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Les institutions démocratiques peuvent-elles faire un usage “efficace” des ressources morales?

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I. MODES DE PRODUCTION CONTRE MODES DE PARTICIPATION

[[Les auteurs entendent remercier David Held pour l’aide précieuse qu’ont apportée les critiques et suggestions qu’il a bien voulu faire à l’ébauche de cet essai.On a pu remarquer que la « démocratie » est devenue une formule universelle de légitimation pour toutes sortes de sociétés radicalement différentes, dotées de diverses formes de gouvernement et de participation politique (Held 1987: 1). Vers le milieu des années 70, il n’y avait pratiquement pas un seul régime, du Chili à la Chine, qui ne prétende être « démocratique » d’une façon ou d’une autre, fût-ce celle d’un processus de transition vers un certain type de démocratie. Le terme « démocratie » semblait ainsi avoir perdu son caractère discriminant. Il ne permettait pas de mettre en relief des différences significatives entre divers systèmes socio-politiques. Bien entendu, on pouvait accoler au mot « démocratie » des qualificatifs tels que « libérale », « autoritaire », ou « populaire », afin de distinguer certains types spécifiques ou certaines particularités structurelles des gouvernements qui, quelle que fût leur importance, passaient néanmoins souvent pour moins significatifs que d’autres dimensions de l’analyse comparative.
Car il est devenu assez commun au XXe siècle de caractériser les sociétés du point de vue de leur système économique et social, et en particulier de leur niveau de développement économique et technologique par rapport à l’ensemble de l’économie mondiale. Il apparaissait intellectuellement plus respectable de diviser la planète en « Premier », « Second », « Tiers » et parfois « Quart »-monde que de distinguer les pays « démocratiques » des pays « non-démocratiques », étant donné que cette dernière catégorisation présuppose une définition péremptoire de la notion contestée de « démocratie ». Les différences afférentes aux diverses formes de gouvernement et en particulier leur version spécifique de la « démocratie » semblaient appartenir aux superstructures de ces sociétés – et à l’arsenal idéologique du conflit mondial entre « capitalisme » et « socialisme ». On avait tendance à considérer que c’étaient les caractéristiques socio-économiques et technologiques qui constituaient le critère de distinction le plus objectif et la dimension fondamentale dont les variables politiques n’étaient que des dérivés.
Bien entendu, ou du moins c’est ce que nous souhaiterions démontrer, cette description « matérialiste » des sociétés, jusqu’ici acceptée comme une convention commode, est en train de perdre beaucoup de sa plausibilité. Il y a à cela plusieurs raisons. Tout d’abord, l’idée qu’on peut sans ambiguïtés assigner à chaque société nationale un « mode de production » ou un « stade de développement » bien défini apparaît clairement dépassée. Il y a tout autant de variétés singulières de « capitalisme » (de l’Autriche à Singapour) que de types de « socialisme » (de la Norvège à la Corée du Nord) ; quant à la catégorie passe-partout de « sous-développement », les intellectuels Brésiliens lui ont fait un sort analogue en décrivant leur pays comme la « Belginde », soit « la Belgique mélangée à l’Inde ». Il nous semble extrêmement significatif – et c’est un phénomène qu’on n’a pas assez relevé – que ce soient justement les pays « socialistes » (ceux du Comecon), c’est-à-dire ceux dont l’auto-identification officielle repose sur la doctrine de partis marxistes-léninistes, qui soient actuellement engagés dans un processus de réformes majeures en commençant par des transformations fondamentales de l’organisation politique de leurs sociétés – ce qui du point de vue de la doctrine officielle revient à mettre la charrue avant les boeufs. Gorbatchev a commencé la réforme de l’économie soviétique par une réforme substantielle des institutions. La Pologne se bat pour sortir d’une longue période de déclin économique en organisant un nouveau contrat social – au sens littéral de cette expression -, dont les clauses les plus importantes visent à l’instauration d’une représentation démocratique et d’un gouvernement responsable. La Hongrie est le premier pays socialiste à introduire un système pluripartiste et des élections libres sur le modèle des démocraties libérales, et à abolir le caractère « socialiste » du pays tel qu’il est inscrit dans la constitution. Et ces changements sont perçus par les habitants de ces pays comme décisifs et émancipateurs – tout comme les peuples grecs, espagnols et portugais (sans parler de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay) ont perçu leur propre « transition démocratique » comme un changement bien plus significatif qu’une avancée sur la voie du développement économique, et comme un signe porteur de l’espoir que de telles avancées auront lieu dans l’avenir. Il est clair que la demande de démocratie politique est en train de connaître une renaissance inattendue.
Contrairement à la plupart des versions de la doctrine marxiste, ce n’est plus le développement « autonome » des forces productives qui donne naissance à de nouvelles institutions et à de nouvelles formes de souveraineté populaire, mais, à l’inverse, il s’avère que les institutions et les procédures démocratiques ont le caractère de forces « productives » et émancipatrices sui generis, étant donné qu’en dehors de leurs aspects strictement politiques, elles passent pour être capables de stimuler le système économique et d’ouvrir la voie au progrès économique et social. Désormais, c’est de nouveau sur l’axe du politique et des institutions que les sociétés révèlent – y compris à leurs propres yeux – leurs différences les plus significatives (tant par rapport à leur propre passé que par rapport aux autres sociétés), et non plus prioritairement sur l’axe des forces productives et/ou des rapports de production. Qui plus est, ceux-ci sont de plus en plus perçus comme un dérivé de ceux-là, et non le contraire.
Bien entendu, il ne faut pas l’entendre comme la victoire finale du modèle occidental de démocratie libérale, quelle que soit la conception qu’on en ait, au vu des différents types de régimes démocratiques que connaissent même les pays occidentaux. Après la Deuxième Guerre mondiale, les pays européens ont relativement bien réussi à atténuer et à domestiquer les conflits de classe en conciliant le capitalisme et la politique démocratique de masse grâce à l’instauration de l’Etat-Providence keynésien. Néanmoins, le modèle qui rend en régime capitaliste démocratique compatibles rationalité individuelle et rationalité collective s’épuise. A l’intérieur de ce modèle, c’est la puissance militaire, la sécurité obtenue par l’intermédiaire du contrôle bureaucratique, la rationalité instrumentale et la croissance économique qui sont considérées comme la clé du progrès global de la société et de la solution de tous les principaux problèmes sociaux. La rationalité de l’action est censée contribuer à la perfection du « système ». Cette équation est évidemment de plus en plus remise en question. On peut se demander à juste titre s’il suffit que les acteurs sociaux – qu’il s’agisse de collectivités ou d’individus – observent le plus fidèlement possible les règles de ces rationalités sectorielles pour qu’ils satisfassent simultanément aux exigences du bien collectif (que les rapports de productions soient socialistes ou non). Nous essaierons de démontrer qu’il est nécessaire d’envisager à cet égard un modèle d’institutions adéquates ou « appropriées » (Match/ Olsen) susceptibles de modifier la rationalité de l’action dans un sens favorable à ces exigences avec elles.
On pourrait penser que l’expérience plutôt réussie et relativement satisfaisante dans l’ensemble des démocraties occidentales avec les dispositifs institutionnels qu’elles ont adoptés à la fin de la dernière guerre tend désormais à les mettre dans une situation comparativement moins avantageuse, étant donné que les « pressions » en faveur de la rénovation des institutions face aux nouveaux conflits et aux nouveaux clivages sociaux a diminué bien plus que dans les « pays en voie de démocratisation ».
En raison de certains des changements structurels qui ont affecté les sociétés modernes, l’idéal du « progrès » – technologique, économique, militaire, social et culturel -, qui sous-tendait et stimulait puissamment l’optimisme du XIXe et du XXe siècle (malgré la barbare régression constituée par le fascisme), s’est dissipé. Le concept de « limites de la croissance » se réfère avant tout à des problèmes physiques tels que les atteintes à l’environnement, les changements climatiques ou la surpopulation ; mais ses implications sont fondamentalement politiques et sociales. B défie la rationalité inhérente à notre civilisation industrielle et à ses institutions politiques parce qu’il remet radicalement en cause leurs postulats fondamentaux et leurs certitudes presque religieuses. La vision fondamentalement « moderne » selon laquelle l’usage que les individus font de leurs capacités rationnelles peut contribuer, par l’intermédiaire d’institutions politique et économique appropriées, à leur progrès et à leur bien-être collectif, est en train d’être mise en question. C’est le cas tout au moins des institutions et des procédures politiques censées servir de médiation entre la rationalité des acteurs et la désidérabilité des conséquences du processus politique.

II. LES FONDEMENTS THÉOLOGIQUES DE LA THÉORIE POLITIQUE MODERNE

On peut considérer que la « démocratie » est dans le monde moderne la seule formule capable de légitimer toutes sortes de régimes politiques différents. Des théoriciens aussi dissemblables que Carl Schmitt et Joseph A. Schumpeter ont eu sans doute raison de signaler que la croyance en la démocratie peut être interprétée comme une version sécularisée des dogmes élémentaires de la théologie chrétienne (Schmitt : 49 ff. ; Schumpeter : 265 ; cf. également Taubes ; Merkl/Smart). Selon ces auteurs, l’omnipotence démocratique du peuple et du législateur ont remplacé la Volonté Toute-Puissante de Dieu, dont les commandements sont la source ultime de l’ordre de ce monde, et l’égale dignité de chaque individu dans la démocratie moderne reflète la croyance chrétienne selon laquelle « le Sauveur est mort pour nous tous : Il ne fait pas de distinctions entre les personnes ou les statuts sociaux » (Schumpeter : 265).
A la lumière des conflits politiques qui déchirent actuellement l’Irlande, la Pologne, l’Amérique latine, le Liban, Israël, l’Iran, l’Union soviétique et nombre d’autres pays, on peut raisonnablement faire l’hypothèse que cette relation étroite entre religion et politique n’est pas une caractéristique exclusive du monde chrétien et que le combat pour un ordre politique nouveau revêt les attributs d’une cause sacrée dans le monde entier (Panikkar : 53).
C’est en prenant conscience du fait que la conception du bien commun est la version sécularisée de l’« ordre divin » – et donc elle-même une idée religieuse – que nous pouvons comprendre pourquoi le principe politique avec lequel elle a le plus d’affinités est la démocratie : la religion se consacre à la réalisation de la plénitude de la vie humaine en reliant celle-ci à l’ordre divin, et la politique, dans sa version la plus exigeante, s’engage à faire de l’homme le créateur de sa propre destinée en ce monde. Il n’est donc guère surprenant que la seule alternative à la légitimation démocratique du pouvoir soit la théocratie. Malgré nombre de divergences inconciliables, la théocratie et la démocratie mettent en avant la même exigence : le destin de l’humanité a besoin d’être justifié par la volonté d’un créateur qui relie les hommes à un ordre supérieur – qu’il soit divin ou profane. Cette référence au concept de Théologie Politique (ou bien, pour ainsi dire, à l’idée d’une « transcendance immanente ») peut nous aider à saisir la tension qui existe entre l’exigence que l’ordre politique soit « juste » et « bon » et le caractère omnipotent du souverain – une tension qui ne peut se manifester que lorsque nous ne pouvons faire appel à l’autorité d’aucune norme extérieure, d’aucun principe de justice transcendant ; si nous sommes nous-mêmes les créateurs de l’ordre juste, sur la base de quel principe pourrions–nous raisonnablement nous y opposer ? L’histoire de la théologie chrétienne démontre amplement qu’il est bien difficile de savoir si la Volonté de Dieu doit être considérée comme toute-puissante parce qu’elle est intrinsèquement juste, ou bien si au contraire elle doit être considérée comme intrinsèquement juste parce qu’elle est toute-puissante.
Les Droits de l’homme ne pouvaient guère protéger l’individu dans son absolue nudité naturelle ; ils étaient bien plus l’expression de son isolement que le dépassement de cette situation, parce qu’ils ne pouvaient plus indiquer à quelle communauté il appartenait. Mais en elle-même, la souveraineté du peuple ne pouvait non plus le sauver des incertitudes de son statut atomistique de maître et seigneur de lui-même, car la participation de l’individu à la toute-puissance du souverain ne le renseigne pas sur ce qui est juste. Depuis les origines de la théorie démocratique, les théoriciens ont dû affronter ce problème : comment garantir que le nouveau « Dieu mortel » ne soit pas seulement tout-puissant – attribut que l’on pouvait déduire de l’autonomie de l’individu et des principes naturels de liberté et d’égalité – mais également juste et sage. En d’autres termes comment pouvons-nous nous assurer que, les hommes n’étant bas des dieux, bien qu’ils aient substitué leurs propres maximes aux commandements divins, ces maximes ne sont pas seulement l’expression de leur volonté souveraine mais aussi celle du bien commun ? II était certes fort difficile de justifier la souveraineté populaire et l’auto-gouvernement comme des conséquences de la liberté et de l’égalité, mais c’est une tâche encore plus difficile et probablement impossible que de justifier l’auto-gouvernement du peuple si celui-ci est enclin à succomber aux faiblesses et aux perversions inhérentes à l’humanité.

III. INTERETS, CONTRÔLES ET VOLONTÉ GÉNÉRALE

Au cours de leur histoire, les institutions démocratiques ont fait appel à divers types de compétences morales des citoyens pour les motiver dans l’accomplissement de leurs obligations civiques envers le corps politique tout comme envers leurs concitoyens. Les plus éminentes de ces compétences morales sont la vertu, la raison et l’intérêt.
Quoi qu’il en soit, les auteurs de la Constitution américaine n’ont pas choisi de mettre l’accent sur la vertu et la raison comme fondements inébranlables de la République (cf. Pangle). Et ils étaient tout à fait sceptiques quant aux capacités de la raison à gouverner la volonté collective du peuple. Madison lui-même doutait de la notion de volonté collective, car il tenait pour impossible qu’une telle volonté puisse émaner librement d’une société civile homogène ; il y voyait plutôt l’attribut d’un gouvernement héréditaire ou autocratique. Il ne déplorait d’ailleurs nullement cette impossibilité d’une volonté unitaire émergeant du sein de la société civile, car il voyait dans la fragmentation et la désunion de celle-ci un garant de la préservation de la liberté universelle. Il se basait en effet sur le fait qu’« il existe nécessairement diverses sortes d’intérêts chez les diverses classes de citoyens » et que « malgré que toute l’autorité… sera dérivée de la société et dépendra d’elle, ladite société sera divisée en tant de partis, d’intérêts et de classes de citoyens, que les droits de l’individu, ou de la minorité, ne seront guère menacés par les combinaisons intéressées de la majorité » (Federalist : 51/323, 324). Ainsi la démocratie américaine déchargeait-elle le peuple souverain du lourd fardeau de mener à bien la tâche presque sacrée de définir et de réaliser le bien commun. En lieu de quoi le modèle se restreignait à la création d’institutions (telles que le droit à la propriété privée et la séparation des pouvoirs) susceptibles (a) de permettre aux individus de promouvoir leurs différents intérêts et leur idée particulière du bonheur, tout en (b) évitant simultanément le danger qu’un gouvernement tout-puissant impose au peuple son idée du bonheur collectif. Au lieu d’« unifier » les citoyens sur la base d’un quelconque vouloir collectif, les pères fondateurs ont jugé plus prometteur de s’engager dans la direction contraire et de favoriser la diversité et la fragmentation des intérêts. D’une certaine façon, on peut considérer ces institutions comme de la vertu à l’état « congelé » ou « sédimenté », qui font par là même de la pratique de vertus telles que la sincérité, la sagesse, la raison, la justice et pour tout autre qualité morale exceptionnelle un exercice relativement facultatif – tant de la part des gouvernants que des gouvernés. Cette ingénieuse machinerie est évidemment bien moins exigeante sur le plan moral que ne le serait un autre type de démocratie – celle qui prendrait en charge l’aspiration du peuple à une rédemption profane à travers une révolution plus ou moins permanente des conditions sociales qui exposent les hommes à la souffrance, à la pauvreté, à l’oppression, à l’humiliation, à la dépendance, à l’ignorance et à la superstition.
On rencontre ce type d’aspiration au principe de la Révolution française, qui fut avant tout un enchaînement de révolutions sociales – soit successivement une révolution de la noblesse, une révolution de la bourgeoisie, une révolution des masses urbaines et une révolution paysanne (Lefebvre) – tout au long duquel le sort de chaque individu apparaissait inéluctablement lié à celui de tous les autres. Ce n’est pas par hasard que cette révolution a eu lieu dans un pays catholique où règne la conviction que toutes les âmes sont égales devant Dieu et que ce n’est pas par l’excellence et la supériorité personnelles que l’on obtient le salut, mais que celui-ci est l’expression de la miséricorde divine à l’égard des pauvres et des malheureux : un tel credo, quand il est sécularisé, nourrit l’idée d’une émancipation collective à travers la révolution sociale. (Notons en passant que l’impact d’une Théologie Politique innervée par le concept de révolution sociale, et donc d’émancipation collective, est particulièrement vigoureux dans les pays catholiques de ce qu’on appelle le Tiers-Monde, surtout en Amérique latine.) La notion de souveraineté populaire était donc associée dès l’origine à celle de la volonté indivisible d’un corps collectif, qu’il s’agisse de la nation, de la république, ou du peuple uni, tandis que les médiations et les mécanismes institutionnels passaient pour secondaires. « Peu importe comment une nation veut, il suffit qu’elle veuille ; toutes les formes sont bonnes et sa volonté sera toujours la loi suprême » proclamait l’abbé Siéyès – qui était d’ailleurs un théologien catholique – à la veille de la révolution.
Il ne fait pas de doute que pour Siéyès la volonté de la nation était intrinsèquement raisonnable, car il était inconcevable – surtout à l’époque des Lumières – qu’une volonté arbitraire puisse devenir loi. Pas plus que la volonté de Dieu, la volonté du peuple ne pouvait errer ; par la simple venu du fait qu’elle était celle du peuple, cette volonté ne pouvait être que « raisonnable », « juste » et « vertueuse ». Cette équation était évidemment influencée par la façon dont Rousseau déduit la volonté générale dans le Contrat social. Quand Rousseau formule l’idée « que la volonté générale est toujours bonne et vise toujours le bien commun » (II/3), cela n’implique pas pour lui, comme certains commentateurs l’ont prétendu, que la volonté empirique du peuple soit intrinsèquement bonne ou morale par essence. Il dispose en fait d’un meilleur argument, à savoir d’un argument proprement procédural. Car il radicalise – en l’inversant – une clause établie par Montesquieu pour garantir le caractère raisonnable de la loi. D’après Montesquieu, en régime démocratique, les législateurs devraient toujours être soumis à leurs propres lois. Rousseau retourne ce principe : au lieu de déclarer que « les auteurs des lois doivent également y être soumis », il inverse la proposition en formulant l’idée que « le peuple qui est soumis à la loi doit également en être l’auteur » (II/6). Quelle est l’implication de cette inversion et que signifie-t-elle ? D’après chacune de ces maximes, la loi est générale en ce qu’elle s’applique aux gouvernants-législateurs comme aux gouvernés. Mais le principe de Montesquieu n’exclut pas la possibilité qu’un législateur qui s’avérerait – en raison de caractéristiques particulières (masochisme, par exemple) ou de sa situation économique privilégiée – incapable d’être affecté négativement par le contenu de la loi impose des souffrances illégitimes aux gouvernés. Dans ce cas, bien que la loi s’applique également au législateur, les conséquences de son application ne sont pas les mêmes pour lui que pour tous les autres. On ne pourrait éviter une telle éventualité que si la situation économique, les intérêts, les besoins, les sentiments et les
préférences du législateur et ceux des citoyens sont suffisamment semblables pour que la loi les affecte de la même manière. C’est précisément là l’objet de la maxime de Rousseau. Etant donné que c’est le même sujet qui respecte la loi et qui en est l’auteur ; étant donné que ce sujet n’est autre que les classes populaires ; étant donné, enfin, que chaque individu participant au processus de formation de la volonté législatrice, au processus de libéralisation sur le contenu de la loi, considère en premier lieu la situation de ses semblables (et ne prête donc guère attention aux éventuelles conditions « exceptionnelles » d’ordre économique ou autre sous lesquelles la loi pourrait s’appliquer), l’impact social de la loi tendra à être extrêmement égalitaire par le seul effet des procédures employées. Il ne s’agit pas là d’une simple inclination psychologique des législateurs ordinaires, mais de la condition normative d’une loi substantiellement juste (ou « démocratique ») et donc effectivement contraignante[[On sait par ailleurs que Rousseau ne manifeste aucune certitude quant à la faisabilité de cet ordre égalitaire..
Si nous avons consacré ces quelques paragraphes aux conceptions respectives de la souveraineté populaire des pères de la Constitution américaine et de Rousseau, ce n’est pas seulement pour expliquer que le rapport entre souveraineté et raison a des racines bien distinctes dans les deux traditions révolutionnaires, mais également parce que ces incarnations contemporaines sont largement affectées par ces traditions.
A première vue, on peut être surpris que ce soit précisément la théorie de la démocratie qui présuppose l’égalité la plus poussée des citoyens qui ait pu nourrir la révolution dans un pays caractérisé par une extrême inégalité des conditions, tandis que la théorie de la souveraineté populaire qui a prévalu dans les colonies américaines, où les inégalités économiques et sociales étaient plutôt limitées, excluait catégoriquement la possibilité d’une volonté et d’un intérêt communs émanant d’un peuple unifié. Ce paradoxe s’explique pourtant si l’on considère le caractère social de la Révolution française, contrairement à la Révolution américaine qui, outre le fait qu’il s’agissait d’une lutte pour l’indépendance nationale, était une révolution purement constitutionnelle et explicitement conservatrice du point de vue économique et social. Une révolution sociale détermine le destin du peuple tout entier et par là même relie étroitement celui de chaque individu au sort de sa catégorie sociale. Quand Rousseau dit que personne ne peut travailler pour soi-même sans travailler simultanément pour la communauté, il ne se contente pas de présenter une version sécularisée de l’injonction chrétienne d’aimer son prochain comme soi-même, mais il se fait le précurseur inconscient des dimensions sociales de réciprocité et de solidarité. Cette conception de la démocratie et l’idée de révolution sociale se renforcent mutuellement, car la perception du peuple comme une personne morale accentue le caractère collectif de son destin et l’authentique égalité de ses membres, orientant ainsi leurs espoirs vers l’idée d’émancipation sociale : « l’image d’une “multitude… réunie en un seul corps” et guidée par une unique volonté était l’exacte description de ce qu’ils étaient dans les faits, car c’était la quête du pain quotidien qui les mettait en mouvement, et le cri de ceux qui exigent du pain est toujours articulé d’une seule voix » (Arendt, 1963: 89).

IV. TRADITION AMÉRICAINE ET TRADITION FRANÇAISE DANS LA THÉORIE DÉMOCRATIQUE ÉQUILIBRE DES INTÉRÉTS INDIVIDUELS CONTRE RÉALISATION DU BIEN COMMUN

La tradition américaine ne considère pas la politique de masse et la souveraineté populaire comme des idées incontestables mais comme des phénomènes potentiellement dangereux. On doit réfréner les passions – tant les passions du peuple (et avec elles les « factions » irréconciliables qui ne peuvent manquer d’émerger du sein de ce peuple) que celles des élites politiques qui sont toujours tentées d’exploiter le pouvoir gouvernemental à leur propre profit. Pour neutraliser le danger des passions, du despotisme et des factions, il faut instaurer une structure institutionnelle essentiellement fondée sur un système de contraintes et de contrôle croisés. En premier lieu les intérêts se restreignent les uns les autres au sein d’une société de marché fondée sur la garantie légale de la propriété privée et la liberté des échanges. En second lieu, les intérêts restreignent les pouvoirs gouvernementaux par l’intermédiaire d’un réseau dense de droits démocratiques, parmi lesquels les plus importants sont le droit de vote et la liberté de la presse. Enfin, en dernier lieu, les pouvoirs restreignent mutuellement par l’intermédiaire d’un ensemble complexe de droits et de compétences exercés par les représentants de chaque institution politique, à savoir des Etats, du Gouvernement fédéral, de la Présidence, du Congrès, de la Cour suprême et des Forces armées.
Il en résulte un régime construit autour de l’idée que chacun est libre de chercher à réaliser sa propre conception du bonheur. Aucune conception collective du bonheur ou du salut, aucune mission inhérente à tel ou tel groupe particulier ne peut s’accomplir par l’intermédiaire des institutions politiques : c’est l’activité associative au sein de la société civile qui seule peut en être le vecteur. Le bien commun n’est autre que l’assurance qu’a chaque citoyen de pouvoir jouir en toute quiétude de son bien individuel. Un tel modèle de démocratie ne repose évidemment pas sur des hypothèses particulièrement optimistes quant aux qualités morales que les citoyens sont susceptibles de mettre en jeu dans le cadre de leur participation démocratique, – bien qu’il ne puisse fonctionner en l’absence de tout réquisit d’ordre moral, puisque les citoyens sont censés être à la fois capables et désireux de respecter l’intérêt commun minimal que constitue la préservation des règles du jeu constitutionnel et des moeurs civilisées, plutôt que de se lancer dans des luttes d’intérêts anarchiques et individualistes. En ce qui concerne les compétences morales, la tradition américaine – et la pensée politique libérale en général – s’appuie sur des postulats réalistes et empiristes (plutôt qu’idéalistes et rationalistes). Lesdits postulats reposent eux-mêmes sur un syllogisme du type : si les hommes ont des intentions moralement « mauvaises », comme on doit en faire l’hypothèse d’un point de vue réaliste, il est absolument prioritaire de neutraliser l’impact potentiellement dangereux de ces intentions sur le processus démocratique. Si, toutefois, ces intentions s’avèrent moralement désirables, il doit leur être loisible de s’exprimer le plus largement au sein des communautés et des associations de la société civile ; il s’ensuit que l’ordre politique lui-même peut se permettre d’être pour sa part assez peu exigeant sur le plan moral. En conséquence de quoi, et pour plus de sûreté, il n’est ni tolérable ni désirable de lier le gouvernement démocratique à une quelconque notion de vertu républicaine ou de bien commun.
La tradition française, elle, par contre, est en relation étroite avec la notion collectiviste d’une perspective de salut sécularisée à l’horizon du progrèssocial, la constitutionétant considérée comme un mécanisme permettant de promouvoir cette vision globale du bien commun. A partir de cette prémisse, les acteurs de la politique politisante sont confrontés à un problème inverse de celui des Américains. Il ne s’agit plus de neutraliser le danger des factions, mais de permettre aux citoyens d’être de bons citoyens – des citoyens voués à la réalisation du bien commun. Etant donné le caractère faillible de la volonté du peuple souverain, la tâche de la constitution consiste donc à remédier à cette faillibilité, et également à garantir l’irréversibilité du progrès déjà accompli. Comme nous l’avons déjà signalé dans le chapitre précédent, Rousseau était parfaitement conscient de l’extrême difficulté de cette tâche. On peut lire le Contrat social comme un effort incessant de spécification des conditions sous lesquelles la volonté empirique du peuple peut coïncider avec sa volonté raisonnable, la volonté générale. Il en résulte un exemple presque tragique de raisonnement cyclique, lorsque Rousseau semble conclure que l’on ne peut compter sur le dévouement de chaque citoyen à la réalisation du bien commun que dans le cas où la tâche révolutionnaire de réaliser le bien commun a déjà été réalisée ! Non seulement Rousseau ne réussit pas, étant donné l’absence de toute notion de conflit de classe et de formation de classe, à esquisser les traits d’une dynamique objective à caractère révolutionnaire à travers laquelle les citoyens seraient amenés à une conception commune de ce qui constitue leur bien commun (lacune à laquelle devait remédier la théorie du matérialisme historique de Marx), mais il est également incapable, probablement à cause de ses penchants romantiques et anti-intellectualistes, d’élaborer une méthode cognitive qui lui permette d’assurer la transformation de la volonté populaire « brute » en volonté générale affinée (lacune que la théorie de l’action communicative de Habermas aspire aujourd’hui à combler)[[« Rousseau conçoit la politique comme une discipline essentiellement simple. C’est pourquoi le processus de formation de la volonté, tant collective qu’individuelle, ne le concerne pas. » B. Manin, « On Legitimacy and Deliberation », Political Theory 15 (1987), 338-368 (347)..
Quoi qu’il en soit, le fait qu’il ait eu clairement conscience de la faillibilité de la volonté du peuple est extrêmement important. A partir du moment où « Dieu », soit l’ordre divin de la vie publique, est remplacé par « le peuple » et « la raison humaine », on a le paradoxe de l’existence d’un « dieu mortel ». Hobbes fut sans doute le dernier à être capable d’ignorer le problème implicite de cette substitution, étant donné qu’il pensait que cette nouvelle autorité séculaire pouvait être construite more geometrico, c’est-à-dire par la seule vertu d’un raisonnement déductif logiquement contraignant et sans aucun recours à des présuppositions normatives faillibles ou contestables. L’idée d’un « mauvais » gouvernement n’aurait été pour lui qu’un oxymoron, étant donné que l’alternative effrayante d’un retour de la société à l’état de nature impliquait que tout gouvernement était meilleur que pas de gouvernement du tout, et que par conséquent la question des qualités morales du gouvernement était tout à fait dénuée de sens. Mais cette confiance rationaliste-contractualiste en la désirabilité d’un gouvernement en soi ne survécut pas longtemps chez ses successeurs dans l’histoire des idées politiques. L’idée se fit jour chez eux que la « paix » (que le Léviathan était censé instaurer) ne suffit pas, le problème étant de déterminer la juste paix.
Avec les écrits de Rousseau, trois générations plus tard, le hiatus entre la solution libérale (coexistence garantie par la contrainte institutionnelle des intérêts divergents au sein de la multitude des individus) et la solution républicaine (reconnaissance autonome de l’intérêt collectif de tous par tous) apparaît au premier plan. C’est cette alternative qui continue aujourd’hui de subsumer la gamme des modèles concevables dans la théorie politique moderne.
D’un côté, les partisans de la première solution se satisfont de l’inaltérable diversité des notions de justice qui a prévalu sans appel même dans les sociétés les plus civilisées ; reste seulement à résoudre dans ce cas le problème de l’organisation, par l’intermédiaire du gouvernement constitutionnel et de l’autorité de l’Etat, de la coexistence pacifique des forces et des factions qui constituent cette pluralité. D’après la théorie libérale, la solution du problème repose sur le principe universaliste du consensus unanime de tous quant à l’exclusion de l’usage de la violence dans la poursuite des intérêts individuels. La part de liberté que chacun doit abandonner n’est pas censée servir au bien commun, mais simplement garantir la jouissance paisible par chacun de son bien privée.
D’un autre côté, cette conclusion de la théorie démocratique libérale est contestée par la tradition « républicaine » (qui s’est développée par la suite dans un sens démocratique révolutionnaire) qui trouve son origine dans la pensée politique française. Les tenants de cette tradition soulèvent deux objections, une négative et une positive, contre la version libérale de la théorie démocratique. L’objection négative, qui sera réélaborée par les textes classiques du matérialisme historique, s’appuie sur l’observation incontournable que, étant donné l’inégale dotation en ressources et en moyens des individus au point de départ de leur recherche du bonheur, l’universalisme nominal du dispositif libéral débouche de facto sur une forme de particularisme. Le droit égal (à la propriété, par exemple) n’est pas accompagné par une distribution égale des ressources nécessaires à la jouissance effective de ce droit. C’est pourquoi l’universalisme constitutionnel doit être complété par un universalisme socio-économique à travers un processus de transformation sociale révolutionnaire. Le deuxième contre-argument postule que cet universalisme élargi est non seulement nécessaire, mais également possible, car les hommes ont « naturellement » l’intérêt, le désir et la capacité de formuler une vision collective du bien commun – pour peu qu’ils aient la possibilité de se rendre maîtres des conditions économiques et sociales de leur vie.
Une des conséquences de ces deux objections, c’est que la pensée radicale a dû également séculariser la notion de salut. Une fois qu’on a remplacé Dieu par le peuple comme source ultime d’ordre et d’autorité, il faut compléter ou remplacer la promesse de justice divine par le projet intra-mondain d’une transformation révolutionnaire. Cette alternative semble indiquer une tâche bien plus ambieuse, celle d’instaurer non seulement la paix, mais une juste paix. Le projet révolutionnaire n’exige pas seulement l’agrégation pacifique des volontés de tous, mais la formation d’un processus cognitif rationnel susceptible de déterminer ce qui doit être rationnellement voulu par tous[[Cette distinction est fort bien symbolisée par les rituels politiques. On n’imagine pas qu’un orateur parlementaire, dans une démocratie occidentale, puisse avoir jamais l’idée de joindre ses propres applaudissements à ceux de ses partisans à la fin de son discours. Au contraire, il est courant (ou du moins cela l’a été jusqu’à une période très récente) de voir les dirigeants d’un Parti communiste s’applaudir eux-mêmes après que l’assistance tout entière se soit levée pour lancer une ovation. Cette pratique symbolique n’est pas seulement un acte d’arrogance et d’auto-congratulation de la part des détenteurs d’un pouvoir incontrôlé, comme pourraient le penser des observateurs occidentaux ; sa signification fait plutôt appel à l’idée que ce qui vient d’être exprimé par le discours de l’orateur et célébré par l’ovation collective n’est pas l’opinion personnelle ou partisane de l’orateur mais une conception objective dont la véridicité est soulignée par le rituel auquel ledit orateur est lui-même autorisé à se joindre, en vertu de son statut de porte-parole d’un processus cognitif collectif plutôt que d’auteur du texte acclamé. Il faut bien entendu voir un phénomène inverse et symétrique de ce rituel dans les pratiques d’auto-critique et de lavage de cerveau qui ne sont défendables que si l’on fait l’hypothèse que leur objectif est de remédier à une erreur d’ordre strictement cognitif (et non de déterminer l’intégrité et l’identité de l’individu). et quelle voie doit suivre en conséquence le processus d’amélioration de l’homme et de la société. Le citoyen n’est donc plus seulement soumis à l’exigence de consentir rationnellement aux règles fondamentales d’un ordre pacifique, il doit également s’efforcer de purifier et de transcender ses préférences personnelles – qu’on peut supposer myopes et égoïstes – afin d’accéder à une version généralisable de sa propre volonté. La deuxième exigence est évidemment bien plus contraignante que la première. Pour donner mon consentement rationnel aux règles fondamentales d’une version strictement libérale de la démocratie, je peux me contenter de la recherche prudente de mon propre intérêt, tandis que pour participer à une volonté collective, il me faut « épurer » mes préférences bien plus radicalement, étant donné que la faillibilité de mon jugement menace non seulement de faire obstacle à mon intérêt, mais également de m’éloigner de la volonté générale elle-même. La tension entre la volonté empirique et la volonté d’avoir une volonté « juste et raisonnable » a été clairement perçue tant par Montesquieu que par Rousseau.
Dans les deux cas de figure, donc, qu’il s’agisse de la recherche pacifique de l’intérêt individuel ou de la généralisation de la volonté, il est exigé un certain effort moral – même s’il est nettement plus important dans le second cas que dans le premier, comme nous venons de le montrer. Peut-être la raison pour laquelle la théorie libérale est également censée requérir un minimum d’effort moral n’est-elle pas entièrement évidente ? Malgré le fait que selon cette théorie le contrat social trouve son origine dans l’intérêt égoïste pur, sa permanence dans le temps ne peut être mise au compte du seul intérêt. Car plus le contrat social dure dans le temps, plus grande est la tentation de le rompre, soit en s’octroyant sans contrepartie des avantages assurés par la contribution collective (free-riding upon the conformity of others), soit en lésant directement les intérêts des autres. C’est pourquoi la validité de l’axiome pacta sunt servanda ne peut se justifier uniquement en termes d’intérêt mais seulement en référence à une forme d’autolimitation et d’engagement moralement fondés.
Ainsi ces théories impliquent toutes deux une différence entre les préférences immédiates (guidées par l’intérêt) et les préférences moralement affinées. En aucun cas mes impulsions et mes inclinations brutes ne sauraient suffire. D’un point de vue ex ante, la distance entre les deux types de préférence peut se définir comme usage actif de la raison pratique ; d’un point de vue ex post, il s’agira de l’expérience passive du regret. Dans chacune des deux versions de la démocratie, la qualité des institutions démocratiques dépend de leur capacité de stimuler et de cultiver autant que possible la moralité ex ante et de rendre superflue l’expérience du regret.
On pourrait même estimer que le choix du dispositif institutionnel censé favoriser l’affinement des préférences politiques est le seul problème théorique que les deux traditions démocratiques ont en commun. Comment le « matériau brut » de la volonté populaire, avec tout son aveuglement, son égoïsme et son imprévoyance, peut-il être transformé et produire des résultats raisonnables et non regrettables ? Ce problème épineux comporte plusieurs aspects. Tout d’abord si nous essayons de savoir ce que l’on entend par le terme de volonté politique « rationnelle » ou « éclairée », nous serons confrontés à trois critères qualitatifs. Idéalement, une telle volonté devrait être tout à la fois tournée vers les faits (et non pas ignorante ou doctrinaire), « prévoyante » (et non pas myope), et tournée vers les autres (et non pas égoïste). Bien entendu, il est difficile de déterminer quand et comment un tel idéal trouve sa traduction optimale. Mais il suffit de postuler ici que chaque fois qu’à une expression de la volonté individuelle ou collective succède l’expérience du « regret », on peut alors rapporter cette expérience à une déficience dans au moins une des trois dimensions mentionnées ci-dessus. Une autre dimension du problème de la « volonté raisonnable » apparaît si nous prenons en compte le fait que la volonté du peuple joue un rôle significatif à deux moments particuliers du processus politique démocratique : à son origine (au moment où l’« input » du vote ou de la participation s’effectue) et à sa fin (au moment de l’entrée en vigueur des lois ou des autres actes découlant de l’autorité démocratiquement constituée, et dont l’application requiert l’acquiescement des citoyens). Le problème de la qualité de la volonté populaire peut donc être subdivisé en deux sous-problèmes : celui de la qualité de la volonté activement exprimée et celui de la qualité de l’acquiescement passif – ou au contraire de la résistance – des citoyens aux lois auxquelles ils sont soumis tout en en étant les auteurs collectifs. Il est bien sûr tentant de postuler que les deux aspects sont étroitement interdépendants (étant donné qu’une loi qui découle de l’expression d’une préférence unanime a un fort pouvoir contraignant, et peut-être aussi parce que les préférences convergeront d’autant plus volontiers vers des choix collectifs que ceux-ci seront perçus d’avance comme aisément applicables) ; mais quoi qu’il en soit, les deux aspects doivent être traités différemment du point de vue analytique, en tant que formation rationnelle des préférences d’une part, et acquiescement rationnellement motivé d’autre part.
La manière plutôt schématique dont nous avons opposé les deux traditions démocratiques – la libérale et la révolutionnaire – a pour but de mettre en valeur une dimension analytique sous-jacente de la théorie politique qui a été formulée pour la première fois par les théoriciens français et américains de la politique dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle et qui continue à circonscrire le débat de la fin du XXe siècle. La polarité entre un régime purement fondé sur l’équilibre des pouvoirs et des intérêts et un régime de vertu républicaine à l’état pur n’a que très peu de signification dans la pratique. Mais sa signification théorique est de la plus haute importance, car elle délimite l’espace à l’intérieur duquel les théoriciens de la démocratie peuvent tenter de formuler des solutions synthétiques qui, elles, ont des conséquences pratiques et politiques concrètes. Toute solution de ce type consiste en un compromis raisonné autour du dilemme incontournable de la théorie démocratique et de ses tentatives pour justifier les institutions existantes ou pour en créer de nouvelles. Ce dilemme est le suivant : doit-on construire les institutions et la constitution démocratiques à partir de la volonté « empirique » du peuple ou de sa volonté « raisonnable » ? Doit-on concevoir avant tout les règles et les procédures démocratiques comme des mécanismes de contrôle, des dispositifs d’auto-limitation ou d’auto-surveillance qui imposent des contraintes aux élites gouvernantes comme aux citoyens, ou bien faut-il les concevoir comme des mécanismes constituants, auto-instituants, évolutifs, formateurs et créateurs de compétence dont le but est d’altérer et de « dé-naturer » la volonté empirique des citoyens et de la faire accéder à une certaine forme de volonté raisonnable ? L’objectif des constitutions est-il d’établir un ordre politique (censé être valable en soi) ou bien visent-elles (et jusqu’à quel point est-ce légitime ?) à transformer l’ordre économique et social dans le but de promouvoir telle ou telle notion substantielle de la justice ou du bien commun ? La justification ultime du régime démocratique réside-t-elle dans les valeurs de liberté ou bien dans celles d’égalité et de solidarité ? Doit-il prendre comme fondement et référence le peuple empirique en tant que multitude d’individus, ou bien le peuple virtuel en tant que personne morale dotée d’un destin et d’une histoire communs ? Est-ce le principe de légalité qui légitime un régime démocratique, ou bien la légalité doit-elle elle-même être soumise à un test de légitimité substantielle ? Est-ce que ce sont les institutions (en tant que concerné statique d’expérience, de réflexion et de délibération) qui font un régime démocratique, ou bien la capacité pratique effective des citoyens de réaliser le bien commun ? Toutes ces questions – qui, si l’on y regarde de plus près, s’avèrent n’être que des variantes d’un seul et même problème : celui qui découle du contraste entre la tradition française et la tradition américaine – ne sauraient trouver aujourd’hui de réponse simple et unilatérale. Elles appellent plutôt un patient effort de synthèse orienté vers une réconciliation des opposés dont la validité ne saurait être que provisoire. Examinons quelques exemples de la façon dont ces problèmes ont été abordés par les théoriciens de la démocratie au XXe siècle.
(Suite dans le n° 3.)