Majeure 22. Philosophie politique des Multitudes (2)

Les aventures de la Verkehrung

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À propos de l’ontologie politique de Jacques RancièrePar rapport au « renversement » qui, comme dans la dialectique, s’opère entre deux choses ayant le même niveau de substantialité, l’« inversion » fonde une ontologie paradoxale où les choses à inverser ne préexistent pas à l’inversion elle-même. Tel est le sens d’une thèse ontologique largement partagée dans le marxisme d’aujourd’hui : le primat de la lutte de classes sur les classes. Tout en discernant nettement la différence du renversement et de l’inversion dans Le Capital, Jacques Rancière ne cesse de poser la question de savoir si le clivage des deux opérations est possible sans recours au « kautskisme » qui l’introduit dans la lutte de l’extérieur de la lutte, ce qui dénie purement et simplement le primat ontologique de la lutte. La solution donnée par lui est inouïe : radicalisant d’un côté l’inversion en tant que politique identique à la subjectivation, dans laquelle il n’y a plus de « constitué », et restituant de l’autre le renversement en tant qu’activité de l’imagination qui se différencie perpétuellement de soi comme dans le « rêve ouvrier » ou la « parole hérétique », il fait de ces deux opérations les conditions réciproques pour que l’une et l’autre viennent au jour.

“Reversal”, in dialectics, takes place between two things located on the same level of substantiality, while “inversion” participates in a paradoxical ontology where the things to be inverted do not pre-exist the inversion itself. Such is the meaning of an ontological thesis largely shared by today’s Marxism: the primacy of class struggle over classes. While making a clear distinction between the two in The Capital, Jacques Rancière insistently asks whether these two operations can be separated without resorting to “kautskism”, which introduces it within the struggle from the exterior of the struggle, thus denying the ontological primacy of struggle. The solution he provides is unheard of: on the one hand, he radicalises inversion as a politics of subjectivation within which there no longer is any “constituted”; on the other hand, he reconfigures the reversal as an activity of the imagination which perpetually differs from itself, as in “labor’s dream” or in “heretical speech”. He thus presents these two operations as mutually conditioning and producing each other.
Pour Jacques Rancière, les travaux de Toni Negri n’indiquent qu’un retour à l’anthropologie feuerbachienne où, tous trois ramenés à l’aliénation de l’essence humaine, l’économique, le politique et l’esthétique sont indiscernables comme les vaches dans la nuit([[« Peuple ou multitudes ? » (entretien avec Éric Alliez), Multitudes 9.) ; quant à ceux de Gilles Deleuze, ils ne peuvent qu’être poétiques puisque alors « on ne passe, de l’incantation multitudinaire de l’Être, vers aucune justice politique »([[« Deleuze, Bartleby et la formule littéraire », La chair des mots, 1998, p. 202.). Mais l’ontologie comme telle n’a pas de place dans le classement des « philosophies politiques » proposé dans La Mésentente : archi-politique, para-politique et méta-politique. Concept philosophique trop vaste, position politique trop mineure pour pouvoir s’y insérer ? Ou faut-il l’assimiler à la « philosophie politique » en général qui, selon Rancière, veut dénier la facticité anarchique de la démocratie, et donc la politique elle-même, et supprimer ainsi la différence entre politique et police ?

Tournant ontologique ou « amphibologie » de la Verkehrung

Dans un sens très précis du terme, historiquement déterminé, il y a pourtant bien dans La Mésentente une thèse « ontologique » : « Il n’y a pas de la politique simplement parce que les pauvres s’opposent aux riches. Il faut bien plutôt dire que c’est la politique (…) qui fait exister les pauvres comme entité » (p. 31) ; « les parties ne préexistent pas au conflit qu’elles nomment » (p. 49). Ontologique au sens de la thèse althussérienne de 1973([[Réponse à John Lewis, Maspero 1973. ): « La lutte des classes et l’existence des classes sont une seule et même chose. Pour qu’il y ait des classes dans une , il faut que la société soit divisée en classes : cette division ne se fait pas après coup, c’est l’exploitation d’une classe par une autre, c’est donc la lutte des classes, qui constitue la division en classes. (…) Il faut donc mettre la lutte des classes au premier rang » (pp. 29-30). Ce primat de la lutte des classes sur les classes, Althusser ne le reniera jamais, et Rancière le faisait déjà sien en 1969([[« Pour mémoire : sur la théorie de l’idéologie (1969) », in La leçon d’Althusser, Gallimard, 1974.) pour attaquer la célèbre théorie de l’idéologie de son ancien maître : chez Althusser écrivait-il « le concept d’idéologie peut être défini dans sa généralité avant qu’intervienne le concept de lutte de classes » (p. 230) ; « comment peut-elle [= l’analyse marxiste définir, après avoir proclamé que toute l’histoire de l’humanité est celle de la lutte des classes, des fonctions comme : assurer la cohésion sociale en général ? » (p. 231). Le « travail vivant », cette entité anthropologique du jeune Marx, est précédé chez Negri par l’« antagonisme » de classes (« le travail vivant est donc abstrait des éléments de sa propre réalité ; ce dépouillement complet, cette privation de toute objectivité font que le travail existe comme pure subjectivité »([[Marx au-delà de Marx, trad. française Christian Bourgois, 1979, p.130) ), même si, dans le « négrisme », il a parfois l’air d’être ontologiquement premier. Même chose pour la « révolution copernicienne » de Mario Tronti : « Nous avons considéré, nous aussi, le développement capitaliste tout d’abord, et après seulement les luttes ouvrières. C’est une erreur. Il faut renverser le problème, en changer le signe, et repartir du commencement : et le commencement, c’est la lutte de la classe ouvrière »([[« Lénine en Angleterre », in Ouvriers et Capital, trad. française Christian Bourgois, 1977, p.105.). L’ontologie en question est donc clairement définie : comme s’il s’agissait du primat de l’« être » sur l’« étant », le « bouger », qu’il soit appelé lutte, mouvement, changement, révolution ou interruption, précède ce qui bouge : les classes et leur relation structurelle.
Cette thèse ontologique implique un paradoxe : les agents mis en rapport n’existent pas avant ce rapport, défini comme leur rapport réciproque. Il n’y avait pas de place pour un tel paradoxe, produit par inversion (du primat des termes à celui du rapport), dans le renversement platonicien ou dialectique entre le ciel et la terre, l’idéel et le matériel, voire le sujet et l’objet : les deux termes étaient substantiels, et leur rapport – le renversement – non-substantiel. Par l’opération d’inversion, l’ontologie met en rapport direct le substantiel et le non-substantiel, et donne même à ce dernier la puissance de faire surgir le substantiel, ce que laisse entendre l’idée de « primauté ». On peut alors constater que, dans sa contribution à Lire le Capital([[« Le concept de critique et la critique de l’économie politique des au » in Althusser et al., Lire Le Capital, éd. PUF.), Rancière accordait déjà un rôle central à cette différence entre renversement et inversion et au paradoxe qui en découle. Il s’agit de l’ambiguïté du terme Verkehrung (inversion/renversement) toujours maintenue dans Le Capital, dans son analyse du fétichisme. D’un côté ce phénomène est décrit comme Verkehrung entre le subjectif et l’objectif selon le modèle du renversement : l’argent est puissant parce que l’essence humaine se déplace, sous une forme renversée, des hommes (ou de l’Homme) à l’argent. Comme s’il s’agissait de deux places vides, l’homme et l’argent sont occupés tour à tour par une essence substantielle émanant de l’un d’eux. Mais, d’un autre côté, Marx explique ce phénomène comme Verkehrung-inversion dans la proposition qui conclut l’analyse : l’argent est la manifestation/dissimulation du rapport de production. L’argent exprime en soi un rapport qui ne préexiste pas à cette expression, qui n’existe pas en dehors d’elle : ce qui est exprimé se dissimule dans ce qui exprime. Étant inversé et acquérant un statut « déterminant », le rapport de production devient « mystérieux » : la conclusion, « l’argent est le rapport de production », tirée de l’analyse scientifique des marchandises, ne dit-elle pas en effet que l’argent, ce corporel, est incorporel ? Si paradoxale soit elle, la manifestation/dissimulation, ou la Darstellung (expression) forme le noyau d’une scientificité nouvellement obtenue dans Le Capital, et c’est ce noyau que l’ambiguïté renversement/inversion rend tendanciellement indistinct, permettant au renversement de résoudre le paradoxe : « Marx tend constamment à les [= les deux Verkehrung confondre, à penser l’Entfremdung [aliénation du rapport capitaliste sur le modèle de l’aliénation du sujet substantiel, à penser la Verkehrung-inversion comme Verkehrung-renversement » (p.184). Plutôt que d’extraire de la confusion discursive et conceptuelle la modalité pure de l’inversion comme « science » fondée par Marx, la question réellement posée par Rancière est de savoir comment la séparation des deux Verkehrung est possible – et si elle est vraiment possible : Marx « fonde la science dans une rupture radicale avec les conditions d’existence des agents historiques. Le problème est alors de penser les conditions de cette rupture. Si Marx détermine dans Le Capital le lieu de la science et les formes de la scientificité, on peut se demander s’il répond à la question : comment vient-on à ce lieu de la science ? (…) Il nous faut donc accomplir ici un mouvement dont Marx nous a donné la figure exemplaire et venir à interroger les termes mêmes de la question, et particulièrement le concept d’histoire » (p.198-199). Pourquoi Marx n’a-t-il pas réussi à formuler ces « conditions de rupture » qui doivent également être celles de la séparation des deux Verkehrung, pas plus qu’à pratiquer la rupture/séparation ? Pourquoi nous, les auteurs de Lire le Capital, ne pouvons nous pas davantage expliciter ces « conditions » ?
Peut être parce que l’ontologisation n’a pas été suffisante – telle est, nous semble-t-il, la réponse de Rancière quatre ans plus tard, une fois consommée sa rupture avec l’« althussérisme » : « Il ne suffit pas de dire en effet du fétichisme qu’il est manifestation-dissimulation des rapports de production (comme je l’avais fait dans Lire Le Capital). Ce que le fétichisme dissimule de façon spécifique, c’est le caractère antagoniste des rapports de production (…) Elle [= la structure du fétichisme dissimule sa nature contradictoire, et cette contradiction est une contradiction de classes » (p. 236). L’inversion en effet n’a pas été opérée entre « lutte » et « classe », et le « rapport » (ou la structure) paraît statique, non encore dynamisé, susceptible en ce sens d’être plus substantiel que la « lutte ». Mais l’article de Lire Le Capital parlait déjà de l’« inversion du mouvement réel »(p. 184). Et, aux yeux du Rancière de 1974, dans son livre de rupture avec son maître, la chose paraît bien pire : si la séparation en question, la dissolution de l’« amphibologie » de la Verkehrung, la purification de la « science » peut s’opérer nettement, cela n’est-il pas contradictoire avec le primat de la lutte lui-même ? : est-ce autre chose qu’une forme de « kautskisme » ? Car la nette séparation tardive témoigne, rétrospectivement, du fait que ce qui doit être ontologiquement premier ne l’était pas en réalité, puisque incapable de faire acte de primauté : si « les idées fausses viennent de la pratique sociale », si la lutte de classe n’assure pas la rupture intellectuelle, « la science ne peut se fonder que d’un point extérieur aux illusions de la pratique »(p. 96). L’auteur ne cessera de dénoncer la même difficulté : « la science est un phénomène inexplicable. L’idéologie est expliquée, surexpliquée même : fabrication d’imitations, imitation de fabrications, banalité même de la réalité usinière de l’ordre social. La science, elle, est accident, coup de dés improbable dans le jeu réglé des fabrications et des imitations. Elle est l’invraisemblable non-lieu de tous les lieux »([[Le philosophe et ses pauvres, 1983, p. 116.). L’inversion qui fonde l’ontologie ne s’opère jamais ontologiquement, c’est-à-dire à partir du « bouger » du fond : elle ne peut qu’advenir un jour on ne sait d’où, autrement dit elle peut advenir ou ne pas advenir demain, quoi qu’il arrive aujourd’hui. Si on en arrive par miracle à l’inversion, à ce non lieu, le primat ultime de l’Événement signifie bel et bien que de tout événement, on ne peut que l’attendre.

Sujet, subjectivation, politique
S’il en est ainsi il faudrait, pour maintenir la positivité du primat de la lutte, changer l’inversion elle-même, la déplacer ailleurs. Et l’on s’aperçoit en effet de deux changements frappants dans La mésentente.
1) Le « non-lieu », qui était jadis un signe de l’élitisme des intellectuels petits-bourgeois ou de l’accident métaphysique, en tout cas d’un « extérieur » inexplicable, cesse de l’être et même d’être un symptôme à déchiffrer de la difficulté théorique/ injustice politique, et devient un nom du sujet : le sujet est la « part des sans part », invisible et à ce titre inexistante dans l’ordre social où, toutes les parties et parts étant définies omnes et singulatim par le pouvoir dénommé police, toutes distribuées en fonctions et places, « il ne saurait y avoir de vide », où « il n’y a que du plein, des poids et des contre-poids » (p. 58) ; la subjectivation n’est donc que le geste de se faire visible, de mettre sur la scène cet écart du visible et de l’invisible. Le « peuple » ou le « prolétaire » est le sujet parce qu’il n’a pas de place dans la société, qu’il rend visible ce « non-lieu » par la mise en scène du litige sur la visibilité, et donc qu’il apparaît et disparaît dans l’« entre » de deux états du « partage du sensible » : lorsqu’il a une part, une place et une fonction, c’est-à-dire qu’il a son identité sociale, il n’est plus le sujet. Il doit demeurer dans le « non-lieu » de l’ordre social, il est affirmé en tant que désidentification, arrachement à la naturalité d’une place, et écart à soi.
2) D’un côté la « lutte de classe » traduite en « activité politique », et celle-ci purifiée comme « subjectivation » (la police fait seulement la gestion des choses dans la lutte, et jamais la moindre politique) ; de l’autre la « classe » reformulée en « sujet » au sens défini ci-dessus : dans le primat de la lutte sur les classes, le constituant et le constitué perdent tous deux la substantialité, le caractère présupposé de l’« être constitué ». En dépit de la continuité terminologique, le « prolétaire » n’est plus ce qu’il était : l’agent de production situé matériellement et sociologiquement dans le rapport de production, et constitué comme sujet politique à partir de sa place et proportionnellement à elle, bien qu’il soit dans la lutte. Il n’est que celui qui se constitue, se compose à partir d’un « rien » propre à lui, certes susceptible d’être déterminé historiquement, mais de toute façon semblable au rien tout court puisque son historicité n’explique nullement sa subjectivité. Il n’y a donc pas de « constitué » dans la politique ranciérienne, l’institution elle non plus n’est pas « constituée » : la politique « ne fait qu’un avec son institution. (…) La politique existe lorsque l’ordre naturel de la domination est interrompu par l’institution d’une part des sans-part. Cette institution est le tout de la politique comme forme spécifique de lien » (p. 31) ; autrement dit elle n’a pas d’institutionalité, sauf comme scène litigieuse du partage du sensible, laquelle n’existe que lorsque le litige est manifeste et qu’il y a de la politique en ce sens. Le pouvoir constituant de Rancière constitue le tout de la politique, mais le constitué n’est rien : « la politique n’est ainsi le nom de rien »(p. 58).
D’où une impression qui n’est pas forcément erronée : celle d’un formalisme touchant à la politique. Renonçant à se fonder sur quoi que ce soit de social, dont la réalité visible et dicible vient entièrement de la police, ne se réclamant jamais de l’épaisseur substantielle du sujet qui ferait de lui le principe constituant de toute objectivité, de toute substantialité, la politique ne se réserve, comme sa condition propre, que la formalité logique. En effet, « la politique n’a pas d’objets ou de questions qui lui soient propres. (…) Ce qui fait le caractère politique d’une action, ce n’est pas son objet ou le lieu où elle s’exerce mais uniquement sa forme, celle qui inscrit la vérification de l’égalité dans l’institution d’un litige »(p. 55). Le formalisme en politique implique, comme condition d’amorce de l’activité politique, la « libre décision » ou l’« axiome » : la politique n’a besoin d’aucune réalité propre, d’aucune nécessité interne pour se mettre au jour. Mais, bien entendu, cette mince réalité politique peut être très riche, car la police est incapable de toucher son autonomie, de conditionner la modalité du politique.
En tout cas, dans la mesure où il s’agit, dans l’inversion, du « constitutif », le problème lui-même n’a pas de lieu dans la politique ranciérienne. Nous sommes ainsi ramenés à la thèse althussérienne : « la lutte des classes et l’existence des classes sont une seule et même chose », pour la préciser. « La subjectivation et le sujet sont une seule et même chose », sous une condition déjà évidente : on entend « une seule et même chose » littéralement. Dans la mesure où il n’y a au dehors de la scène que le futur sujet, et où celui qui dort tout seul dans les ténèbres éternelles de la police n’est du moins pas encore l’« être parlant », le sujet n’existe que dans la subjectivation où il est en train de se mettre sur la scène d’une façon particulière, de s’y faire « mésentendre » : le sujet est celui qui se subjective en énonçant « ergo sum » en face d’un autrui disant : « tu n’existes pas ». Inversement, la subjectivation, elle, est déjà le sujet parce que c’est elle seule qui forme la subjectivité d’un sujet. Enfin on ne peut même pas dire que le sujet est « dans » la politique/subjectivation : on doit bien plutôt dire que le sujet « est » la politique. Le « sujet politique », c’est le nom de cette identité.

Repartage du sensible
N’y a-t-il donc plus du tout d’inversion chez Rancière ? Si. Son concept de « partage du sensible », le travail effectif de ce concept, nous l’annonce clairement. Le « partage du sensible », qui découpe les voix émises, en sélectionne la partie prenante de la parole et en déclasse l’autre partie en bruits et/ou simples expressions de plaisir ou de peine, et qui détermine ainsi les citoyens comme tels et les non-comptés parmi eux, vient exclusivement de la police. La politique intervient dans ce partage, autrement dit elle présuppose, pour se lancer dans son activité propre, l’opération policière : l’activité politique est « celle qui rompt la configuration sensible où se définissent les parties et les parts ou leur absence par une présupposition qui n’y a par définition pas de place : celle d’une part des sans-part. Cette rupture se manifeste par une série d’actes qui refigurent l’espace où les parties, les parts et les absences de parts se définissaient » (p. 53, nous soulignons). La politique est en retard sur la police, et se manifeste/dissimule dans la reconfiguration d’un état du partage du sensible ou entre ses deux états : au niveau de la factualité, il n’y a que ce partage. Mais, regardé à partir de la logique policière, le même niveau nous dit précisément le contraire : il y a « une factualité toujours antécédente de la politique à l’égard de tout principe de la communauté » (p. 96). « C’est d’abord par rapport à la politique que la philosophie [dans le contexte, identique à la logique policière, dès le début, . Seulement ce est pensé par elle comme le tort de la démocratie. Sous la forme de la démocratie, la politique est déjà là, sans attendre son principe ou son arkhè, sans attendre le bon commencement qui la ferait naître comme effectuation de son principe propre » (ibid.). La police et la politique se manifestent toutes deux comme réaction de l’une à l’autre, et ne surviennent en tout cas que sous la forme temporelle du « retard » : factuellement elles arrivent « en même temps », selon la même logique que celle qui a fini par affecter chez Althusser philosophie et politique d’un côté, philosophie et sciences de l’autre, les rendant ainsi simultanées. Il y a également chez Rancière une telle « inversion », d’où naît non pas une antécédence renversée, mais une simultanéité effective. Si l’identité du sujet et de la subjectivation forme l’ousia de la politique, son eidos est donné comme simultanéité logico-effective de la police et de la politique. Ce qui se passe réellement n’est que le repartage continuel du sensible, que d’une part la police entend mettre sous le contrôle du principe communautaire et transformer en politique en vérité, et que d’autre part la politique saisit comme processus intermittent de la rupture. C’est que les deux logiques antagonistes, policière et politique, reconstituent un seul et même processus chacune chez soi, ce qui détermine le « retard » de chaque logique : elles sont ensemble « en retard » par rapport à ce processus primaire. La primauté ainsi rétablie nous dirait qu’au fond la scène est plus réelle que ceux qui l’occupent ; que le théâtre l’est plus que le monde extérieur ; que la narration l’est plus que l’histoire narrée. Les deux logiques deviennent réelles rétrospectivement et séparément lorsqu’elles se rencontrent et se lient sur la scène sous la modalité du « non-rapport », et donc que la scène démontre ce « non-rapport » entre elles en lui donnant la forme de la « mésentente », tout comme chez Althusser c’est la représentation dans le « théâtre sans auteur » qui matérialise et articule les acteurs et les spectateurs de telle façon que « les spectateurs ne peuvent en être spectateurs que parce qu’ils en sont d’abord les acteurs forcés » (Lire le Capital, p. 441) : en une sorte de « torsion », dirait Rancière en la renvoyant au rapport des deux logiques, tout comme chez les philosophes opéraistes la lutte de classe ouvrière précède le capital et la classe ouvrière elle-même : « factuellement », ajouterait encore Rancière.

« Imagination »
Il existe pourtant une particularité non négligeable chez ce philosophe. En dépit de son insistance sur l’essence logique de la politique et du « non-rapport » la constituant face à la police, insistance qui pourrait produire un formalisme en politique, le repartage du sensible, lui, ne se cache ou ne disparaît pas tant logiquement dans la ligne du partage qu’il trace, qu’il ne se dote pratiquement d’un domaine volumineux. C’est le « rêve ouvrier » dans La nuit des prolétaires, où il s’agissait avant tout « non pas de gratter les images pour que le vrai apparaisse mais de les faire bouger pour que d’autres figures s’y composent et s’y décomposent » (p. 22) ; c’est l’« histoire hérétique » dans Les noms de l’histoire, qui, en tant que « parole erratique non semblable à ce qui a été dit », « défait la appartenance du verbe à la chair, du corps à la parole » (p. 178), avant d’être transformée par la science historique et l’histoire des mentalités en parole des « païens », des « exclus » qui vivent un autre « mode de l’être », vrai à sa façon, autre que le nôtre, vrai à notre façon. Le « rêve » et la « parole erratique » forment le domaine de l’« imagination » autonome libérée du vrai et par conséquent du « tort », du « ciel » de principe et de la « terre » de fait. Que le rêve raconté soit utopique et que la parole émise soit hérétique n’a rien à voir avec la minceur extrême de l’« entre » des places dans un espace où « il n’y a que du plein », mais désigne le vaste lieu du « voyage hasardeux du ciel à la terre » où tous, en tant que « falsificateurs », sont en guerre contre tous : le monde « mythique » avant la création du monde « réel » plus ou moins pacifié par l’histoire des mentalités – « pour que ce règlement pacifique qui transforme l’hérésie en mentalité soit possible, il faut que cette chair païenne, cette chair de terre où la parole s’enracine, soit elle-même tissée de mots. La terre qui rend un corps aux paroles égarées du Livre de vie est elle-même pré-écrite par les paroles d’un autre livre de vie, d’une autre idée du livre de vie » (ibid.). Si ce domaine de l’imagination existe, on n’a pas en effet à revenir à l’épaisseur substantielle du « sujet constituant » comme source de toute objectivité, car le sujet et l’objet, qu’ils soient le ciel ou la terre l’un de l’autre, sont pré-inscrits comme images l’un de l’autre dans cette chair terriblement éloquente qu’est l’imagination : l’image est une chair et un mot, une chair dans laquelle des mots viennent s’inscrire, et un mot parlant qui a de la chair comme matière ; dans l’imagination, le mot, qui donne la subjectivité à une chair en la transformant en être parlant, est fait avec une autre chair, et la chair d’un mot est déjà en soi un autre mot subjectif. La narration imaginaire produit un renversement perpétuel du mot en chair et de la chair en mot, décalant un mode d’appartenance vers un autre (de l’«hérétique» au «païen», du «païen» à l’«hérétique»), et produisant ainsi de nouvelles images. Renversement perpétuel au point qu’il nous faut dire : il s’agit de plus en plus d’une seule et même chose, qui n’est autre que la différence à soi de l’imagination chez Rancière. Le « concept d’histoire » qu’« il nous faut accomplir », nous disait-il en 1965, peut-il être autre chose ? Quant à nous, nous ne pouvons pas ne pas penser ici à la phrase de Negri : « L’imagination, puissance fondamentale du système spinoziste ! »([[L’anomalie sauvage, trad. française, p. 337.). Le processus hétérogène en soi étant sans aucun doute inscrit dans l’imagination ranciérienne, il nous reste à savoir si l’inscription renversée, l’exposition des paroles pré-écrites, voire la construction d’une scène litigieuse commune pour la science et la parole hérétique, pour la police et la politique, est semblable à la « production » negrienne dont l’« expression » est appelée « constitution »/« composition ». Quelle que soit la réponse, le non-lieu de la politique (minceur, non-substantialité, essence non ontologique mais logique du sujet politique) n’indique au fond chez Rancière que la substantialité de l’imagination, l’épaisseur politique du sensible et donc l’immanence en lui de la politique. Non-lieu non parce qu’il n’y a que du plein, mais parce qu’il est possible partout dans l’histoire « réparée » que, dans La nuit des prolétaires, Rancière nomme « nouveaux partages de la connaissance » : ils « rangent pensées, discours et images dans les registres doubles de la lutte des classes, de la science et de l’idéologie, du pouvoir et de la résistance, de la maîtrise et la dissidence » (p.34).
Prolétaire est finalement le nom triple 1) du vrai découvert au-dessous de l’illusion idéologique par la science de l’histoire ; 2) du sujet politique universalisant le « tort »/non-rapport/non-lieu sur la scène et organisant le litige ; et 3) de l’ouvrier réel qui invente imaginairement des arguments et des démonstrations sur son identité fausse pour les investir dans la politique, pour mettre en rapport le non-rapport et pour donner lieu au non-lieu. La définition : « une classe qui n’est plus une classe » prend par là même trois significations : 1) elle n’a rien aujourd’hui et aura tout demain, elle n’a qu’une seule chose à faire, la révolution, susceptible d’être toujours différée par ce rien du présent ; elle incarne 2) la pure hérésie, l’illogisme éternel du démos révolté contre la logique qui, comme telle, le nomme et l’identifie dans une communauté, et 3) la puissance débordante du présent. Comme concomitance de ces trois figures et fonctions, Prolétaire devient chez Rancière le nom d’une oscillation ou une caisse de résonance – détruisant en son propre intérieur l’une ou l’autre de ces trois figures, et produisant à l’extérieur de nouvelles images du sujet politique, pour lesquelles peu importe, peut-être, de savoir si elles ont toujours le nom de prolétaire. Il y a sûrement là un effet de l’ « amphibologie » inversion/renversement, car les deux processus s’entrelacent dans le processus de subjectivation : d’un côté le prolétaire, comme objet silencieux de la science, vérité incarnée de l’histoire et corps présent du futur idéal se renverse en sujet rêvant et pensant qui a pour chair l’imagination, et ce renversement qualitatif objet/sujet est amorcé par une révolte logique qui inverse horizontalement dans le « tort » exhibé sur la scène le rapport et le non-rapport, la part et le « sans part » et la classe et la lutte (le « tort » est un nom de l’inversion) ; mais de l’autre, pour que le prolétaire, ayant subi un « tort » et inversant son rapport au capital, prétende être le sujet illogique du tout logique, il faut que s’investisse son imagination démesurée à tel point que le moi ou le nous est assimilé au monde – et cette hypertrophie égocentriste n’a lieu que par le renversement imaginaire de sa pauvreté actuelle. La subjectivation est donc toujours logique et imaginaire.