Les arts contemporains ont été la scène de nombreux courants esthétiques au cours de ces cinquante dernières années. Le terme d’art contemporain et ce qu’il recouvrait depuis les années 50, tant qu’il faisait référence à la diversité des démarches de la modernité (oppositions comprises) a en quelque sorte implosé. Il s’est comme dissous, érodé dans la diversité et les contradictions. Les réalités contemporaines de l’art se sont chevauchées, interpénétrées, contaminées et l’art vivant explore précisément ces franges que l’institutionnalisation de l’art voulait continuer d’enfermer dans des oppositions entre les arts dits mineurs et les arts légitimes, les arts populaires et les arts savants, l’oral et l’écrit, les savoirs faire de tradition et les “avant-gardes”. Il laisse place à des réalités plus complexes, apparemment éparses et dissociées, livrées abruptement aujourd’hui aux logiques marchandes de la mondialisation.
Faut-il se plaindre de cette impossibilité à rendre compte d’une unité ? On assiste aujourd’hui à une multiplicité subtile, qui se joue sur la mobilité des lignes de partages, sur des transcodages, sous le signe de disjonctions inclusives et non plus exclusives. Si bien que lorsqu’on emploie le terme générique d'”art contemporain”, on ne sait si l’on parle d’un marché de l’art contemporain qui s’est constitué dans le courant des années 70, instituant le circuit d’un art international de prestige avec ses vitrines, ses élites et ses rituels. Ou si l’on parle du surgissement de la formidable conquête existentielle menée par des artistes – hommes et femmes de toutes origines sociales – au lendemain des années 50, dans des conditions matérielles difficiles, en rupture sociale, en confrontation éthique et politique souvent violente. Si l’on parle d’une pensée-art traversée de lignes de forces indépendantes, intrinsèquement liées aux révolutions techniques, technologiques et sociales qu’elle intègre. Si l’on parle de la visibilité de la culture d’état, avec son rapport spécifique et complexe, en particulier en France, avec les formes d’une culture de service public. Si l’on parle du renouvellement et de la diversité des formes de la modernité ou du discours sceptique sur l’art et la modernité qu’une sociologie postmoderne instille, en particulier depuis les années 90, clamant pour la énième fois la mort des utopies, la fin de la modernité, l’obsolescence de l’art, le déni des contenus artistiques. Ou encore si l’on veut parler de l’organisation d’un nouveau produit et des marchés juteux de la commercialisation de la culture, d’une “solution culturelle” instrumentalisée, ou bien si l’on parle des ressources créatrices qui traversent le socius sans visibilité, sans contrôle, et des possibilités de réorganisation que représentent les récentes technologies numériques et les potentialités d’une ère post-médiatique. Enfin, si l’on parle d’un “prix” de la culture et duquel, si ce n’est ce besoin réel d’affects et de visions qui nous font devenir ?
Les produits de l’art sont aujourd’hui convoités à des fins multiples, qui allient les intérêts politiques aux intérêts économiques et communicationnels. Régulateur social et “preuve” de démocratisation, le “secteur créatif” fait l’objet d’une administration et d’une médiation grandissantes, au service d’une nouvelle industrie culturelle. La musique, en particulier, a suivi une trajectoire accélérée au cours de ces cinquante dernières années. Des techniques de l’enregistrement à l’éclosion des supports de reproductibilité, de la révolution du son électrique, puis électronique, aux technologies informatiques, la manipulation des produits sonores est devenue l’enjeu d’une industrie, engendrant tout d’abords l’essor et l’accès à des musiques peu connues, puis créant peu à peu une grande diversité de choix, et opérant maintenant une sélection drastique et exclusive en direction de produits standards. En définissant les cadres d’une rentabilité matérielle optimale, les industries musicales ont imposé des critères de plus en plus canalisants, si bien qu’aujourd’hui, la distribution des musiques indépendantes, non-standard, c’est à dire non-commerciales, a atteint un seuil d’inexistence jamais connu depuis 40 ans. Aujourd’hui, les labels indépendants des musiques de création (dans les domaines transversaux allant du jazz à l’électronique, aux nouvelles musiques instrumentales) sont bâillonnées. Le fossé est à son comble : quand bien même un “public” voudrait se procurer un produit non-standard, il lui est a priori quasiment impossible de le faire dans les circuits courants de la distribution. La disparition des disquaires indépendants et la monopolisation des circuits de diffusion par les grands groupes Fnac, Virgin, relayée récemment par la distribution dans les hypermarchés, a écarté toute production “non calibrée”. Celle-ci représente une part dérisoire, souvent distribuée dans des conditions fragilisées (mise en bac pour des durées d’à peine quelques jours, références et catalogues non suivis).
Aujourd’hui, face à la “solution culturelle”
Il est vrai que nous ne sommes plus aux champs, ni à l’usine, ni à brosser le linge ou à le ravauder pour l’hiver. Quel est donc ce vide qu’il faudrait remplir à tout prix ? Le temps partiel, les formes flexibles du travail et le chômage risqueraient-ils de dégager une activité libre qu’il faudrait objectivement s’empresser d’assigner, de contrôler ?
Les marchés économiques dictent des critères de visibilité dont les calculs correspondent aux espérances électoralistes et aux critères de réceptibilité maximale de messages facilement décodables. Il y a une collusion d’intérêts immédiats et complémentaires, une identification des marchés économiques, politiques et communicationnels, “Triple Alliance” des démocraties-marchés que Gilles Châtelet a très bien analysée [[Gilles Châtelet, Vivre et penser comme des porcs, Paris, Folio/actuel, Gallimard, 1999, p. 153.. Le désengagement progressif de l’état en matière de produits culturels s’accompagne d’une attitude “entrepreneuriale”, devant répondre à une satisfaction immédiate du public. L’état cède peu à peu aux règles du marché, qu’il reprend démagogiquement à son compte. Si un discours en faveur de la démocratisation articulait activement création et diffusion dans les années 1970-80, celui-ci ne trouve plus guère d’échos dans les politiques culturelles d’aujourd’hui, asservies au régionalisme et aux enjeux électoralistes. La décentralisation (et la déconcentration des budgets qui s’ensuit) favorise souvent le consensus social et tend à instrumentaliser les créations artistiques. On voit apparaître le profil zélé de “créatifs” destinés aux services des biens et profits sociaux-politiques. La culture tend à se modeler selon l’utilité qu’elle peut exercer dans la société : culture de loisir, culture-musée à consommer entre les repas, public fidélisé par tranches d’âges, cartes d’avantages, saisons d’abonnés, tourisme culturel mondial. L’horreur de la solution culturelle s’engouffre dans les moindres interstices de la vie, dans la voiture, dans les cars, au restaurant, en faisant les courses. Les logiques de profit mettent en place des objectifs et des “risques raisonnés” et abandonnent ce qui n’y entre pas. L’idée de “culture” rejoint l’élevage calibré, comme on l’entend des cultures d’huîtres. On vise l’exploitation, on distingue les espèces, les tailles, on segmente les générations, les races : l’immense marché de la culture repose sur l’orchestration communicationnelle des goûts, des pulsions, sous couvert d’une libération des aspirations, d’une adéquation des besoins : cultures “jeunes” pour-les-tout-petits, pour-les-pré-ados et les-déjà-grands, art-pour-tous/par tous. On exalte l’adolescence, puis la jeunesse, puis on organise le travelling du passé, on exhume les anciens.
Quelle insidieuse forme de fascisme se met en place dans l’impressionnante concentration des marchés et des industries culturelles ? Assiste-t-on à l’orchestration d’une culture de masse totalement cynique et méprisante, fondée sur une subtile subtilisation des contenus artistiques ? Pourtant la réalité de la fréquentation et la demande de matières d’expression artistiques et esthétiques est évidente. Bien qu’une instrumentalisation consternante soit en route, une certaine disponibilité de l’activité libre et l’accès à des outils performants débouchent sur de réelles pratiques de réappropriation subjectives. Il faudra cependant un certain temps avant que les possibilités de réorganisation via l’internet par exemple, réalisent une réelle circulation, au-delà des cercles identitaires, avec de nouvelles bases. Nous sommes dans une phase de redéfinition et de redistribution. L’enjeu serait aujourd’hui de passer d’une ère mass-médiatique à une ère post-médiatique [[Félix Guattari, Les trois écologies, Paris, Galilée, 1989, p.61..
La question d’un artiste aujourd’hui est d’échapper moralement et matériellement à la triple infamie de la concentration impitoyable des marchés, d’une culture démagogique et de l’individualisme communicationnel. Comment créer encore, sans soutien, sans filet ? Comment fuir l’orchestration socioculturelle ? Comment enrayer la fatalité de produits qui s’autodétruiront au seuil des normes de distribution ? Pendant que le rouleau compresseur de la standardisation mass-médiatique progresse impitoyablement, des artistes se regardent et se parlent davantage ces derniers temps. Ils affirment cet écart éthique, politique et poétique qui leur semble et leur reste nécessaire.
Flash-back
Nous évoquions récemment, entre amis, les circonstances qui nous avaient conduits à faire de la musique, à la transmettre, à l’écouter avidement, sous toutes ses formes. Bien qu’apparemment cloisonnée, constituée d’infinies différences, “d’appartenance à”, le marquage immatériel et pourtant territorial de la musique se prête aux inclinations à la dés-identification, aux métamorphoses et aux transformations, aux emprunts et aux (ré-)appropriations. Les racines dynamiques de la musique relèvent pour une grande part de l’immédiat, du décodage, et non d’une médiation culturelle a priori. Enfant, on entend très bien la musique des “autres”, leur différence… Bruits et rituels sociaux. Les bruits tardifs du café d’en face, le saxo dans le métro, l’heure de piano chez les voisins… et pour les nouvelles générations, la techno des boutiques de fringues, le rap à fond la caisse dans les voitures, la scansion nasillarde, imperturbable du walkman du voisin. Vive curiosité des signes, mimétismes, espaces convoités, l’immédiateté de la musique ne peut être mise en doute : l’empreinte est furtive, et d’autant plus intense.
D’ailleurs nous formions, dans ce groupe réuni ce jour, une multiplicité sans origine homogène : enfant d’émigrés, d’exilés, de réfugié politique, enfant d’artisan, de mineur, de docker. Enfants en rupture sociale, psychique, venus de familles étouffantes ou indifférentes, sortis de l’assistance publique ou des grandes geôles bourgeoises. Comment étions nous devenus cette musique- là, qui n’est pas une musique pour danser, ni pour chanter, ni pour se faire aimer facilement. Cette musique que l’on a qualifiée d’intellectuelle, d’engagée, de difficile à “comprendre”. Pourtant nous aimions danser, passer le temps futilement et nos choix étaient loin de considérations négatives, privatives. Faire le choix de la musique, à la fin des années 60, début 1970 – ce qui était notre cas – c’était faire le choix d’une manière de vivre et de sentir “Dig the sound, find your sound”. C’était le son et le corps, le cri et le bruit, les machines naturelles et les mélanges artificiels. Cela ne relevait plus d’une affaire de classe sociale, ni d’un devoir de se cultiver, mais c’était l’opportunité exaltante d’avancer, de guérir, de s’en sortir, de conjurer les impasses. La musique allait nous “donner une vie”, à laquelle aucun d’entre nous n’était socialement prédestiné. Ce fut une fuite, une appropriation, une façon totalement déraisonnable d’être ensemble, de construire à partir du rire, du rien, de l’enthousiasme.
Cette période était fraîchement irriguée par les vagues des deux décennies précédentes. Quelque chose de tout à fait nouveau avait fait son chemin après les années 50. La musique s’est chargée de contenus affectifs et politiques jamais considérés auparavant. Le domaine de l’art est sorti du consensus de classe. La pratique bourgeoise de la musique s’est effondrée, ou bien, si elle a continué, c’est de façon désuète, se coupant des forces de création qui déferlaient. On quittait “l’art” et son cortège de conventions, le sens de l’histoire comme “tradition”, le respect d’un savoir faire légitime, au profit d’une dimension poétique, inaugurale, pour la manifestation et la matérialisation d’idées de toutes sortes. Si bien que le terrain “de la création” devenait à faire, parce qu’il n’appartenait plus précisément à qui que ce soit “de droit”, mais devenait le territoire d’expériences et de rencontres, un possible chantier des sens et de l’esprit. Evénement inaugural, insoumission jubilatoire, cette musique valait pour sa puissance d’individuation sur un mode singulier, pour l’expression d’un territoire possible [[Deleuze et Guattari ont souligné combien affects et territorialité sont intimement liés et comment l’expression en assume avant tout la fonction de marquage : “c’est la marque qui fait le territoire “. Pancarte. Signature. De l’oiseau Scenopoïetes, au nourrisson ou à l’artiste, le facteur territorialisant est l’émergence même de qualités : couleur, odeur, son, silhouette. La fonction territorialisante de la ritournelle passe par un chevauchement de milieux hétérogènes, chevauchement du sémiotique et du matériel, devenir rythmique ou mélodique de forces “non-sonores” : les affects se territorialisent en devenant sonores. Voir Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, pp. 388-389..
Morton Feldman, compositeur américain, ami proche de John Cage et de Philip Guston, analyse avec précision la particularité de ce qu’il nomme la pression créatrice qui prend forme au début des années 50, terme qu’il oppose à l’art comme technique liée à la tradition : l’art n’a désormais plus à se mesurer à la légitimité de l’Histoire, il se mesure par sa propre capacité à s’écarter, à creuser l’inconnu, au sens propre. Il n’y a rien à “comprendre”, à “savoir”, à “croire”. L’art a fondamentalement partie liée à un hors-soi, à l’égarement, voire à la déraison avant de faire un pas, un “saut”. Feldman relate ainsi une courte période qui fut, selon lui, l’événement inaugural d’un “devenir mineur” dans les années 50 : “Ce qui fut grandiose dans les années cinquante, c’est que, pour un bref moment – disons, peut-être, six semaines -, personne ne comprenait l’art. Voilà pourquoi tout est arrivé. Parce que pendant une courte période, on a laissé les gens tranquilles. Six semaines, c’est tout ce que cela prend pour que les choses démarrent. Mais aujourd’hui, il n’existe plus d’endroit dans cette ville où se cacher pendant six semaines. Voilà ce à quoi cela ressemblait, d’être un artiste. A New York, Paris ou ailleurs” [[Morton Feldman, ” Transmettez mon meilleur souvenir à la huitième rue” (1968), dans Ecrits et paroles, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 187..
Par la suite, la musique intégrera le monde, les idées, les émotions, jusqu’à se confondre avec le dehors [[Pierre Albert Castanet, Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire du son sale, Paris, Michel de Maule, 1999.. Avec Cage, le bruit et le silence entrent dans le son. Avec Luigi Nono, les mots et les cris côtoient les machines – les distorsions du son électrique, traitements, mixages, fragmentations, collages enregistrés de sons réels – dans un engagement éthique et politique [[Dès 1965, Nono associe les contenus politiques et le mélange des sources sonores : A floresta è sovem e cheja de vida (1965), avec les voix du Living Theater, contre la guerre du Vietnam ; Contrappunto dialettico alla mente (1967-68) sur l’assassinat de Malcolm X et le meurtre des Noirs (etc.), voir, Luigi Nono, Ecrits, Paris, Bourgois, 1993.
Comment penser, saisir, sentir : il s’agit aussi de faire oeuvre de la vie. L’expérience éthique et esthétique puise aux racines dynamiques de la vie. Avec la conquête du monde, du cosmos, une connaissance et un savoir-faire empiriques s’élaborent patiemment, à l’écart des systématismes académiques. L’accès à l’art, son apprentissage, les ressorts de son élaboration inventive relèvent de connexions d’un autre type et les pratiques artistiques développent des relations autonomes, transversales, indépendantes de la lisibilité légitime ou “cloisonnée” de l’art. Sans doute est-ce cette priorité de la vie sur la légitimité d’un “savoir faire” qui fait que la modernité a été particulièrement marquée au cours du XXe siècle, si ce n’est par des figures autodidactes, par des oeuvres qui s’écartent de l’académisme : de Webern à Varèse, de Scelsi à Cage et Feldman, de Nono à Xenakis. L’écriture est intimement liée à une confrontation singulière de l’intelligence avec une raison qui se tisse dans les marges, dans un devenir-autre : l’exercice même de la liberté, de la création. La conquête de l’informel se confronte à l’absence de techniques appropriées et à la nécessité d’élaborer le matériau qui vaudra lui-même comme marquage et expression.
L’enjeu de la modernité fut celui de l’élaboration possible de territoires subjectifs, témoignant d’affects, de sensations, de visions. Cette brèche dans l’univers des représentations repose sur une appropriation des systèmes d’écriture et sur une extension de ses normes, au-delà du connu. La reconnaissance et le tissage de ces références reposent sur une logique des intensités libres. Salvatore Sciarrino, compositeur italien, évoquait récemment l’hypothèse d’une météorologie créative, indépendante des critères lisibles de la notoriété et des académismes [[Salvatore Sciarrino pose ainsi la question : “Nous pensons généralement que, pour laisser une trace dans l’histoire de la musique, il faut avoir atteint une grande notoriété. Mais qui sait si l’effet papillon ne vaut pas aussi dans la sphère artistique, autrement dit, si l’influence de présences marginales, transversales, oubliées, n’est pas réellement sous-évaluée, ou du moins supérieure à ce que l’on croit ? Ce genre d’influence ne serait pas mesurable directement sur la société contemporaine, mais plutôt dans une perspective temporelle et environnementale hors du commun et très dilatée. Nous devrions faire l’hypothèse de l’existence d’une météorologie créative. Du reste, Musil évoque une loi de la conservation de l’esprit : comme si la culture était soumise aux lois de la physique et de la chimie.”, Salvatore Sciarrino, dans “Il clima dopo Harry Partch”, programme du Festival d’Automne, Paris, 2000, p. 19.. L’art, du point de vue de la perception esthétique, se tient dans un rapport ambigu avec la visibilité de l’histoire et de la “société”. Il y naît et s’y insère (éventuellement), mais propose une entreprise de recadrage, de rupture de sens, qu’un réseau social peut s’approprier ou rejeter [[Félix Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, 1992, pp. 180-181.. L’art se compose intimement avec les formes sociales, avec ou sans les institutions, cependant dès lors qu’il entre en conformité avec une valeur, un prestige, une décoration morale, il entre dans la “culture”. Comment l’art, dans sa dimension singularisante, a-signifiante, pourrait-il être contraint à remplir des fonctions prédéterminées ? L’instrumentalisation de l’art par l’économie de marché, la démagogie politique et la communication procède alors d’une subtilisation de ses contenus politiques et subjectifs.
Énonciations subjectives
La question de l’énonciation subjective de l’art et de son expression dans le monde capitaliste est au coeur de la pensée de Deleuze et Guattari. L’art est avant tout abordé du point de vue de sa capacité à apporter (générer, engendrer) une différence, une modification des perceptions dans la façon de voir le monde, de le penser et donc d’agir. Il concerne chacun dans sa disponibilité aux sémiotiques a-signifiantes, aux affects pré-individuels. Les affects et devenirs impersonnels surgissent potentiellement de partout et s’adressent potentiellement à chacun. C’est le propre de l’homme quelconque, de pouvoir être disposé aux machines de l’univers. C’est pourquoi la question de la prédestination sociale, d’un préalable culturel est, en art, pour celui qui le réalise ou pour celui qui le “consomme” un problème mal posé. Les matières d’expression, les productions esthétiques, n’ont pas à être “légitimes” : les territoires esthétiques sont intempestifs, “inactuels” pour reprendre les termes de Nietzsche. On voit surgir un nouveau visage de l’artiste, inventeur, montreur d’affects, qui témoigne directement du monde par rupture de sens. Les perceptions esthétiques opèrent une déterritorialisation à n’importe quel degré du socius. Il s’agit d’affects qui relèvent de l’animalité, d’énonciateurs partiels qui se détachent et deviennent autonomes.
De Mille plateaux à Qu’est-ce que la philosophie, la littérature, le cinéma, la musique, la peinture sont le site d’un corpus foisonnant qui établi ses propres relations, ses propres vitesses dans lequel la forme d’expression et de contenu participent d’un même plan : la pensée-cinéma, la pensée-musique procèdent de l’agencement de percepts et d’affects. Deleuze et Guattari ont eux-mêmes adopté un mode “météorologique” proche de celui de la création et développé l’aptitude à opérer dans la pensée par relations d’intensités, par échanges dynamiques non linéaires, par contamination. Ils ont accueilli une logique des forces et des sensations. Loin d’un discours sur l’art, le souffle qui irrigue les créations artistiques suscite et participe à l’élaboration de concepts tels que la ritournelle, la théorie des devenirs et des multiplicités. Jamais le corpus de l’expression esthétique aura été à ce point convoqué dans son immédiateté, dans sa force non médiatisée pour soulever la question de l’énonciation subjective et du développement de machines productrices de signes, d’images, de syntaxes, incarnées dans la réalité sociale et politique. Sans doute est-ce cette expression non-dissociée de la forme, du contenu et du matériau, qui fonde une réflexion sur les machines sémiotiques et leur expression politique.
Au-delà d’un consensus postmoderne
Le consensus postmoderne semble évacuer toute pertinence de l’appropriation humaine des formes de contenu et de production éthico-politiques. Le renouvellement des techniques infirmerait la question des différences, des devenirs : il faudrait clore le chapitre à chaque changement de médium et se conformer à la légitimité de l’histoire (ou de sa fin), selon un principe régulateur résultant d’une analyse sociale et politique vouée à l’inertie.
Force est de constater que le marquage des différences est subtilement gommé et que tout indépendance éthique, esthétique et politique sombre dans l’indifférence. Loin d’un appareil critique faisant la part des choses en ce qui concerne les acquis de la modernité, le choeur postmoderne chante tour à tour l’oubli léthargique d’une pensée tourmentée, le rêve d’un recommencement, d’un retour au calme. On y distingue aussi la voix d’un renoncement pessimiste, non moins que la teneur d’une ressentiment teinté de revanche. La modernité n’aurait été que violence et prétention ? Certes elle s’est souvent faite remarquer par l’affirmation de différences sur un mode exclusif : le sérialisme a voulu marquer le siècle ; le structuralisme s’est érigé en discours régulateur, autoritaire ; l’empirisme s’est étendu avec un humour offensif ; l’électroacoustique a prétendu refaire le monde ; l’improvisation a lancé un cri vainqueur ; l’électronique a érigé son empire. Mais la pluralité des pressions créatrices et le ressort imaginatif de souffles nouveaux restent l’empreinte majeure d’un siècle qui n’a génialement cessé de construire la sortie d’un système clos, dépassé. L’équilibre hiérarchique des fonctions tonales ne permettait plus aucune évolution. Comment pourrait-on vouloir y revenir ?
La limite réductionniste du postmodernisme ambiant serait de préférer se passer de cette extraordinaire libération de la pensée dans la création (par crainte de devoir encore se plier à une contrainte ?), de préférer ignorer les ressorts qui s’y sont engagés et de prétendre faire désormais l’économie de cette aventure. Le triste consensus postmoderne draine désormais toutes les nostalgies, les réactions et les revanches. Ce savant équilibre neutralisant débouche sur la conformité aux pressions ambiantes et la récupération de l’art au profit d’un programme commercial et démagogique. Le ressort premier, existentiel, singularisant, devrait dès lors se soumettre et devenir un produit prévisible et rentable, une “production” prédéterminée par ses pespectives de consommation, destiné à un social préfabriqué. Une nouvelle forme de rejet fonctionne – c’est une histoire ancienne. Les artistes ont toujours été au service de puissances appropriatrices qui les promeuvent ou les rejettent : la religion, les princes, les classes bourgeoises, l’état. Serait-ce aujourd’hui l’intérêt des logiques consensuelles des démocraties-marchés, que d’assurer leur pouvoir sur le maximum de “ritournelles existentielles”, pour les contrôler et les maitriser ?
Face à l’ampleur des formes nouvelles et à venir d’un capitalisme informationnel aveugle, il est urgent de se réapproprier des formes possibles de production et de distribution. Un domaine tel que les musiques de création, non-commerciales par définition, doit réinventer son rapport avec le dehors, sortir des cadres préétablis de la culture. L’étouffement des formes et des contenus, consécutifs à une culture programmée, maintenue sous perfusion et sous contrôle, doit laisser place à de nouveaux agencements avec un social lui-même désireux de se recomposer.
Il est important que les productions esthétiques, qui relèvent de la subjectivité, reprennent en main leur capacité de proposition, dans les cadres existants comme sur le mode de nouveaux réseaux. De créer des conditions qui engagent un rapport direct avec l’élaboration artistique [[C’est le cas de ce que l’on appelle les “résidences” de musiciens, qui intègrent une activité dans un contexte social local, urbain, rural , voir “Les musiques de traverses”, Dominique Répécaud, Chimères n°40., à l’encontre de la commercialisation de la culture qui ne cesse de médiatiser et de détourner toute réelle capacité à établir des connexions plus existentielles. C’est aussi la nécessité de redéfinir les conditions de métiers déjà très fragilisés, pour lesquels les termes contractuels ne sont pas préexistants [[“L’auteur”, lorsqu’il n’est pas une star fabriquée, est souvent un genre d’artisan qui investit sa vie dans une pratique très peu rentable, et qui ne peut être “prestataire” : cette catégorie d’activité indéfinissable n’a ni chomage, ni couverture sociale, ni statut d’intermittent… Voir à ce sujet “Pour une reconnaissance économique et sociale du compositeur “, [http://collectifmusique.free.fr->http://collectifmusique.free.fr.
Ces conditions sont indispensables pour conjurer une culture mortifère et désincarnée et pour étayer une création qui se trouve actuellement en dangereuse voie de disparition. Les nouveaux outils technologiques ouvrent la possibilité pour les artistes de s’auto-organiser et d’assumer d’avantage leur production et leur distribution. L’internet permet une autonomie qui doit cependant s’allier à des forces collectives. Pendant qu’on voit les grandes distributions exterminer les labels indépendants, on voit ceux-ci commencerà s’associer et définir leur contenus et leur mode de distribution, comme par exemple les “allumés du jazz” [[“Les Allumés du jazz” sont un collectif qui regroupe une quarantaine de labels indépendants, (all.jazz@wanadoo.fr).. Une recomposition du tissu correspondant à la demande potentielle est à l’oeuvre. Cependant, il faudra du temps et il est peu crédible que des formes individuelles, isolées, puissent frayer au-delà de cercles restreints.
Les acquis de la modernité : discontinuité et molécularisation du matériau musical
L’invention se situerait aujourd’hui davantage vers des réarticulations nouvelles, entre des composantes qui cessent d’être en opposition. L’expérience de la plupart des musiciens intègre une pluralité de pratiques et de systèmes de références. Pour nombre d’entre eux, les catégories et les styles se sont chevauchés, interpénétrés : le son électrique se mêle à l’instrumental, les savoir-faire traditionnels côtoient l’improvisation autant que les nouvelles écritures savantes, l’électronique intègre le rythme et l’harmonie le bruit. Les oppositions exclusives n’ont plus de sens. Les pratiques musicales innovatrices explorent précisément ces franges qui laissent place à des réalités composites. Il ne s’agit pas de “retours à”, d’oublis ou de dénis, mais au contraire de la possibilité de tenir compte de tous les acquis de la modernité et d’utiliser toute la potentialité d’un matérialisme de la pensée et de la création, hors modèles. La disjonction n’est plus exclusive : elle est passage, réarticulation entre des composantes hétérogènes. Le tort d’une postmodernité hâtive et facile serait de vouloir faire du neuf, de faire table rase d’une trop grande richesse, d’ériger une nouvelle censure intellectualiste “tout cela, c’est du passé”. Alors qu’il n’y a jamais eu tant de coexistences existentielles et de déterritorialisation des savoirs, des moyens technologiques aussi bien que des pratiques et techniques. Plus que jamais, la musique est un art d’agencer le discontinu, car on ne part pas d’un modèle mais de molécules, de particules, de morceaux épars, anorganiques. Plus que jamais, la musique est en mesure de composer de nouvelles continuités, de penser l’hétérogène et cela dans une réelle pluralité esthétique. Plus que jamais les façon d’élaborer de nouvelles rencontres entre matériau et affects sont à même de se produire. Le travail des affects est de constituer des différences qualitatives, d’inscrire des perceptions transitives, des passages infimes entre les macro-perceptions. C’est pourquoi les matières d’expression ont un rapport très intense avec le moléculaire, qui tend, au delà du développement continu de la forme et de la variation du matériau, à “capter” des forces.
La molécularisation du matériau musical qui s’est mise en place tout au long de la musique du XXe siècle va de pair avec l’intelligibilité du monde des composantes et des variables qui a requis le regard exigeant de la science, non moins que celui de la littérature et des autres arts, sur la formation des événements complexes et sur le multiple. Cette pensée, désormais acquise dans de nombreux domaines, postule la base d’une réalité moléculaire et la possibilité de nouvelles discontinuités pour de nouveaux réenchaînements. Elle fonde aujourd’hui l’art du décomposable et du recomposable. La révolution électrique, puis la révolution électroacoustique et électronique des années 50, et celle, plus récente, de l’informatique musicale -, ont donné accès à la totalité des fréquences acoustiques puis à la numérisation et à la synthèse du son qui a permis une libération grandissante de la distribution des composantes, ainsi que l’organisation d’objets et de textures infiniment malléables. L’accès à l’analyse, à la simulation et à des réglages extrêmement fins constituent un véritable terrain d’exploration, non seulement technique mais aussi sur le plan de la perception et de l’écoute, qui entraînent de nouveaux découpages et de nouveaux mélanges. La représentation se libère autour de cette extraordinaire disponibilité engendrée par la possibilité de composer une variation quasi-infinie du continuum sonore.
La hauteur des sons par exemple, qui était fixe depuis des siècles dans le système polyphonique occidental, est devenue une variable mobile qui rejoint toute la potentialité acoustique, du bruit au son pur. L’accès numérisé à la potentialité acoustique renouvelle fondamentalement la conception du sonore. Le “total fréquentiel” redéfinit fondamentalement les relations interactives des paramètres du son. Désormais, le son est considéré comme un ensemble de composantes variables, dont la structure complexe et évolutive peut être modelée. L’instance moléculaire du son engendre un changement de posture sensorielle – de nouvelles manières de sentir, de nouvelles dispositions de l’espace et du temps et notamment de la naissance d’une diversité d’appréhension du sonore : de nouvelles relations de distances, une variété de points d’écoute, des processus de durées et de formes [[Les musiciens des années 1950-60 nous ont appris à entendre des transformations prises dans des relations d’ensemble qui se développent de façon massique, tels des événements météorologiques (Xenakis) ou de façon interstitielle, par retraits/ajouts réitérés dans des superpositions mixées, comme le traitement caractéristique de l’idée de “mobilité acoustique” chez Luigi Nono. Plus récemment, l’esthétique spectrale des années 1970-80 (Gérard Grisey, Tristan Murail) s’est caractérisée par une reconquête du perceptuel en cherchant à “entrer dans le son”, en décomposant et recomposant la structuration du son, du timbre sonore (enveloppe spectrale) aux formes d’attaques du son (les transitoires) “, dans “Affects et mobilité dans la musique”, Pascale Criton, Chimères n°39, Paris, 2000..
L’intérêt réside dans la façon de réarticuler des relations et dans la possibilité de toucher de nouveaux affects du temps, de l’espace, de la simultanéité et dans les champs perceptuels que la musique peut dégager. Il s’agit aujourd’hui d’atteindre les relations mobiles que la molécularisation du matériau peut engendrer, les réenchaînements de point à point qui permettront de nouvelles articulations et de nouvelles surfaces. L’intelligibilité se rapporte à la connexion, à la possibilité d’intégrer la variation à une trajectoire, à la possibilité de prendre place au sein d’un milieu mouvant où coexistent des forces simultanées. Pénétrer cette infime microvariabilité qui se déroule simultanément en tout point pour sortir des objets identifiés et réunir des champs de perception habituellement dissociés. Le geste ontologique de la création doit se détourner de tout académisme et échapper à la pression des modèles standards de l’industrie culturelle. La musique est un tissu de composantes hétérogènes, voire contradictoires, le site d’un transcodage, du frottement de surfaces, du détachement de fragments. La libre recomposition de continuités est le nerf de sa subjectivité.