de quel genre ce récit relève : le témoignage.
Christa Wolf nous avait habitués à une structure de récit a posteriori : l’issue de l’histoire était le plus souvent connue d’avance. Christa T. aurait vécu et mourrait, Troie aurait été libre et tomberait. Le dernier livre de Wolf ne déroge pas complètement à cette perspective future antérieure : « Ce que je voulais savoir, prévient-elle dès la première page, c’est comment dans dix ou vingt ans je repenserais à cette journée nouvelle, pas encore vécue[[Christa Wolf, Was bleibt, Luchterhand Literaturverlag, 1990, p. 7, 8, 25, 32, traduction de la rédactrice.. » Mais, à la différence des autres histoires, celle de l’écrivain n’a pas d’issue certaine. Cette incertitude nous engage dans le chemin d’un témoignage à voix fragile, qui ne cherche pas à simuler une force ou une clairvoyance qu’elle ne détient pas. Dans ce futur antérieur-là, l’incertitude du futur sert à dire que dans l’antérieur, il n’y a pas de réalité tangible à décrire, mais un mélange de vécu et de pensable. « Trouverai-je un jour ma véritable voix » ; la question n’a pas de réponse. La crise d’identité s’articule autour d’une crise du langage et se noue là où les mots ne peuvent ni se trouver, ni même se taire. La narratrice tente de traquer les dégâts de la censure et de l’auto-censure, ces deux aliénations de sa propre voix, dont les jeunes hommes en bas dans leur voiture sont les vecteurs. Son téléphone est sur écoute, on ne peut causer de rien avec l’ami qui appelle. Quand une jeune femme sortie de prison vient la voir, elle débranche le téléphone et renonce imprudemment à mettre la radio. Mais surtout, lors d’une lecture publique le soir-même, elle fait tout ce qu’elle peut pour éviter aux participants de poser des questions compromettantes. Entre censure et auto-censure, la corde raide de l’ambiguïté est tendue au-dessus d’un gouffre qui s’appelle : se taire.
Et ce n’est encore rien. Car il faut encore décrire, du mieux que l’on peut, le désir profond que l’on a de réduire tout cela à une broutille de dispute familiale. Le désir de rester en accord malgré tout. Et la contamination qui, jour après jour, vous pousse à vous comporter comme l’ennemi, à l’épier comme il vous épie, à s’inquiéter de lui comme il s’inquiète de vous. Le premier mouvement de la narratrice le matin en se levant est de se rendre à sa fenêtre : les jeunes hommes sont-ils là ? Elle porte attention aux détails de leurs vêtements, aux saucisses qu’ils mangent à midi, au thermos de café chaud qu’ils ont peut-être emporté, à la calvitie de l’un d’entre eux que, depuis sa fenêtre, elle découvre sans doute avant sa propre femme. Elle résiste mal à la tentation de leur adresser un petit signe de connivence, ou de leur faire un brin de causette, oh, sur rien d’officiel, bien entendu, mais on pourrait toujours causer du temps ou de la famille. Tout cela ressemble fort aux réactions de l’enfant qui, après une réprimande, espère avant de se coucher le sourire de son père qui effacera la brouille. Il y a chez la narratrice, comme chez bien d’autres, un désir éperdu d’être en accord, de se soumettre et de calomnier ceux qui n’ont pas le bonheur d’être dans le pacte. « Seulement, les uns le savaient, les autres ne le savaient pas,. » Les uns, aussi, le disent, et les autres ne le disent pas.
La mauvaise conscience partout affleure, portée par le sentiment de collaborer avec l’innommable dont il est question, l’incapacité à nommer devenant tout à la fois la cause, le symptôme et l’expression de la culpabilité. Le terme de Stasi n’est pas une seule fois mentionné. La narratrice se débat contre sa mauvaise conscience, tantôt par des rêves de soumission, tantôt par des rêves de résistance héroïque. Si elle imagine des discussions anodines avec les jeunes hommes de la Wartburg, elle invente également des scénarios d’interrogatoires musclés, auxquels il serait si doux de savoir résister. Mais il n’y a pas d’interrogatoires musclés, pas plus qu’il n’y a de discussions anodines : la difficulté de dire se confond avec la difficulté de prendre clairement position face à une violence qui n’est pas ouverte. Le sang pulse dans des abcès qui ne se débrident pas.
La narratrice ne s’élève au-dessus de ce magma d’impuissance que pour des considérations d’ordre général sur le bonheur d’être née et le désespoir de n’avoir pas vécu. Et elle atteint là le point d’aboutissement ultime de sa réflexion quittant le terrain fangeux entre collaboration coupable et résistance impossible, elle s’interroge sur ce que signifie une vie passée ainsi sur les sièges d’une Wartburg, à attendre que le temps s’écoule comme s’il n’était pas mesuré aux hommes. Elle touche là au plus près du malaise : dépeignant une société qui réduit des forces vives à l’immobilisme de l’espionnage, elle parle d’un monde irréel, irréel parce qu’il se croit éternel. Mais il ne s’agit pas seulement des occupants de la Wartburg : il s’agit d’elle aussi, et des autres, proches ou moins proches : « C’est ainsi que nous parlions à côté du véritable texte’. » Si tous ces gens, en effet, pratiquent une résistance qui n’est que rêverie éveillée, ils se parlent surtout d’un monde qui n’existe pas.
Ce livre, assurément, fournissait bien des bâtons pour faire battre son auteur. Le 2 juin 1990, le jeune rédacteur en chef des pages littéraires du Frankfurter Allgemeine publiait un article très critique[[Frank Shirrmacher, « Dent Druck des härteren, strengeren Lebens standhalten “, in : Frankfurter Allgemeine Zeitung, 2 juin 1990.. L’argumentation de Frank Schirrmacher visait moins le contenu du livre que l’attitude politique de l’auteur. Dans son premier roman en 1961, Christa Wolf décrivait la fuite d’un jeune homme à l’Ouest, juste avant la construction du mur, tandis que sa fiancée, socialiste convaincue et engagée, décidait de rester : « S’il [Manfred était resté ici [… », pensait ensuite Rita, « aujourd’hui, il serait bien obligé de venir à bout de tout » (Der geteilte Hiinmel, Le ciel partagé). Christa Wolf interprétait en l’occurrence la fuite hors de R.D.A. comme le réflexe irrationnel de quelqu’un aux prises avec des difficultés psychologiques. Trente ans plus tard, dit Schirrmacher, l’attitude de Wolf sur ce point n’a pas varié d’un pouce : pour elle, la fuite n’est pas un geste de désespoir politique, mais une lâche dérobade. Pour Wolf, la R.D.A. était certes un lieu de conflits, mais de conflits d’une autre sorte qu’à l’Ouest, plus productifs ; en tout état de cause, il était plus noble et plus courageux de ne pas les fuir. Ainsi, expliquait Schirrmacher, Christa Wolf semble avoir méconnu la différence de nature qui existe entre des conflits politiques et des conflits familiaux. Elle voit la R.D.A. comme une sorte de grande famille, calquée sur le modèle autoritaire de la petite bourgeoisie, une famille à couteaux tirés, mais une famille quand même.
Ce qui est en cause, c’est donc le rapport de Christa Wolf et de certains de ses concitoyens intellectuels à l’État de la R.D.A. Incapable de concevoir la société moderne comme un système compliqué de groupes en concurrence les uns avec les autres, elle est, toujours selon Schirrmacher, tombée dans le piège d’un aveuglement comparable à celui de certains intellectuels à l’époque du nazisme. Si ces derniers avaient été séduits et abusés par des mots d’ordre camouflant une réalité atrocement destructrice, de la même façon, les mots de « solidarité » ou « socialisme » ont suffi à abuser et séduire des intellectuels qui ne voulaient pas prendre conscience de ce qu’ils cachaient. Ce faisant, Christa Wolf est typique d’une génération grandie sous le Ille Reich, qui a cru changer de bord en vouant allégeance au régime de R.D.A. Cette allégeance a permis aux intellectuels dits engagés de pratiquer a posteriori la résistance manquée contre le nazisme. Schirrmacher souligne au passage que Wolf n’a jamais pris officiellement position par rapport aux événements marquants : le 17 juin 1953, l’entrée des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie, la construction du mur.
En ce qui concerne plus précisément Was bleibt, Schirrmacher reproche à ce livre sa date de parution, trop tardive pour affecter la Stasi. Il veut croire que la renommée de Christa Wolf était en 1979 déjà telle qu’une publication aurait été non seulement possible, mais aussi efficace. Par ailleurs, il juge dommageable que ce texte ait été retravaillé en 1989 à la lumière, donc, des événements entraînant la chute du régime et de la Stasi ; et retravaillé sans que les passages retravaillés ne soient expressément désignés au jugement du public. La vérité qu’il recèle perd à ses yeux toute valeur, du fait qu’il s’agit d’une vérité reconstruite après-coup. L’auteur ne souhaitait-elle pas surtout se refaire une virginité politique ?
Pour Schirrmacher, l’attitude politique de Christa Wolf a donc toujours été entachée d’une fâcheuse ambiguïté, que la publication quasi opportuniste de son dernier livre est seulement venue confirmer. Cette ambiguïté a fait de Wolf le vecteur de tous les espoirs : à lire entre les lignes, on peut prêter à un auteur bien des courages qu’il n’a pas eus réellement. Bas les masques !, dit en substance Schirrmacher, avant d’expliquer que les intellectuels de R.D.A. se sont fourvoyés, qu’ils ont vécu en dehors du monde réel, et que certains, comme Christa Wolf, semblent même ne jamais avoir compris qu’ils vivaient dans un régime totalitaire.
Après avoir ainsi mis en cause la probité politique des intellectuels de R.D.A., Schirrmacher s’en prend, six mois plus tard, aux intellectuels moraux de la République Fédérale. Dans un article du Faz intitulé : « Adieu à la littérature de la République fédérale », il proclame la fin des intellectuels engagés. La publication de cet article ne coïncide pas fortuitement avec l’unification de l’Allemagne. Comment se fait-il, demande Schirrmacher, qu’après Grass et Boll, plus aucun écrivain n’ait acquis en R.E A. de stature nationale ? Ce n’est ni par manque de talent, ni par manque de candidats. La littérature engagée de l’après-guerre a eu, en Allemagne de l’Ouest autant qu’en Allemagne de l’Est, pour fonction de fonder de nouvelles identités nationales après l’effondrement du Ille Reich. Le fait était patent à l’Est, où le programme officiel du Bitterfelder Weg avait clairement appelé les auteurs à produire une littérature réaliste socialiste, avec rapprochement des intellectuels et des travailleurs, ainsi que des héros positifs facilitant l’identification du lecteur au modèle socialiste ; mais cela n’en était pas moins vrai à l’Ouest, où la résistance manquée contre le nazisme exigeait que les intellectuels fassent assaut de convictions engagées. C’est ainsi que la littérature était assujettie à un but extérieur à elle-même, et chargée d’une mission politique étrangère à sa nature. Bien plus : elle aurait en quelque sorte fini par n’être plus jugée que sur ses seules qualités politiques. De là la stature d’un Bôll, par exemple, après qui la littérature des plus jeunes ne pouvait plus faire figure que de plagiat plus ou moins réussi. Or, voici que point une nouvelle heure zéro de l’Histoire allemande, occasion rêvée de dénoncer cette imbrication abusive de la littérature et du politique. Schirrmacher milite pour une littérature nouvelle, affranchie de sa mission non-esthétique, c’est-à-dire politique.
Cette thèse fut également soutenue, au même moment, par Ullrich Greiner, dans les colonnes du Zeit. Pour Greiner, les écrivains de part et d’autre du mur ont trop longtemps dévalorisé la dimension esthétique de l’art au profit de sa mission politique. C’était le cas du groupe 47, de Bôll, Grass et Wallraff, mais aussi de Christa Wolf, dont le livre sur l’accident nucléaire de Tchernobyl, Störfall, est dénoncé comme une oeuvre de pur kitsch politique. En outre, dit Greiner, ces intellectuels engagés n’ont pas été les souffre-douleur politiques qu’ils prétendent avoir été : légende que tout cela ! Ils ont au contraire bénéficié d’une grande popularité ; personne ne pleurera donc la fin de ces pseudo-martyrs poseurs.
La mise en cause des intellectuels de R.D.A. se voit donc complétée, quelques mois plus tard, par une tentative de liquider la littérature engagée de R.F.A. Les deux processus convergent vers l’affirmation d’une volonté de faire table rase au moment où se profile une seconde «heure zéro » de l’histoire allemande d’après-guerre.
Ce débat sur les rapports entre le politique et le littéraire a atteint en quelques semaines une grande acuité, au point d’occuper quelquefois la une de ces grands journaux. La virulence des attaques et des contre-attaques a mobilisé toute l’intelligentsia allemande. Mais il semblerait que l’éminence grise du mouvement ne soit autre que Bohrer, rédacteur en chef d’un journal littéraire, le Merkur. En janvier 1990, Bohrer tentait déjà de poser les bases de ce que serait une nouvelle littérature allemande, avec un retour à des modèles et des traditions abandonnés sous la pression des événements politiques de l’après-guerre : Jünger, Nietzsche, Schlegel, Novalis, un alliage de romantisme et de fantastique qui remettrait à l’honneur une modernité esthétique, et anti-gauche parce que nationaliste. Bohrer déplore le provincialisme allemand et envie par exemple à la France les élites intellectuelles de sa capitale. Pour lui, la reconstitution d’une nation allemande unifiée est un processus inévitable et seul capable de guérir la littérature allemande de son provincialisme. Bohrer va plus loin que Schirrmacher ou Greiner : il ne défend pas l’idée d’un retour de l’art pour l’art, mais une association différente, élitiste, nationaliste, du politique et du littéraire.
Cette polémique autour de la définition du rôle des intellectuels, déclenchée par la critique du dernier livre de Christa Wolf, a largement débordé son sujet initial, et servi de point de rencontre à bien d’autres préoccupations, dont le précédent résumé ne donne qu’un petit aperçu. Le sentiment qui néanmoins sous-tend le débat est celui de l’échec, ou de l’impuissance, des intellectuels face aux événements de 1989 et 1990. Ceux qui, comme Grass[[Günter Grass, Kurze Rede eines vaterlandslosen Gesellen, in: Die Zeit, 9 février 1990., prétendaient qu’après Auschwitz, l’Allemagne n’avait plus le droit d’être unifiée, ont été débordés par les initiatives politiques nationales et internationales : le plan d’unification de Kohl, les accords quadripartites pour la restauration de la souveraineté allemande, le retrait des troupes soviétiques, le référendum est-allemand du 18 mars 1990. De l’autre côté du mur, ceux qui, comme Christa Wolf, avaient appelé leurs concitoyens à manifester pacifiquement contre le régime, mais aussi à rester pour explorer ensemble une troisième voie politique[[Christa Wolf, discours du 8 novembre 1989, in: Im Dialog, Sammlung Luchterhand, p. 169., se sont aussi très rapidement trouvés en minorité. L’inefficacité de ces intellectuels à infléchir le cours des événements leur a valu d’être accusés d’« éloignement de la réalité ». Or il est flagrant que cette dénonciation de leur échec relève plus de l’affirmation urgente que d’une analyse patiente et détaillée, incluant le long terme, des voies par lesquelles des idées jugées initialement utopiques font leur chemin. La rapidité du changement est probablement cause de cette urgence à condamner : on veut croire que, du jour au lendemain, les intellectuels ont été dépouillés de la mission politique qu’ils pensaient détenir et que leur échec a révélé la place réelle qu’ils occupaient dans le champ des prises de décision : réduits au rôle du fou du roi, quand ils croyaient être eux-mêmes le roi.
Il n’en reste pas moins que, dans l’immédiat, l’échec politique d’un Günter Grass ou d’une Christa Wolf est patent. C’est que, comme le souligne Ernst Müller dans un article consacré au sujet[[Ernst Muller, Thesen zum politischen Ort der Intellektuellen in der D.D.R., in Der deutsch-deutsche Literaturstreit, p. 24 et suivantes., la disparition de la R.D.A. est moins due à des facteurs idéologiques qu’à des causes économiques. De plus, la « révolution » de 1989 a été plus la conséquence d’événements extérieurs que d’une véritable révolution intérieure. Socialiste par suite de l’occupation soviétique, le pays a quitté le champ de cette occupation quand celle-ci est devenue impossible, quand la politique soviétique en a décidé autrement et quand des dizaines de milliers de citoyens ont quitté la R.D.A. via la Hongrie et l’Autriche. L’illusion selon laquelle les intellectuels pouvaient mener la danse n’a pas résisté à l’épreuve des faits ; et avec elle, c’est toute une série d’autres illusions qui se sont effondrées.
Ernst Muller rappelle qu’en R.D.A., la conception de l’économie et de la production avait depuis longtemps cessé de faire du «socialisme réel » une véritable alternative à la société capitaliste. En effet, les valeurs qui orientaient cette production ne différaient pas des valeurs capitalistes ; les techniques de production et la conception du « progrès technique » étaient les mêmes qu’à l’Ouest. Tout au plus s’efforçait-on d’atteindre par des moyens différents des buts similaires : augmentation du niveau de vie, compétitivité, modernisation. De l’idée d’une société alternative, il ne restait plus que les domaines de la distribution et des droits sociaux. Les alternatives radicales, proposées par la gauche avant-gardiste des années 20, avaient été éliminées. De la même façon, on a assisté peu à peu à la mise à l’écart d’un autre type possible d’intellectuel.
Müller se réfère à Gramsci[[Antonio Gramsci, Cahiers de prison et aussi Rudolf Bahro. et à sa conception « défétichisee » de l’intellectuel, qui ne serait plus membre d’une caste isolée, mais secteur à part entière de la société. Le Bitterfelder Weg était une tentative de mise à l’honneur des ouvriersécrivains et des écrivains à l’usine. Mais dès lors que les intellectuels ont été officiellement sollicités pour orienter les masses vers des modèles d’identification productifs, ils se sont reconstitués en caste à part, presque extra-territoriale, dont le Schriftstellerverband, association des écrivains, était l’institution représentative. Cet isolement en caste, associé à la conscience d’être porteurs d’une mission politique, expliquerait tout à la fois l’illusion de participer activement aux prises de décision politiques et cet éloignement de la société réelle qui sera par la suite reproché à Christa Wolf.
En R.D.A., la position de l’écrivain était en outre un compromis hasardeux entre une conception de l’intellectuel comme compagnon du parti et une conception proche de la figure de l’intellectuel universel du XIXe siècle. Klaus-Michael Bogdal[[Klaus-Michael Bogdal, Wer dart sprechen ?, in Der deutsch-deutsche Literaturstreit, p 40 et suivantes. souligne la dimension périlleuse de ce compromis. En effet, l’intellectuel universel hérité des Lumières ne constitue une instance morale que parce qu’il est dégagé de tout lien politique et institutionnel ; sa solitude est la pierre de touche de sa force morale. Faire reprendre le flambeau par les écrivains compagnons du S.E.D. relevait de la gageure ; et pourtant, cette tradition de l’intellectuel universel, portée par les écrivains exilés sous le nazisme, était tellement vivante que le mythe a survécu à son mélange avec l’intellectuel stalinien. Que l’on songe, à ce propos, à l’importance d’une Anna Seghers pour Christa Wolf. Sous l’intellectuel-compagnon du S.E.D., l’intellectuel universel n’a cessé de réapparaître, même après le congrès des écrivains de 1969, où la ligne officielle définissait on ne peut plus clairement que le jeu de balance entre intellectuel universel et intellectuel inféodé au parti basculait du côté de ce dernier. La résistance d’une Christa Wolf peut donc être analysée comme une succession d’efforts pour ne pas tuer le premier sous le poids de l’allégeance exigée du second. Toutefois, l’ambiguïté demeure, inhérente à la situation institutionnelle. Bien des critiques ont rappelé la position extraordinaire de ces intellectuels interdits de publication, censurés ou expulsés, mais par ailleurs matériellement mis à l’abri du besoin, et quelquefois, c’est le cas de Christa Wolf, traités comme les figures de proue du régime. Cette ambiguïté expliquerait à elle seule que la R.D.A., contrairement à l’Union Soviétique ou à d’autres pays du bloc de l’Est, ait produit des dissidents, et non des opposants. Ces dissidents, protégés par leur isolement et illusionnés sur leur puissance politique, se sont retrouvés sur le carreau quand les manifestants de R.D.A., en novembre 1989, ont basculé, eux, dans une opposition non larvée en cessant de crier : « Nous sommes le peuple » pour proclamer : « Nous sommes un peuple »[[Cf. Uwe Kolbe, Die Heimat der Dissidenten, id. p. 33 et suivantes..
Sur la question du pouvoir politique des intellectuels, le débat littéraire allemand oscille entre des affirmations d’impuissance (pour cause d’étrangeté au monde réel ou de collaboration avec le régime) et une foi latente, renouvelée, dans l’idée que les intellectuels auraient la faculté de commander aux événements.
Selon Irene Heidelberger-Leonhard[[Irene Heidelberger-Leonhard, Der Literaturstreit – ein Hisiorikerstreit int gesamtdeutschen Kostüm ? id. p. 69 et suivantes., l’affirmation de collaboration constitue le renouveau d’un débat révisionniste, à l’oeuvre dans la presse depuis l’accession de Kohl au pouvoir. Pour ceux qui ne veulent voir en Auschwitz qu’une «erreur » dans l’histoire de l’Allemange, jeter la pierre aux intellectuels «collaborateurs » de l’Est serait un moyen de décharger leur culpabilité par rapport au nazisme. Un déplacement de terrain, rien de plus, mais rien de moins non plus. Elle dénonce, dans cette perspective, la tentation largement répandue d’assimiler la R.D.A. au IIIe Reich, assimilation pratique parce qu’elle autorise un mouvement de réaction dans le sens du révisionnisme. Le débat littéraire en cours ne viendrait que renforcer un débat d’historiens (« Historikerstreit ») déjà engagé auparavant et dans lequel, vers 1987, les révisionnistes avaient perdu la bataille. Pourtant, prévient-elle, la victoire des anti-révisionnistes pourrait bien n’avoir été qu’une victoire à la Pyrrhus, puisque la chute de la R.D.A. donne aux révisionnistes, sous couvert de débat littéraire, des arguments pour plaider le retour d’une Allemagne nationaliste.
A l’opposé, certains de ceux qui critiquent la parution tardive et douteuse du livre de Christa Wolf sur la Stasi, le font au nom d’arguments qui prêtent aux intellectuels un pouvoir qu’ils ne détiennent peut-être pas. C’est en particulier le cas de Schirrmacher, qui veut croire que si ce livre avait été publié en 1979, il aurait pu influer sur le cours des choses. Un seul livre contre toute la Stasi et l’État S.E.D. ? On peut douter du bien-fondé de cet argument. De la même façon, s’en prendre avec cette virulence aux intellectuels revient à leur conférer une importante politique de premier plan, ce qui est étrange de la part de ceux qui dénoncent leur isolement de la réalité et leur aveuglement de caste. La vérité est que les livres de Christa Wolf ont toujours marqué la frontière exacte entre ce qui était accepté par le parti et ce qui ne l’était pas. Elle n’a pas cherché à publier Was bleibt en 1979; en revanche, Kein Ort, nirgends (Aucun lieu, nulle part), écrit à la même époque, l’a été. Autrement dit, un constat à mots ouverts était interdit ; mais on pouvait se replier sur l’intériorité et décrire le désarroi de Kleist et Günderrode, ces romantiques qui, parce que la voie politique leur était barrée, se sont tournés vers l’exploration intérieure et le suicide. D’autres, comme Rainer Kunze, n’ont pas respecté cette limite et ont été expulsés.
La tentation d’attribuer aux intellectuels un pouvoir politique dont on affirme dans le même instant qu’ils sont privés, cette tentation est probablement ravivée au moment où, l’histoire de l’Allemagne connaissant un grand tournant, on pourrait voir renaître les grandes figures d’intellectuels engagés telles que l’après-guerre en avait produit. C’est peut-être oublier un peu vite que l’époque n’est plus où un Adenauer suscitait par sa stature une contre-figure qui s’appelait Böll. A l’Ouest, les scandales politiques sont désormais moins dénoncés par Wallraff que par la presse, la justice, Greenpeace ou Amnesty International. La perte d’aura de l’intellectuel engagé n’est peutêtre rien d’autre que le pendant de l’émergence de ce « patriotisme constitutionnel » dont parle Jürgen Habermas[[Jürgen Habermas, Vom Öffentlichen Gebrauch der Historie, in: Die Zeit, 7 novembre 1990.. Ce serait alors le signe d’un progrès démocratique, avec une confiance accrue des citoyens dans la faculté de régulation des institutions politiques et sociales. Est-ce la raison pour laquelle on se tourne vers Christa Wolf ou Christoph Hein, écrivains de l’Est, dans l’espoir nostalgique de ressusciter les grandes figures intellectuelles ? Mais ils se taisent, et Christa Wolf se vit maintenant assurément moins comme pourfendeuse de l’injustice que comme victime d’une chasse aux sorcières. Ses récentes déclarations sur sa collaboration informelle avec la Stasi entre 1959 et 1962 et sur la « liquidation» de la littérature de R.D.A. par la critique de l’Ouest, tendent à accréditer l’hypothèse d’un sentiment de persécution.
Ce débat plein de paradoxes, qui divise la gauche comme la droite sans distinction d’appartenance partisane, fait écho à bien d’autres débats de cette sorte dans l’histoire allemande. C’est une sorte de spécificité nationale que d’expérimenter sur le terrain de la littérature ce dont on ne vient pas à bout sur le terrain politique. Mais bien que les « Ossis » s’insurgent contre l’arrogance des critiques « Wessis » qui jugent ce qu’ils ne connaissent pas, on doit probablement voir, dans cette appropriation virulente de la vie littéraire est-allemande par l’ensemble de la presse, un acte d’identification à l’ex-voisin dont le caractère amoureux exacerbé ne permet pas de conclure, comme le dénonce Christa Wolf, à la volonté de liquider purement et simplement la littérature de R.D.A. La curée pourrait bien ne pas être ce qu’elle paraît : ne serait-elle pas plutôt l’acte désespéré de la Penthésilée de Kleist qui, amoureuse d’Achille, ne trouve pas d’autre moyen de l’aimer que de le dévorer? Oui, c’est cela : il me semble bien, au contraire de ce qui est affirmé, que c’est aujourd’hui l’Allemagne tout entière qui pleure le deuil de cette littérature et qui attend de ce qu’il en reste des preuves de moralité politique qu’elle désespère de trouver ailleurs. Peut-être même espère-t-on d’une Christa Wolf la résurrection de cette utopie que l’on prétend enterrée ? Voilà de quoi laisser songeurs ceux qui veulent voir dans le « patriotisme constitutionnel » défini par Habermas des raisons d’être optimiste sur l’avenir de la démocratie : quand les intellectuels sont sollicités d’une façon aussi pressante, c’est que quelque chose, dans les fameuses institutions régulatrices de la République, ne fonctionne pas tout à fait comme il le faudrait.