À propos de l’ontologie politique de Jacques RancièrePar rapport au « renversement » qui, comme dans la dialectique, s’opère entre deux choses ayant le même niveau de substantialité, l’« inversion » fonde une ontologie paradoxale où les choses à inverser ne préexistent pas à l’inversion elle-même. Tel est le sens d’une thèse ontologique largement partagée dans le marxisme d’aujourd’hui : le primat de la lutte de classes sur les classes. Tout en discernant nettement la différence du renversement et de l’inversion dans Le Capital, Jacques Rancière ne cesse de poser la question de savoir si le clivage des deux opérations est possible sans recours au « kautskisme » qui l’introduit dans la lutte de l’extérieur de la lutte, ce qui dénie purement et simplement le primat ontologique de la lutte. La solution donnée par lui est inouïe : radicalisant d’un côté l’inversion en tant que politique identique à la subjectivation, dans laquelle il n’y a plus de « constitué », et restituant de l’autre le renversement en tant qu’activité de l’imagination qui se différencie perpétuellement de soi comme dans le « rêve ouvrier » ou la « parole hérétique », il fait de ces deux opérations les conditions réciproques pour que l’une et l’autre viennent au jour.
“Reversal”, in dialectics, takes place between two things located on the same level of substantiality, while “inversion” participates in a paradoxical ontology where the things to be inverted do not pre-exist the inversion itself. Such is the meaning of an ontological thesis largely shared by today’s Marxism: the primacy of class struggle over classes. While making a clear distinction between the two in The Capital, Jacques Rancière insistently asks whether these two operations can be separated without resorting to “kautskism”, which introduces it within the struggle from the exterior of the struggle, thus denying the ontological primacy of struggle. The solution he provides is unheard of: on the one hand, he radicalises inversion as a politics of subjectivation within which there no longer is any “constituted”; on the other hand, he reconfigures the reversal as an activity of the imagination which perpetually differs from itself, as in “labor’s dream” or in “heretical speech”. He thus presents these two operations as mutually conditioning and producing each other.
Pour Jacques Rancière, les travaux de Toni Negri n’indiquent qu’un retour à l’anthropologie feuerbachienne où, tous trois ramenés à l’aliénation de l’essence humaine, l’économique, le politique et l’esthétique sont indiscernables comme les vaches dans la nuit([[« Peuple ou multitudes ? » (entretien avec Éric Alliez), Multitudes 9.) ; quant à ceux de Gilles Deleuze, ils ne peuvent qu’être poétiques puisque alors « on ne passe, de l’incantation multitudinaire de l’Être, vers aucune justice politique »([[« Deleuze, Bartleby et la formule littéraire », La chair des mots, 1998, p. 202.). Mais l’ontologie comme telle n’a pas de place dans le classement des « philosophies politiques » proposé dans La Mésentente : archi-politique, para-politique et méta-politique. Concept philosophique trop vaste, position politique trop mineure pour pouvoir s’y insérer ? Ou faut-il l’assimiler à la « philosophie politique » en général qui, selon Rancière, veut dénier la facticité anarchique de la démocratie, et donc la politique elle-même, et supprimer ainsi la différence entre politique et police ?
Tournant ontologique ou « amphibologie » de la Verkehrung
Dans un sens très précis du terme, historiquement déterminé, il y a pourtant bien dans La Mésentente une thèse « ontologique » : « Il n’y a pas de la politique simplement parce que les pauvres s’opposent aux riches. Il faut bien plutôt dire que c’est la politique (…) qui fait exister les pauvres comme entité » (p. 31) ; « les parties ne préexistent pas au conflit qu’elles nomment » (p. 49). Ontologique au sens de la thèse althussérienne de 1973([[Réponse à John Lewis, Maspero 1973. ): « La lutte des classes et l’existence des classes sont une seule et même chose. Pour qu’il y ait des classes dans une
Cette thèse ontologique implique un paradoxe : les agents mis en rapport n’existent pas avant ce rapport, défini comme leur rapport réciproque. Il n’y avait pas de place pour un tel paradoxe, produit par inversion (du primat des termes à celui du rapport), dans le renversement platonicien ou dialectique entre le ciel et la terre, l’idéel et le matériel, voire le sujet et l’objet : les deux termes étaient substantiels, et leur rapport – le renversement – non-substantiel. Par l’opération d’inversion, l’ontologie met en rapport direct le substantiel et le non-substantiel, et donne même à ce dernier la puissance de faire surgir le substantiel, ce que laisse entendre l’idée de « primauté ». On peut alors constater que, dans sa contribution à Lire le Capital([[« Le concept de critique et la critique de l’économie politique des
Peut être parce que l’ontologisation n’a pas été suffisante – telle est, nous semble-t-il, la réponse de Rancière quatre ans plus tard, une fois consommée sa rupture avec l’« althussérisme » : « Il ne suffit pas de dire en effet du fétichisme qu’il est manifestation-dissimulation des rapports de production (comme je l’avais fait dans Lire Le Capital). Ce que le fétichisme dissimule de façon spécifique, c’est le caractère antagoniste des rapports de production (…) Elle [= la structure du fétichisme dissimule sa nature contradictoire, et cette contradiction est une contradiction de classes » (p. 236). L’inversion en effet n’a pas été opérée entre « lutte » et « classe », et le « rapport » (ou la structure) paraît statique, non encore dynamisé, susceptible en ce sens d’être plus substantiel que la « lutte ». Mais l’article de Lire Le Capital parlait déjà de l’« inversion du mouvement réel »(p. 184). Et, aux yeux du Rancière de 1974, dans son livre de rupture avec son maître, la chose paraît bien pire : si la séparation en question, la dissolution de l’« amphibologie » de la Verkehrung, la purification de la « science » peut s’opérer nettement, cela n’est-il pas contradictoire avec le primat de la lutte lui-même ? : est-ce autre chose qu’une forme de « kautskisme » ? Car la nette séparation tardive témoigne, rétrospectivement, du fait que ce qui doit être ontologiquement premier ne l’était pas en réalité, puisque incapable de faire acte de primauté : si « les idées fausses viennent de la pratique sociale », si la lutte de classe n’assure pas la rupture intellectuelle, « la science ne peut se fonder que d’un point extérieur aux illusions de la pratique »(p. 96). L’auteur ne cessera de dénoncer la même difficulté : « la science est un phénomène inexplicable. L’idéologie est expliquée, surexpliquée même : fabrication d’imitations, imitation de fabrications, banalité même de la réalité usinière de l’ordre social. La science, elle, est accident, coup de dés improbable dans le jeu réglé des fabrications et des imitations. Elle est l’invraisemblable non-lieu de tous les lieux »([[Le philosophe et ses pauvres, 1983, p. 116.). L’inversion qui fonde l’ontologie ne s’opère jamais ontologiquement, c’est-à-dire à partir du « bouger » du fond : elle ne peut qu’advenir un jour on ne sait d’où, autrement dit elle peut advenir ou ne pas advenir demain, quoi qu’il arrive aujourd’hui. Si on en arrive par miracle à l’inversion, à ce non lieu, le primat ultime de l’Événement signifie bel et bien que de tout événement, on ne peut que l’attendre.
Sujet, subjectivation, politique
S’il en est ainsi il faudrait, pour maintenir la positivité du primat de la lutte, changer l’inversion elle-même, la déplacer ailleurs. Et l’on s’aperçoit en effet de deux changements frappants dans La mésentente.
1) Le « non-lieu », qui était jadis un signe de l’élitisme des intellectuels petits-bourgeois ou de l’accident métaphysique, en tout cas d’un « extérieur » inexplicable, cesse de l’être et même d’être un symptôme à déchiffrer de la difficulté théorique/ injustice politique, et devient un nom du sujet : le sujet est la « part des sans part », invisible et à ce titre inexistante dans l’ordre social où, toutes les parties et parts étant définies omnes et singulatim par le pouvoir dénommé police, toutes distribuées en fonctions et places, « il ne saurait y avoir de vide », où « il n’y a que du plein, des poids et des contre-poids » (p. 58) ; la subjectivation n’est donc que le geste de se faire visible, de mettre sur la scène cet écart du visible et de l’invisible. Le « peuple » ou le « prolétaire » est le sujet parce qu’il n’a pas de place dans la société, qu’il rend visible ce « non-lieu » par la mise en scène du litige sur la visibilité, et donc qu’il apparaît et disparaît dans l’« entre » de deux états du « partage du sensible » : lorsqu’il a une part, une place et une fonction, c’est-à-dire qu’il a son identité sociale, il n’est plus le sujet. Il doit demeurer dans le « non-lieu » de l’ordre social, il est affirmé en tant que désidentification, arrachement à la naturalité d’une place, et écart à soi.
2) D’un côté la « lutte de classe » traduite en « activité politique », et celle-ci purifiée comme « subjectivation » (la police fait seulement la gestion des choses dans la lutte, et jamais la moindre politique) ; de l’autre la « classe » reformulée en « sujet » au sens défini ci-dessus : dans le primat de la lutte sur les classes, le constituant et le constitué perdent tous deux la substantialité, le caractère présupposé de l’« être constitué ». En dépit de la continuité terminologique, le « prolétaire » n’est plus ce qu’il était : l’agent de production situé matériellement et sociologiquement dans le rapport de production, et constitué comme sujet politique à partir de sa place et proportionnellement à elle, bien qu’il soit dans la lutte. Il n’est que celui qui se constitue, se compose à partir d’un « rien » propre à lui, certes susceptible d’être déterminé historiquement, mais de toute façon semblable au rien tout court puisque son historicité n’explique nullement sa subjectivité. Il n’y a donc pas de « constitué » dans la politique ranciérienne, l’institution elle non plus n’est pas « constituée » : la politique « ne fait qu’un avec son institution. (…) La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien » (p. 31) ; autrement dit elle n’a pas d’institutionalité, sauf comme scène litigieuse du partage du sensible, laquelle n’existe que lorsque le litige est manifeste et qu’il y a de la politique en ce sens. Le pouvoir constituant de Rancière constitue le tout de la politique, mais le constitué n’est rien : « la politique n’est ainsi le nom de rien »(p. 58).
D’où une impression qui n’est pas forcément erronée : celle d’un formalisme touchant à la politique. Renonçant à se fonder sur quoi que ce soit de social, dont la réalité visible et dicible vient entièrement de la police, ne se réclamant jamais de l’épaisseur substantielle du sujet qui ferait de lui le principe constituant de toute objectivité, de toute substantialité, la politique ne se réserve, comme sa condition propre, que la formalité logique. En effet, « la politique n’a pas d’objets ou de questions qui lui soient propres. (…) Ce qui fait le caractère politique d’une action, ce n’est pas son objet ou le lieu où elle s’exerce mais uniquement sa forme, celle qui inscrit la vérification de l’égalité dans l’institution d’un litige »(p. 55). Le formalisme en politique implique, comme condition d’amorce de l’activité politique, la « libre décision » ou l’« axiome » : la politique n’a besoin d’aucune réalité propre, d’aucune nécessité interne pour se mettre au jour. Mais, bien entendu, cette mince réalité politique peut être très riche, car la police est incapable de toucher son autonomie, de conditionner la modalité du politique.
En tout cas, dans la mesure où il s’agit, dans l’inversion, du « constitutif », le problème lui-même n’a pas de lieu dans la politique ranciérienne. Nous sommes ainsi ramenés à la thèse althussérienne : « la lutte des classes et l’existence des classes sont une seule et même chose », pour la préciser. « La subjectivation et le sujet sont une seule et même chose », sous une condition déjà évidente : on entend « une seule et même chose » littéralement. Dans la mesure où il n’y a au dehors de la scène que le futur sujet, et où celui qui dort tout seul dans les ténèbres éternelles de la police n’est du moins pas encore l’« être parlant », le sujet n’existe que dans la subjectivation où il est en train de se mettre sur la scène d’une façon particulière, de s’y faire « mésentendre » : le sujet est celui qui se subjective en énonçant « ergo sum » en face d’un autrui disant : « tu n’existes pas ». Inversement, la subjectivation, elle, est déjà le sujet parce que c’est elle seule qui forme la subjectivité d’un sujet. Enfin on ne peut même pas dire que le sujet est « dans » la politique/subjectivation : on doit bien plutôt dire que le sujet « est » la politique. Le « sujet politique », c’est le nom de cette identité.
Repartage du sensible
N’y a-t-il donc plus du tout d’inversion chez Rancière ? Si. Son concept de « partage du sensible », le travail effectif de ce concept, nous l’annonce clairement. Le « partage du sensible », qui découpe les voix émises, en sélectionne la partie prenante de la parole et en déclasse l’autre partie en bruits et/ou simples expressions de plaisir ou de peine, et qui détermine ainsi les citoyens comme tels et les non-comptés parmi eux, vient exclusivement de la police. La politique intervient dans ce partage, autrement dit elle présuppose, pour se lancer dans son activité propre, l’opération policière : l’activité politique est « celle qui rompt la configuration sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans-part. Cette rupture se manifeste par une série d’actes qui refigurent l’espace où les parties, les parts et les absences de parts se définissaient » (p. 53, nous soulignons). La politique est en retard sur la police, et se manifeste/dissimule dans la reconfiguration d’un état du partage du sensible ou entre ses deux états : au niveau de la factualité, il n’y a que ce partage. Mais, regardé à partir de la logique policière, le même niveau nous dit précisément le contraire : il y a « une factualité toujours antécédente de la politique à l’égard de tout principe de la communauté » (p. 96). « C’est d’abord par rapport à la politique que la philosophie [dans le contexte, identique à la logique policière, dès le début,
« Imagination »
Il existe pourtant une particularité non négligeable chez ce philosophe. En dépit de son insistance sur l’essence logique de la politique et du « non-rapport » la constituant face à la police, insistance qui pourrait produire un formalisme en politique, le repartage du sensible, lui, ne se cache ou ne disparaît pas tant logiquement dans la ligne du partage qu’il trace, qu’il ne se dote pratiquement d’un domaine volumineux. C’est le « rêve ouvrier » dans La nuit des prolétaires, où il s’agissait avant tout « non pas de gratter les images pour que le vrai apparaisse mais de les faire bouger pour que d’autres figures s’y composent et s’y décomposent » (p. 22) ; c’est l’« histoire hérétique » dans Les noms de l’histoire, qui, en tant que « parole erratique non semblable à ce qui a été dit », « défait la
Prolétaire est finalement le nom triple 1) du vrai découvert au-dessous de l’illusion idéologique par la science de l’histoire ; 2) du sujet politique universalisant le « tort »/non-rapport/non-lieu sur la scène et organisant le litige ; et 3) de l’ouvrier réel qui invente imaginairement des arguments et des démonstrations sur son identité fausse pour les investir dans la politique, pour mettre en rapport le non-rapport et pour donner lieu au non-lieu. La définition : « une classe qui n’est plus une classe » prend par là même trois significations : 1) elle n’a rien aujourd’hui et aura tout demain, elle n’a qu’une seule chose à faire, la révolution, susceptible d’être toujours différée par ce rien du présent ; elle incarne 2) la pure hérésie, l’illogisme éternel du démos révolté contre la logique qui, comme telle, le nomme et l’identifie dans une communauté, et 3) la puissance débordante du présent. Comme concomitance de ces trois figures et fonctions, Prolétaire devient chez Rancière le nom d’une oscillation ou une caisse de résonance – détruisant en son propre intérieur l’une ou l’autre de ces trois figures, et produisant à l’extérieur de nouvelles images du sujet politique, pour lesquelles peu importe, peut-être, de savoir si elles ont toujours le nom de prolétaire. Il y a sûrement là un effet de l’ « amphibologie » inversion/renversement, car les deux processus s’entrelacent dans le processus de subjectivation : d’un côté le prolétaire, comme objet silencieux de la science, vérité incarnée de l’histoire et corps présent du futur idéal se renverse en sujet rêvant et pensant qui a pour chair l’imagination, et ce renversement qualitatif objet/sujet est amorcé par une révolte logique qui inverse horizontalement dans le « tort » exhibé sur la scène le rapport et le non-rapport, la part et le « sans part » et la classe et la lutte (le « tort » est un nom de l’inversion) ; mais de l’autre, pour que le prolétaire, ayant subi un « tort » et inversant son rapport au capital, prétende être le sujet illogique du tout logique, il faut que s’investisse son imagination démesurée à tel point que le moi ou le nous est assimilé au monde – et cette hypertrophie égocentriste n’a lieu que par le renversement imaginaire de sa pauvreté actuelle. La subjectivation est donc toujours logique et imaginaire.