En tête

Les filles de joie de la pensée

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Ce numéro s’affirme avec délices un rejeton de la pensée 1968. Cette tige isolée est un « sauvageon ». Nous sommes une des multiples tiges d’un rhizome qui s’étend sur tous les continents par des médias multiples.

Notre pensée est impertinente, nous l’assumons. Le rire est le propre de l’homme, a dit Bergson. Chose curieuse, cette pensée 68 que pourfendent nos ministres de l’Éducation nationale successifs – Jean Pierre Chevènement le fut avant Luc Ferry – est d’origine principalement française. Elle a eu le culot de métisser la pensée en faisant copuler le marxisme avec tout ce qu’il rejetait dans les ténèbres extérieures, en organisant des greffes systématiques, en emmanchant ce qui lui passait sous la main, et en multipliant les rejetons différents, voire antagonistes. Quelle horreur ! Arrière Satan, disent nos ministres : tout pourrait devenir bon à la condition d’être cultivé, les prostituées auraient à apprendre quelque chose à nos femmes, les sauvageons auraient fait une musique qu’écoutent nos enfants ? Halte-là, la reproduction se perd ! Où est notre domesticité : femmes, valets, chiens de garde, revenez !

Comme le montre le dernier symptôme de ce Rappel à l’ordre, le vote sur la protection de la Marseillaise, l’anti-pensée 68 est unanime chez ceux qui représentent la France. Il est interdit de s’occuper du sens de ce qu’on chante quand on est cultivé. La musique ne peut plus naître que dans les faubourgs et les banlieues. Comment les citoyens pourraient ils avoir envie de voter pour des représentants qui prennent des mesures aussi contradictoires avec le développement de notre culture et les efforts de paix de notre gouvernement ?

C’est dès 1981 que nous avons été condamnés comme la mauvaise cause de ce qui venait de se passer. Félix Guattari ne s’y est pas trompé et a multiplié les articles de prévention, réunis dans Les années d’hiver. En fait pendant vingt ans cela a été l’ignorance, l’oubli et puis aujourd’hui le rappel à l’ordre car les rejetons se multiplient. C’est que grâce à l’oubli on ne sait absolument plus où sont les racines. À force de taper n’importe comment on risque d’ailleurs de créer un grand vide. Pourtant dès le XVIIème siècle, La Fontaine prévenait lui aussi de faire attention. La fin de l’ancien régime approchait.

Le rappel à l’ordre peut nous faire souffrir, il ne nous fait pas peur, il peut faire courber l’échine de quelques tiges, il n’a pas plus que nous le pouvoir de contrôler le rhizome, à moins d’éradiquer tout. C’est la leçon de tous les mouvements, de toutes les guérillas, de toutes les révolutions : cela renaît toujours ailleurs. Les souvenirs, les cendres passent par delà la mort et informent les vivants. Les femmes qui ont écrit ce numéro sont toutes des juives allemandes autant que des italiennes, des néerlandaises, des belges, des espagnoles, des anglaises, des serbes, des croates et des françaises. Ce sont des Européennes qui construisent ensemble la résistance à toutes les formes de pensée mortifères qui ont permis la Shoah. C’est cette volonté de faire Europe, de faire monde, qui les a sorties du foyer domestique où petites filles elles se révoltaient déjà contre la reconduction d’un ordre injuste et raciste. Qu’est-ce qui leur avait mis cela dans la tête ? Cela dépend de l’histoire de chacune. Mais la pensée 68 a été pour toutes une main tendue pour comprendre, pour se forger son propre chemin.

Si nous sommes à nouveau capables d’écrire et de penser-femmes c’est d’abord parce que la construction de l’Europe avance et fait problème, que nous avons besoin de ressaisir nos identités multiples pour renvoyer les mauvais coups qui nous tombent dessus en pluie drue. Nous avons besoin de devenir étrangères à nous-mêmes, queer, en quête, pour deviser la vie. Nous rêvons d’un conflit israélo-palestinien devenu dialogue chanté, comme celui composé par Florence Baschet.

Penser-femmes ce n’est pas dénoncer l’oppression, c’est organiser la variation continue du genre féminin, sa libération. On parle souvent de l’action d’un mouvement comme d’une pression faite sur un gouvernement pour qu’il prenne des mesures qui nous conviennent. Mais c’est penser le mouvement déjà formé, et proche de son déclin, si sa revendication vient à être satisfaite. Il n’y aura alors plus de raison de lutter. Or le mouvement se forme en amont. Des femmes viennent voir quelque part comment sortir d’elles-mêmes, comment sortir de chez elles, comment ouvrir ce fort intérieur contre les murs duquel elles se cognent. Dans ce mouvement les femmes queer, déjà en mouvement, font repère. Les désirs, les chemins qui mènent au mouvement sont multiples ; les identités rendues publiques forment une diversité qui rend inutile tout mimétisme. La Femme devient nue, voire invisible, dans le mouvement, d’une nudité ou d’une invisibilité propre à chacune, d’une pluralité qui rend présent l’infini de celles qu’on définit socialement comme femmes. Fini la servante du seigneur, la femme de son mari, la bonne de son maître, la secrétaire de son patron. Vive les femmes. Ce qui court entre les femmes présentes c’est la vie, l’attirance, l’amour, et leurs contraires.

L’homosexualité dans le mouvement est un amour entre humaines aux différences cultivées. Dans la variation continue du genre produite par le mouvement des femmes, l’homosexualité masculine trouve une nouvelle interprétation ; elle devient elle aussi expérimentation du genre, au-delà des limites du masculin éventuellement. Ainsi libérée elle se développe. Ce développement, tout à la joie de la sortie à l’air libre a peut-être été fait sans prudence. L’épidémie de SIDA, apparue à ce moment là, a rappelé à l’ordre de la conjugalité.

La venue à la surface publique de l’homosexualité féminine fait rêver certaines et certains d’un monde où le genre serait aboli ; le devenir-femme serait l’horizon de nos vies d’humains. Il me semble qu’il s’agit là d’une pensée encore prise dans la domination : le peintre, ou sa plume, se situe à l’extérieur du tableau et lui confère un sens soumis à l’approbation du maître, du lecteur, supposés imposer à la réalité qu’il en soit ainsi. On fabrique une belle image de ce qui devrait être. On ne procède pas différemment des magazines féminins; seul le choix d’images change.

Le problème majeur de la pensée 68 c’est que son oralité, sa transmission directement jouissive, sont restées enfermées dans l’université, dans le cadre des cours, des séminaires, des rituels de l’ensaignement,de la castration. En l’absence de revenu garanti comment faire autrement ? Ces rituels sont pour les sociétés modernes l’équivalent symbolique des scarifications, des marques de l’intégration. L’interdiction de l’enseignement aux femmes les a longtemps exclues de la jouissance savante. Le laissez-faire actuel est moins ouverture réelle qu’indifférence croissante à la jouissance et à la création.

L’ensaignement scolaire et universitaire apprend à savoir obéir pour savoir commander, dit-on à l’École Polytechnique, et dans l’ordre des Jésuites. Mais attention : l’ensaignement, la passion du maître pour la greffe des sauvageons, ne sont féconds que si le maître est lui-même en quête, en recherche du milieu où il officie. Pour l’obliger à ce travail Ignace de Loyola avait trouvé la lettre : la lettre, bien plus efficace que le panoptique. Le petit maître écrit au grand maître une lettre par mois, librement quant au contenu, régulièrement quand au rythme. Et le grand maître répond quand il a envie, peut-être jamais. Et le petit maître s’acharne à obtenir la réponse du grand-maître en préparant une plus belle lettre grâce aux informations que lui donnent les sauvageons qu’il évangélise et domestique ainsi à son projet.

On n’ensaigne bien, Ignace dixit, que si cela permet d’apprendre en même temps, et on montre qu’on apprend en faisant rapport à ceux au nom de qui on enseigne. Les connaissances que transmettent les enseignés, leur entourage, leur milieu, doivent être originales. Enseigner en banlieue aujourd’hui est parlé de manière aussi exotique que les missions jésuites d’autrefois. Enseigner en banlieue n’est possible que si on cherche à y apprendre la dite banlieue, si on transforme les élèves en informateurs sur leur propre monde, si on les accepte comme experts de ce qu’ils font, de l’endroit où ils habitent. Cette reconnaissance est la condition première pour qu’ils puissent apprendre quelque chose, pour qu’ils acceptent d’ouvrir le coffre-fort intérieur où ils gardent la richesse qu’on leur nie. Ils sont nés en banlieue, ils ont été mis au monde en banlieue, et les autorités disent que c’est un endroit où il ne fait pas bon vivre. Comment écouter un mot de plus de n’importe quelle discipline ? Dans cette négation initiale tout est reçu comme un coup de fouet.

En banlieue comme avec les femmes, avec tous ceux qui sont censés ne pas savoir de quoi ils parlent, ni ce qu’ils sentent, ni ce qu’ils savent, il faut mettre en place des auto-enquêtes, des enquêtes libres, collectives ; des enquêtes ouvertes, en rhizomes, en réseaux, sur des hypothèses communes, et dans un cadre plus vaste que soi-même, ou son petit groupe. Les « auto-enquêtes » présentées ici sont des enquêtes de forme libre, entreprises soit par des individues plus ou moins théoriciennes soit par des femmes qui vivent dans des groupes qui se sont rencontrés au Forum social européen de Florence en 2002. Deux revues étaient présentes et publient en commun certaines parties de ce dossier, Posse en Italie et Multitudes en France. L’enquête libre sur hypothèses communes nous paraît une forme de travail insuffisamment expérimentée, qui permet de garder l’énoncé en première personne caractéristique du mouvement des femmes, tout en l’articulant à la recherche de notions communes et d’idées adéquates. L’adéquation s’éprouve d’après Spinoza par la joie, la joie du corps qui pense et sent son mouvement.