Parler de communication à propos du travail (et plus spécialement dans l’industrie) peut viser à exclure une approche physique de celui-ci, au profit d’une approche symbolique. On soulignera alors l’importance croissante des opérations symboliques jusque dans la production industrielle. Mais notre propos est autre. Nous cherchons plutôt, à travers ces lignes, à percevoir les enjeux qui se jouent dans la sphère symbolique industrielle elle-même, car il nous semble que des questions sociales importantes s’y posent à l’heure actuelle.
Pour entrer dans cette sphère symbolique nous ferons volontiers usage de la philosophie de l’action développée par Paul Ricœur. Cet auteur insiste, en effet, sur l’activité de configuration qui environne toute action[[ Paul Ricoeur, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique 11, Paris, Ed. du Seuil, 1986. Le discours cherche en premier lieu à imiter l’action[[Paul Ricoeur, Temps et récit, Tome 1, Paris, Éd. du Seuil, 1983., à la raconter. Pour cela il mobilise dans un premier temps la ressource des formes narratives[[Sur ce point Paul Ricœur critique avec pertinence le pragmatisme anglo-saxon qui prétend rendre compte de la pratique par un atomisme des actes élémentaires, en soulignant que le discours qui suit de plus près la pratique est le récit. Cf. Paul Ricoeur, Soi-même comme un autre, Parsi, Éd. du Seuil, 1990.. Puis le récit s’organise, trouve sa forme dans une intrigue, et finalement produit une figure originale qui va à son tour informer l’action, suggérer des voies nouvelles, donner sens à des situations. Ainsi, qu’on la raconte, qu’on la décrive, qu’on la prescrive, ou qu’on la projette, une action se présente sur la scène du monde social dans une forme donnée. Le récit constitue le mode premier de compte rendu d’un acte historique, mais ce récit lui-même s’appuie sur des formes symboliques préexistantes qu’il ne contribue que marginalement à faire évoluer. La production sociale de cette mise en forme nous intéresse.
Un des enjeux majeurs qui traversent le monde industriel aujourd’hui concerne les rapports de pouvoir, les formes d’autonomie et de prescription, qui structurent cette production sociale de configuration Les grandes entreprises industrielles usinent des formes symboliques qui décrivent des modes opératoires, des attitudes types, ou des biographies exemplaires. Les phénomènes d’appropriation et de dépossession du travail, la recomposition des qualifications, tournent largement autour de cet aspect. Il nous faudra, ci-dessous, illustrer et préciser davantage ce que nous recouvrons du terme de «configuration»: c’est un des objets de ce papier. Poursuivons pour l’instant la présentation du champ théorique dans lequel nous évoluons.
Le concept de communication étudié par Jürgen Habermas[[Jurgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, 1987.
s insère dans le cadre. Le mot lui-même est ambigu, tant on en use. La «communication» se résume bien souvent en un échange dissymétrique, sans rétroaction véritable, et sans productivité propre à l’échange. On se situe alors aux antipodes de la situation de référence présentée par Habermas. Pour celui-ci l’agir communicationnel consiste à participer à un débat dans lequel chacun présente ses raisons d’agir et de penser et dont l’issue provient d’un accord partagé par l’ensemble des participants. Cette situation lui sert ensuite de pivot critique à partir duquel il évalue les pratiques langagières effectives. Ce modèle nous intéresse à deux titres. Il provient, pour commencer, du champ politique. Habermas cherche à décalquer sur l’ensemble de la légitimité sociale celle qui prévaut dans la discussion politique. Nous voici alors pourvus d’un outil analytique intéressant pour examiner la question de la démocratie dans l’entreprise. Cette importation dépasse, sans doute, le projet d’Habermas Nous ne prétendons pas, d’ailleurs, à une fidélité à sa pensée, nous cherchons davantage à réutiliser des paradigmes pour éclairer notre sujet. C’est ainsi que nous reprendrons également l’éclatement en trois champs: celui du rapport aux choses, celui des normes sociales, et celui de l’expression subjective. Cette tripartition nous fournit une distinction analytique féconde. Nous en tirons trois questions-clés : Comment construit-on la description d’une installation industrielle et de ses aléas ? Quelle place occupe le salarié dans l’évolution des normes de comportement que les entreprises affichent ? Qu’en est-il de l’expression des opérateurs dans leur travail quotidien ?
Pour chacune de ces questions nous examinerons ce qu’il en est de la production sociale de configuration, d’outils standards, de formes types : obéit-elle à la situation de référence normative posée par Habermas, à savoir une discussion réglée par des raisons ? Et sinon en quoi s’en écarte-t-elle ? Le rapport à la norme ne se limite pas, en effet, à une question de tout ou rien. La distance ou l’écart par rapport à celle-ci nous permet, au contraire, de tracer des degrés entre la prescription complète et la communication sociale totalement ouverte. En même temps que cette situation normative nous ouvre à une position critique, elle nous fournit un outil analytique.
1. La gestion industrielle
Tournons-nous donc, dans un premier temps, vers la gestion de l’installation industrielle qui occupe fréquemment le devant de la scène dans les préoccupations des entreprises. On répète volontiers que la vision taylorienne s’appuie sur l’idéologie de la «one best way ». Prétendre qu’une et une seule voie s’offre à l’excellence industrielle suppose la transparence totale du processus industriel. L’ingénieur possède un point de vue surplombant qui lui permet de régler l’ensemble des dilemmes qui se présentent. L’optimisation se résout par un calcul.
Plusieurs facteurs tendent actuellement à rendre visible l’illusion que cette transparence suppose. L’intégration, la complexification des installations et les multiples boucles de régulation qui les composent rendent son fonctionnement difficile à lire. De la sorte un point de vue phénoménologique sur l’état du processus retrouve une pertinence. Au lieu de construire une description des machines d’emblée et a priori, on travaille sur des symptômes a posteriori. Nous employons le mot «symptôme» à dessein. On se rapproche, en effet, d’une rationalité médicale qui ne prétend pas connaître l’ensemble du fonctionnement du corps humain pour intervenir, mais qui cherche un palliatif suffisant pour chaque dysfonctionnement. Le travail en arbre des causes est de cet ordre. Or les opérateurs évoluent à l’aise dans cet abord phénoménologique, dans la typification des incidents. De la sorte leur parole retrouve une pertinence technique. Par ailleurs l’attention portée au produit interroge le process. La «one best way» visait un process idéal, tandis que l’écoute de l’exigence du client vient interagir avec la recherche de l’excellence technique. Cette évolution pousse au dialogue entre la maintenance traditionnellement tournée vers le process et la production centrée sur le produit. Enfin l’exacerbation de la concurrence conduit à chercher perpétuellement des gisements de productivité: on s’aperçoit alors qu’au-delà d’une représentation globale des installations une part importante des améliorations repose sur une poussière de détails qui relève de la connaissance d’une multitude d’acteurs.
Dans cette sphère du rapport hommes-choses, la légitimité reste, de toute évidence, technique et économique. Le débat réglé par des raisons existe, mais des raisons d’ordre financier et industriel. La démocratie, dans ce cadre, sera une démocratie de la pertinence: toute personne peut participer au débat pour peu qu on reconnaisse à son discours une pertinence. L’inégalité des armes s’appuie sur des déséquilibres cognitifs. La qualification s’oppose ici à la disqualification. Tandis que certains opérateurs voient reconnaître la validité de leur savoir, d’autres sont mis sur la touche au nom de l’insuffisance du même savoir. On attend désormais des opérateurs un minimum technique qui fonctionne en même temps comme une pertinence reconnue et comme un couperet. La maîtrise qui asseyait traditionnellement son pouvoir sur sa… maîtrise plus grande des machines vit une forte déstabilisation: on lui demande désormais de fédérer des savoirs techniques parfois supérieurs au sien, en usant, pour toute légitimité, d’un savoir-faire managérial. L’exigence d’une communication cognitive réussie au quotidien repose largement sur elle. La dispersion de la pertinence technique l’atteint plus qu’aucune autre catégorie sociale. L’ingénieur au contraire gagne bien souvent, dans ce cadre, une plus grande proximité et une meilleure compréhension du discours des opérateurs, dans la mesure où il peut rentrer dans un rapport d’échange cognitif: son savoir et celui des opérateurs se complètent.
L’activité de configuration consiste, pour cet aspect des choses, à proposer un point de vue sur l’installation industrielle. Tout point de vue porteur d’un gain économique est ipso facto légitime, et une entreprise cherchera à faire feu de tout bois. On voit ainsi émerger des revendications concernant des points de vue négligés, des formes cognitives insuffisamment reconnues. Ces revendications utilisent l’argument d’une perte économique pour se faire entendre. Ainsi un opérateur de maintenance critiquera la description de son travail comme une liste d’opérations en soulignant l’importance du travail d’exploration et de détection de la panne pour l’efficacité de son travail. Il met en avant un autre registre cognitif: celui de la reconnaissance des formes. La démocratie suit, dans ce champ, les lignes de force de la dispersion de la compétence cognitive.
2. Les outils de gestion des ressources humaines
Les rapports intersubjectifs, encadrés, chez Habermas, par l’exigence de justesse normative, relèvent d’une dualité de phénomènes. D’un côté se tiennent des formes de justice : justice distributive, égalitarisme, droit égal à la parole, respect des engagements; de l’autre se construisent des procédures qui prétendent les mettre en oeuvre.
La dissymétrie domine nettement dans la construction des procédures. La refonte actuelle des systèmes de classification provient pour l’essentiel des directions des entreprises, même si elles font l’objet de discussions paritaires. Les plans de formation, et autres plans d’emploi, constituant des engagements, sont publiés par la hiérarchie. En revanche la légitimité de ces procédures repose sur les formes de justice qui leur préexistent. Ricoeur souligne, à juste titre, la longue temporalité qui préside à la formation des idées de justice[[Paul Ricœur, “Le cercle de la démonstration”, Esprit, janvier 1988.. Toute revendication de justice suppose une compétence partagée par une communauté qui reconnaît tel comportement comme juste ou injuste.
Concernant la configuration les opérateurs nous semblent donc largement dépossédés de la mise en forme des outils contractuels, en revanche ils participent largement à une configuration plus subtile qui consiste à apparier ces formes premières avec les formes de justice qu’ils revendiquent.
On appréciera, par exemple, un nouveau système de classification dans la mesure où il précise mieux le rôle de chacun, et où il reconnaît les apports perçus comme tels par les salariés (justice distributive). On admettra qu’un plan de formation donne la priorité aux moins formés afin de produire des équipes plus homogènes (justice égalitaire). On appréciera que le raccourcissement des lignes hiérarchiques permette de dialoguer avec l’ingénieur, reconnaissant ainsi le droit égal de tous à la parole (idée de commune humanité). On insistera sur la nécessité d’un engagement à long terme sur l’emploi et la qualification comme base d’une motivation au travail (sphère de la promesse).
La source de la légitimité se situe cette fois-ci en dehors de la sphère technico-économique. Les formes de justice reconnues comme valides par la communauté politique servent de ressource pour accepter ou revendiquer de nouveaux outils contractuels, ou pour apprécier leur mise en oeuvre. L’enjeu pour la démocratie se situe ici dans la plus ou moins grande place que la structure industrielle reconnaît à ces exigences de la communauté politique.
3. Du salarié typique au salarié réel
Sur le troisième volet de la partition d’Habermas: l’expression subjective, nous préférons une élaboration antérieure à celle qu’il développe dans Théorie de l’agir communicationnel. Dans ce dernier ouvrage, il insiste sur l’exigence de sincérité qui nous semble assez peu pertinente pour notre propos. Connaissance et intérêt[[Jorgen Habermas, Connaissance et intérêt, Paris, Gallimard, 1976. parlait d’un «intérêt pour l’émancipation» qui nous convient mieux. L’enjeu, dans la sphère subjective du sens et de la motivation, tourne, en effet, autour du bipole liberté-répression. La recherche d’une pratique démocratique vise la libre expression, l’émancipation des contenus subjectifs.
Prenons quelques exemples empruntés à la réalité industrielle. Telle démarche de fiabilisation des installations donne la parole aux opérateurs. Ceux-ci décrivent des pannes répétitives, mais également des éléments qui rendent leur travail inconfortable, voire pénible. Ils argumentent en disant qu’ils accompliront mieux leur travail pour peu que leur environnement soit meilleur. Ils saisissent l’occasion qui se présente: on leur propose de dire «ce qui ne va pas» dans l’installation et cela leur procure un levier pour signifier «ce qui ne leur va pas ». Leur demande devient audible du seul fait qu’on a conféré du poids à leur parole.
Les nombreuses enquêtes biographiques désormais menées à bien ont amplement montré que le sens d’une pratique ou d’une situation se construisait dans la mise en miroir du présent et du passé. Chaque individu convoque, en fonction de son présent, des éléments de son passé qui lui donnent sens. Une pratique prendra son sens comme prolongement d’une évolution en cours, ou comme rappel d’un moment similaire. Les salariés exigeront donc, en tout premier lieu, que les systèmes d’évaluation reconnaissent leur passé. Un hiatus apparaîtra lorsqu’un nouveau mode de classification valorisera un chemin d’acquisition de compétence différent de celui qu’ils ont suivi. De ce point de vue la tendance actuelle qui conduit à valoriser de plus en plus le diplôme produit une dévalorisation des opérateurs qui ont acquis leur qualification sur le tas. Il n’est p as seulement difficile pour eux de rentrer dans une nouvelle démarche d’apprentissage. Ils doivent également redonner sens à leur trajectoire antérieure. De ce point de vue les outils de gestion industrielle qui partent des descriptions endogènes de l’installation produisent un double effet de reconnaissance et de motivation.
Les entreprises proposent peu à peu une nouvelle figure de l’opérateur idéal: mobile, prêt à se former, désireux d’évoluer en permanence, volontaire pour passer d’un métier à ‘autre, ouvert aux évolutions techniques. Là serait la source de la motivation profonde de chacun. Mais cette figure empruntée à la représentation du cadre dynamique se heurte à de fortes résistances subjectives. La libération d’un potentiel d’évolution suppose, pour commencer, un minimum d’assurance sur l’avenir de l’emploi. Qui accepterait d’investir en formation pour mieux tenir un emploi qui risque d’être supprimé? Par ailleurs il y a un monde entre une approche de l’amélioration incrémentale de sa propre compétence au contact d’une équipe de travail et du quotidien d’un process d’un côté, et l’anticipation théorique d’une recomposition du travail de l’autre. La trajectoire cognitive habituelle conditionne le type d’acquisition de connaissance par rapport auquel on se sent à l’aise.
Entre le système « managinaire » que voient poindre Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac[[Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, Le coût de l’excellence, Paris, Ed. du Seuil, 1991.
et l’idéal d’une expression des salariés se situe toute la différence entre ce que nous pourrions appeler une orthopédie des motivations, une normalisation arbitraire, et une mise en commun de motivations et d’histoires hétérogènes pour produire un projet commun auquel chaque membre de l’équipe peut s’identifier.
Conclusion
La description d’une installation et de ses aléas met enjeu la distribution de la pertinence cognitive socialement reconnue. L’élaboration des outils contractuels interroge sur le degré de citoyenneté concédé à chaque salarié au sein du système politique que représente l’entreprise. L’émancipation de l’expression subjective soulève la question de la prescription des attitudes et de l’autonomie réelle accordée aux opérateurs.
Tous ces points soulignent l’importance des enjeux sociaux qui se construisent dans l’entreprise. La montée en puissance des activités symboliques dans le travail ne s’accompagne pas tpso facto d’une démocratisation de l’activité de travail. Aborder le travail sous l’angle de la structuration sociale des communications et de la production sociale des symboles nous rend au contraire sensibles tout à la fois aux potentialités et aux risques présentés par l’évolution actuelle des grandes entreprises industrielles. Cette évolution ne s’accompagne pas non plus d’une banalisation de l’activité productive: elle reste spécifique du fait de son ancrage dans les contraintes technico-économiques qui stimulent la recherche de nouveaux compromis sociaux et en limitent, en même temps, la portée.