En tête

Les dévots, Mai et le réseau

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Sur les pédophilies imaginairesLes tartuffes[[Voir l’excellent éditorial de Pierre Marcelle sur la “soutane” de Claude Guillebaud, Libération du 23/02/2001. qui ont monté la cabale contre Dany Cohn-Bendit et sa supposée “pédophilie” s’est largement dégonflée. Pourquoi revenir sur ces rumeurs ? Parce derrière la réalité du marché financier du sexe toutes catégories et tous âges confondus, la cabale vise deux choses qui nous importent : Mai 68 comme “mouvement” et le Réseau comme “mouvement continué”.

Le Réseau de tous les dangers

La campagne de “lutte contre la pédophilie” sert de ban d’essai à une criminalisation du Réseau très éloignée de l’indignation légitime des parents d’enfants violés, ad nauseam exploitée ainsi, à l’ère du virtuel, si la liberté réelle des citoyens s’accroît, celle des malfrats aussi. Car la liberté des fantasmes trouve un espace nouveau, propre aux minorités sexuelles, investi par les maquereaux et trafiquants de l’image. De même, à l’ère du virtuel, les droits de propriété sont sérieusement remis en question (voir la Majeure et la Mineure de ce numéro). Mais les notions juridiques de culpabilité vacillent quand on confond l’intention avec l’acte, le fantasme de crime avec le crime réel. Les cassettes pornographiques “pédophiles” jouent précisément sur cette ambiguïté, sur la représentation des formes les plus abjectes de violence sexuelle sur les plus faibles.
Cette question regarde directement le gouvernement des affects, et la gestion de la sexualité de la population. Comment est géré le marché des affects dans le libéralisme ? Rappelons deux chiffres : à Caen existe un établissement pénitentiaire spécialisé dans l’acceuil des délinquants sexuels (les “pointeurs”) et compte 80 % de détenus purgeant des crimes sexuels. Et partout les directeurs de prison se demandent comment gérer ce type de population. L’autre chiffre remarquable, à l’échelle national, c’est que 80 % des violences sexuelles commises sur des enfants ou des mineurs dont la justice possède la trace, concernent des délits commis à l’intérieur des familles. Le problème le plus massif est donc l’inceste et non la “pédophilie”.

Haro sur 68 !

La rumeur pédophile travaille donc sur la frontière virtuelle de la sexualité, aux marges. Mais elle travaille aussi sur Mai 68. Qu’ont voulu nous indiquer les journalistes qui tiennent d’ordinaire mieux leur distance à l’égard de la “presse à sensations” ? En substance, deux choses :
1) Les énoncés écrits dans Le Grand Bazar par Daniel Cohn-Bendit (publié en 1976) deviennent insupportables rétrospectivement en raison des crimes pédophiles récents. Ils réclament explication de la part de leur auteur .
2) Mais surtout, se posant comme les baromètres des changements de la société, nos modernes journalistes prétendent légitimer un réexamen de la culture 68. La permissivité à l’égard de la curiosité sexuelle des enfants à l’égard des adultes aurait été une provocation, une “connerie”, une erreur, une faute, un délit selon les nuances. C’est elle qui aurait fait le lit des “pédophiles” et autres “touristes sexuels” qui abusent des mineurs. Voilà le prétexte, attaché au nom de Dany Cohn-Bendit, avec ce minimum de bêtise exigé par la force de la calomnie[[La rumeur doit coller à la peau. “Dany Cohn Bendit terroriste”, cela fait pouffer de rire. Dany “pédéraste”, à l’heure de la société de “tolérance”, cela ne va pas non plus. Ce serait revenir à l”homophobie” traditionnelle. Mais “pédophile” pour quelqu’un qui a toujours dit son intérêt pour les enfants, pour leur façon d’être au monde, qui de surcroît l’a écrit, cela colle mieux. Ajoutons qu’un Guillebaud ne pouvait ignorer qu’il frappait Cohn-Bendit à un point sensible : ce dernier avait exprimé son désaccord avec la revendication homosexuelle du droit à l’adoption, et manifesté des réserves sur l’homosexualité militante entre un majeur et un mineur, se démarquant de Co-ire et de René Schérer et de Guy Hocquenghem. Nombre d’associations militantes homosexuelles lui reprochent cette position..

De là, on glisse au grand déballage des griefs à l’égard du Mouvement de Mai 68. Par son attitude subversive à l’égard de la violence, de l’autorité et du sexe, celui-ci aurait été à l’origine des quatre grandes déviations du terrorisme politique, de la délinquance, des drogues, de la crise de la famille. Les diverses formes de délits sexuels (dont la pédophilie) ne seraient que la suite logique de la “société sans père”. Le procès est radical[[Voir aussi bien dans Libération E. Doucet (22 mars 2001), qu’Alain-Gérard Slama dans le Figaro du 19 mars.. Il vise le relativisme des valeurs, le rejet de toute médiation, l’individualisme du désir, vite devenu le meilleur carburant du libéralisme sous la forme de la “demande” sociale. Soixante-huitards, repentez-vous ! Le terrorisme, c’est vous, la contre-révolution thatchérienne, les yuppies, la génération de l’argent facile, ce sont vos enfants. Le “désenchantement” et “la crise de la politique”, c’est toujours vous. Pire encore, votre individualisme aurait miné les valeurs de l’action collective, les solidarités de classe[[Cf. J.-P. A. Bernard, “La Pensée 68”, in Nouvelles histoires des idées politiques, Pluriel, 1988 et J.-P. Le Goff, Mai 68 : l’héritage impossible, La Découverte)..
Quel est le trauma originel ? “Qu’en quelques années, [Mai 68 dévalue les références idéologiques vieilles de deux siècles”. Emmanuel Doucet en déduit que “Mai 68 fut un mouvement aux conséquences réversibles et contradictoires”. Ouf ! voilà que l’on peut enfin disserter de morale sans sombrer dans le “ridicule”. Faites vos jeux entre la dernière rhétorique de la révolution communiste et la fin des illusions…
Que répondre à cette offensive qui veut avant tout arrêter le mouvement ? Laissons les trissotins de la pensée opiner dans les revues : “Ne disons plus qu’il est révolté, disons plutôt qu’il est rêve ôté !”. Messieurs les censeurs et les prudes, sachez que Mai 68 n’a pas à faire l’article dans un marché de la pensée, ni le trottoir des micros et de la pornohistoire brocardée par Gilles Châtelet.

Marche de la libération sexuelle et libre marché du sexe

Le mouvement féministe s’est battu pour que la contrainte, la violence dans les relations sexuelles, qu’elles soient conjugales ou non, deviennent un crime, que l’intimidation, le chantage au sexe s’appuyant sur le pouvoir des institutions, sur la “loi” parentale soient poursuivis devant les tribunaux. Et ce, quelles que soient les préférences sexuelles des individus et leur situation. Nul mariage, nulle paternité, nul droit à vivre selon ses préférences sexuelles ne peut servir d’alibi aux relations de domination (y compris financières) et d’humiliation.

On a glosé sur l’émergence des droits de l’enfant opposés à la permissivité des zélateurs de Reich. C’est une mauvaise plaisanterie. Chacun sait que le mouvement féministe et le mouvement homosexuel se sont battus pour la libre disposition de son corps par chacun, arrachant sa gestion à la finalité reproductrice qui classait l’avortement comme un délit et l’homosexualité comme une perversion de la “nature humaine”. Le mouvement féministe a fait de la lutte contre l’inceste une priorité. Cela passe par une écoute et une découverte par l’enfant de ses désirs, de son propre corps, des formes de sa sexualité. Et avant tout, par la garantie concrète qu’il aura toujours le pouvoir de dire non.
Mais il n’y a plus de répression homophobe, dit-on. Notre société mondialisée est devenue permissive. Il n’y a pas de restauration du puritanisme, mais au contraire un libre supermarché de tous les goûts en matière de sexualité et de fantasmes. Le problème est qu’un certain nombre de criminels profitent de cette licence des mœurs. Il faut donc sévir dans les pays du Sud pour réprimer le tourisme sexuel ; il faut intervenir sur la toile pour traquer les sites qui véhiculent des pratiques prosélytes de l’amour non plus seulement des adolescents, mais des prépubères. La vérité est que s’est développé, en grande partie grâce aux mouvements autonomes des femmes et des gays, une crise de la gouvernementalité des fantasmes et des représentations des corps et de la sexualité. La famille comme lieu matriciel de la loi, comme instance du caractère naturel de la domination, s’est trouvée largement touchée. Le lieu de travail comme terrain de harcèlement sexuel également. On a assisté à partir des années 1970 à la construction de nouveaux pôles de contrôle. À défaut de gouverner, les familles, l’Etat et les institutions culturelles ou éducatives se sont déplacés sur le gouvernement des représentations de la famille, de la sexualité, de la déviance. Au modèle monosexuel, a succédé l’ère du multisexualisme, fait d’une cohabitation des diverses formes d’expression de la sexualité. La cohérence constituante de ce nouvel état de choses se situe du côté de la revendication de la liberté de disposer de son propre corps.
Le pouvoir de normalisation ne s’est plus exercé sur le contenu de la sexualité, mais sur sa forme. Et cette forme revêt les traits d’une norme de consommation. C’est le marché qui est censé assurer la cohésion, la compatibilité, et la validation des choix de préférences sexuelles. gays, lesbiennes, transsexuels sont parfaitement acceptables pour autant que leurs communautés contribuent à la vigueur de l’économie de marché, et que leurs supposés déviations s’inscrivent dans un marché comme un autre. Les fantasmes ne sont plus contrôlés dans leur contenu, mais par la carte de crédit qui débite les abonnements.

Nous sommes dans une société de tolérance, et non d’interaction et d’égalité. La seule égalité promue, c’est celle d’un franc gagné sur un site sado-maso hétéro, avec un franc gagné sur un site soft homo, ou sur tel autre plus transgressif. Ce marché est très “classiquement” celui du toujours plus, de la valeur du rare et de l’extrême (des marges en matière de mineur ou retournement de la représentation de la mort en mort réelle de l’acteur dans les snuff movies). De libération des relations de domination, il est fort peu question. Les transgressions virtuelles font toutes l’éloge de la puissance de l’argent. À la misère, d’une sexualité réprimée ou impuissante, est offerte la satisfaction de dominer virtuellement un être encore plus malheureux ou plus soumis que soi. Le gouvernement des affects du sexe installe la norme de la dépense en biens-fantasmes immatériels, d’autant plus désirables qu’est dissimulé leur mode de production.

Le Web des combattants de la liberté

Ce prurit “anti-pédophile” nous ramène aux droits de propriété et aux nouvelles clôtures longuement analysées dans ce numéro. L’industrie pornographique n’est pas le vecteur unilatéral du gouvernement par les affects sexuels. Certes, comme le minitel rose en son temps, il est l’un des rares secteurs du e-business qui soit très prospère. La vigueur de développement de ce “marché” n’atteste pas, en soi, de l’effectivité du contrôle capitaliste, mais de l’importance de l’enjeu. Sur le réseau, c’est la vigueur de la coopération, de la recherche de la gratuité et de l’invention qui produit la “rentabilité” du commerce des fantasmes sexuels. L’hypothèse développée ici est que le réseau du Web comporte quelque chose d’absolument irréductible au marché et aux droits de propriété classiques. En matière d’émergence d’une libération humaine, et donc d’une sexualité un peu moins barbare, comme des rapports sociaux en général, le Réseau s’avère le terrain de bataille décisif.
On entend dire que la non régulation de la toile par les Etats (avec le droit de décrypter tout message, la contrainte les opérateurs à se plier à des lois nationales) serait la porte ouverte au pouvoir illimité des firmes multinationales, au terrorisme, au crime organisé, au révisionnisme nazi, à la pornographie généralisée (et en particulier à la pédophilie). À l’opposé, les opérateurs et inventeurs du Net ont développé pour une écrasante majorité d’entre eux une conception résolument libertaire de méfiance tant vis-à vis du marché privé (des firmes), qu’à l’égard des Etats : ils mettent l’accent sur la capacité du réseau mondial à s’autoréguler.
Or il est frappant de constater que l’on a assisté à un échec de la reprise en main du réseau tant par la hiérarchie (les Etats, les grandes firmes) que par le marché (l’installation de nouveaux droits de propriété rendant praticable la marchandisation de la connaissance et de la coopération). Les velléités des États-Unis ou de la France de faire la police sur le Net ont échoué.
Pourquoi ? Parce que Mai 68 n’est pas terminé comme mouvement, parce qu’il est ce “mouvement continué” passant par les Universités de la côte Ouest des États-Unis, celles de la contestation contre la guerre du Vietnam, de Marcuse et de Stallman, des hommes multidimensionnels et du Réseau-Rhizome. Raymond Marcellin, ministre de l’Intérieur avait dénoncé en son temps le complot gauchiste ourdi par un “juif allemand” qu’il avait expulsé. Aujourd’hui, les grandes oreilles d’Echelon (et de leurs clones français ou anglo-saxons) ne savent plus comment exproprier le Réseau. Il n’est pas expulsable dans un au-delà du Rhin.