Aprendi a ser mulher, sai do
corredor e da sala,
ganhei mundo
Juntei meus pedaços e me fiz
inteira
Aprendi a ser plural :
mulheres em movimento
continuo
Nosotras las mujeres
siempre nos juntamos por
algo, para recibir, para
aprender; no hay tiempo
que perder, pués
——–
Les nouvelles formes d’insertion internationale, dans un double processus d’ouverture libérale et de création d’espaces intégrés, la tendance à une mondialisation des systèmes économiques et surtout financiers qui s’accentue avec les récentes donnes géopolitiques suscitent à toutes les échelles de la société des mutations que l’on dénomme globalement sous le terme de « crise ». Cette dynamique extraterritoriale, nourrie par une compétitivité toujours plus élevée, des rapports de forces concurrentes plus meurtriers au nord et des politiques de « mise en ordre » imposées à tous prix aux pays du sud, transforme les conditions de reproduction de la société à cause de sa nature même mais aussi à cause de ses sources de plus en plus centralisées, de plus en plus éloignées des lieux où l’on « vit », où l’on survit quotidiennement. C’est dans un tel contexte où les États occidentaux affaiblis bradent les protections sociales, où la plupart de leurs citoyens, privés de tout abécédaire les aidant à lire la succession des évènements et leur sentiment d’impuissance, se réchauffent aux valeurs de la famille (cotée plus que l’amour !) que paradoxalement la question du pouvoir devient centrale dans la réflexion et les survivantes pratiques de ce qui reste du mouvement des femmes en France. Dans un moment donc où les valeurs masculines déploient leur exclusive prédominance dans les espaces socio-politiques signifiants, c’est-à- dire ceux qui déterminent les règles du jeu.
C’est sur ce point que sera questionné le mouvement des femmes en Amérique latine[[Ce texte se situe à l’échelle du continent latino-américain dans son ensemble en prenant des exemples dans divers pays, en les dénationalisant en quelque sorte. Cette position, qui semble contrevenir aux exigences d’inscription des études dans l’histoire spécifique des pays se légitime pur plusieurs raisons : 1) le féminisme laino-américain a adopté des pratiques intercontinentales à travers l’établissement de réseaux, l’organisation à l’échelle de plusieurs pays de séminaires, d’échanges et la tenue régulière, tous les 4 ans, de rencontres internationales. 2) les organisations des femmes, dans la périphérie des villes qui s’insèrent dans une dynamique de production de la ville en dehors de l’État, présentent entre elles de fortes similitudes car il s’agit pour ces femmes de se mobiliser dans le cadre de stratégies de survie familiale., c’est-à-dire le mouvement féministe et les organisations des femmes des secteurs populaires urbains qui se sont posé, récemment le problême du pouvoir de façon explicite et concrète, le premier surtout sur le plan national, les deuxièmes particulièrement dans l’espace local, le municipe. Les pays latino-américains, à os. de leur hétérogénéité sociale et économique, la multiplicité des mouvements sociaux, la constitution de diverses identités collectives sur des bases ethniques ou territoriales, la discontinuité de l’action des États, imposent aux femmes d’élaborer des stratégies vis-à-vis du pouvoir politique : les femmes du Salvador, au sortir de la lutte armée, se retrouvent confrontées à la préparation des élections de 1994… et aux divers partis ; les Indiennes des mouvements de Colombie ne peuvent qu’adhérer au consensus vis-à-vis de l’extérieur « nous les indiens » tout en s’organisant, comme dans le cas des Zenues[[M.T. VIDIANI, « Femmes indiennes et organisation », Mémoire IHEAL, 1991., dans des comités de femmes à l’intérieur de leurs communautés ; les femmes dirigeantes des mouvements populaires de quartier expérimentent la gestion des municipalités ; dans les divers pays, les groupes féministes cherchent à se donner les moyens d’entrer dans le pouvoir d’État.
Les pratiques, au niveau du dire et du faire, des femmes organisées en Amérique latine, même brièvement exposées, sont riches d’enseignement pour le débat théorique, avec ses perspectives politiques, mené ici sur le lien entre les femmes et le pouvoir. Par ailleurs, la diversité du mouvement féministe conduit à s’interroger sur les conséquences de la fragmentation des sociétés ; la prochaine vague féministe, dans nos pays, (soyons optimistes) sera confrontée à un monde social de plus en plus ouvertement fissuré et donc à la nécessité d’élaborer d’autres modes d’action que ceux qui ont été produit par un mouvement qui fut très homogène. Or les femmes latino-américaines du mouvement féministe se trouvent déjà face à ce défi concret : comment penser ensemble « fêministement », le nous des femmes noires, celui des indiennes, celui des femmes pauvres, et de créer les conditions qui en amont favoriseront la mixité des spécifications.
Dans la périphérie des villes…
La métropole latino-américaine, qu’elle s’étende le long des sables de la côte péruvienne, qu’elle se désarticule à l’intérieur du site magnifique de la baie de Rio de Janeiro, qu’elle ait pour cadre la haute vallée pollué de Mexico ou les hauteurs grises de Bogota est marquée, on le sait, par une croissance accélérée et une forte ségrégation spatiale ; c’est surtout un lieu, en grande partie, (jusqu’à 50 % dans le cas de Mexico) autoconstruit par des millions de migrants sur des terres socialement désertiques, grâce aux luttes pour la conservation de, terres envahies, aux mobilisations pour l’accès aux services urbains et surtout au travail quotidien des femmes, dans la famille ou la communauté. A l’époque actuelle, les périphéries urbaines, plus stabilisées, mieux desservies, disposant d’un tissu social complexifié ont remplacé les luttes frontales contre l’État ou les propriétaires des terres par des actions collectives imposées par la gestion de la pauvreté Eu effet, depuis la deuxième moitié des années 80, le contexte socio-politique de la plupart des pays est l’aboutissement de plusieurs facteurs convergents : la démocratisation qui conduit à la diversification des expressions politiques et des luttes dans le champ de la représentation, la décentralisation qui délègue aux municipalités la sous-traitance, sans les moyens, de la gestion des besoins, et les programmes imposés d’ajustement structurel qui ont des retombées dramatiques sur les conditions de vie d’une grande partie des habitants et particulièrement celles des femmes des secteurs populaires : elles doivent, en effet, par leur force de travail, leur énergie créatrice, leurs organisations, et même leurs propres ressources, mettre en oeuvre des politiques compensatoires gouvernementales, en quelque sorte ajuster structurellement la permanence de leurs besoins et la variabilité des moyens. Le nombre de pauvres augmente et le développement périphérique de la ville éloigne de plus en plus d’habitants de la ville servie par l’Etat.
L’ouverture d’espaces plus propices à la négociation et spatialement plus proches des citoyens favorise, dans le même temps, l’extension de l’espace domestique des « citoyennes » jusqu’à la municipalité et l’accès de l’État aux femmes, aux mères plutôt. C’est sur cette nouvelle répartition des tâches d’assistencialisme entre ces deux « partenaires », en période de démocratisation, sur cette appréhension récente du pouvoir local comme enjeu pour les femmes, que sera orientée la présentation de la dynamique actuelle des organisations populaires féminines. Soumises donc, par les règles de la division sexuelle du travail, aux impératifs des stratégies de survie, familiales et collectives, les mères (du moins 10 à 15 % d’entre elles, ce qui n’est pas peu) s’organisent, ou sont organisées, pour pouvoir remplir leurs fonctions « génériques » certes, mais, ce faisant, peuvent aussi engendrer des personnes-femmes, dans la mesure où elles se forgent dans l’action collective une conscience de soi. Leurs pratiques concrètes et verbalisées, ce qu’elles font et ce qu’elles disent, apportent un éclairage de grande portée sur les valeurs-références et domestiques et existentielles (philosophiques ?) qui rendent compte de leur (de notre) distanciation, réelle, rnais implicite, par rapport au pouvoir politique des hommes, c est-à-dire le pouvoir politique tout court…
Si les mobilisations, masculines, ou mixtes, pour l’accès à la terre rurale ou urbaine, en mettant eu cause les bases de l’ordre existant, conduisent à des affrontements visibles, parfois sanglants, comme on vient de le voir au Mexique, avec l’État, les organisations féminines qui prennent en charge l’exécution des programmes d’aides alimentaires[[Les femmes organisées sur le territoire du quartier ne répondent pas seulement aux besoins alimentaires : elle sont aussi souvent la seule alternative pour l’obtention de services de base comme la santé (création de dispensaires) et l’éducation (construction d’écoles). En dehors de l’Etat, certaines agences donatrices des surplus occidentaux imposent aux femmes « en échange » des travaux d’«utilité publique» comme la construction de locaux communautaires, l’ouverture de tranchées pour les égouts, le ramassage des ordures … pour lutter contre la pauvreté se situent, elles, du côté de l’État et participent au maintien de cet ordre, dans un rôle de « cohésion sociale » comme le formulerait notre Secrétariat au droit des femmes actuel. Certes, les participantes des organisations ont une conscience claire de leur utilisation par le gouvernement. Comme le dit l’une d’elles, à propos du Programme d’Urgence Sociale monté par Fujimori pour « accompagner » son paquet de mesures d’août 1990, « Qu’on se le dise : ce sont les femmes organisées qui ont rendu possible le fonctionnement du PES ; ce sont elles qui se sont levées de bonne heure, qui ont fait la queue, qui ont porté des choses lourdes, qui ont distribué la nourriture. Sil n’y avait pas eu cette main d’œuvre gratuite, il aurait bien fallu embaucher des centaines de promoteurs, d’ouvriers, d’employés … ». Or si autrefois, certains États, comme au Chili et au Pérou en particulier, ont su créer des clubs de mères ou des cantines liées à la Première Dame de la Nation, ils peuvent maintenant recourir aux multiples groupes mis en place, selon des intérêts différents et rivaux, par les partis, les ONG’s de plus en plus nombreuses et les églises, catholique ou protestante. Le système de relations sociales, qui s’est développé et consolidé à la faveur du processus de démocratisation dans les périphéries, a une capacité de réponse telle, grâce à son hétérogénéité fonctionnelle, que quelques mois après le Fujichoc, le nombre des cantines populaires à Lima avaient passé de 3 000 à 7 000. Ce qui représentent, avec les comités du Verre de Lait, la mobilisation quotidienne de plusieurs centaines de milliers de femmes. Dans tous les pays d’Amérique Latine, multiples et variés sont les groupes de femmes qui, par des actions collectives, cherchent à démultiplier les ressources non monétaires ou à baisser le coût des biens indispensables. Mais les comités du Verre de Lait, qui intègrent un programme mis en œuvre par le maire (Gauche Unie) de Lima en 1984 constituent un exemple très illustratif à la fois de l’association entre les femmes et l’État pour la mise en place des politiques compensatoires, comme tous les réseaux assumant la distribution des dons alimentaires, et de la domestication de l’espace public puis de la gestion municipale.
autour d’un verre de lait…
Ces Comités[[Voir : Cecilia Blondet, «Las organizaciones femeninas y la politíca en época de crisi », in Las Mujeres y la vida de las ciudades, éd par María Carmen Feijóo, Hilda María Herzer, Buenos Aires, Grupo Editorial latinoamericano, 1991, pp. 141 à 157. Id., Las mujeres y le poder, Una historia de Villa El Salvador, Lima, Instituto de Estauios Peruanos, 1991, 197p. Teresa Tovar, « Estado, pobladores y pobladoras en Perú. La precariedad de los años 80 y 90 » et Maruja Barrid. « Quejas y contentamientos : historia de un política social. Los municipos y la organizacíon femenina en la Ciudad de Lima », in Políticas, mujeres y gobierno local, éd. par D. Raczinski et C. Serrano, Santiago de Chile, CIEPLAN, 1992, 73-94, pp. 51-71. ont la tâche de préparer et de distribuer 1 million de verres de lait par jour aux enfants en bas âge et aux mères allaitant. Après une série d’accords signés par les divers niveaux de pouvoir, essentiellement des hommes, la Municipalité de la ville, celle des différents districts, puis celui des instances du quartier, le programme s’est retrouvé, comme par hasard, car ceci n’avait pas été explicitement prévu comme étant une affaire de femmes, à la charge du secteur féminin organisé qui va multiplier la création de comités de base ; ce qui signifie trouver un lieu pour stocker le lait en poudre, un lieu pour le préparer (ce qui suppose un accès plus ou moins aisé à l’eau potable, fournir les ustensiles de cuisine, le combustible), un lieu pour accueillir les enfants qui doivent boire le lait, chaud et sucré, sur place afin d’éviter la vente du produit… L’on a ainsi calculé que les femmes assument, par leur travail, leur temps et leur argent (gagné parfois par la vente des cartons d’emballage du lait par exemple), 60 % du prix de ce verre de lait officiellement gratuit. En ceci, les Comités du Verre de lait ne différent pas d’autres programmes de distribution de dons alimentaires ou des cantines populaires, y compris même dans l’application de règles de démocratie interne basée essentiellement sur la rotation des tâches et des fonctions de direction, la coordination horizontale des groupes constituée de déléguées élues (pas de caudillisme … ). Ce qui les rend particulièrement intéressant, c’est la dynamique, de par sa la trame politique générale de Lima, que les participantes lui ont donnée pour tracer, imposer sa propre route jalonnée par les besoins pratiques des femmes au milieu des intérêts classiquement politiques. Les comités se sont dotés :
– d’une base légale grâce à une manifestation de 10 000 femmes, 9 mois après le démarrage du rogramme pour demander qu’il soit garanti par une loi, une loi qui va décréter « le droit » à l’approvisionnement d’un verre de lait ou l’équivalent.
– de moyens instituttionnels par la création d’une Coordination Métropolitaine constituée par des déléguées de chacun des 33 districts concernés. La Municipalité de Lima la reconnaît comme « une organisation autonome et indépendante, ayant capacité à décider de ses formes d’organisation interne, élections, systèmes de représentation ». Une institutionnalisation qui permet à la Coordination plus tard de faire respecter les accords signés par la Municipalité de Gauche lorsque celle-ci gagnée par l’APRA, essaie de réorienter la répartition du lait vers les clubs de mères liés à sa propre politique sociale, le PAD, programme d’Aide Directe, et contrôlés en réalité par le parti au pouvoir.
– de servir de bases d’appuis dans une stratégie d’intégration au pouvoir « vecinal » c’est-à-dire les instances masculinisées du « barrio » et au pouvoir municipal. C’est ce que montre l’étude détaillée et passionnante de C. Blondet sur Villa El Salvador, le district populaire le plus connu de Lima, à cause de son histoire, où le Programme des Comités du Verre de Lait va favoriser la légitimation de la Fédération Populaire des femmes, récemment créée pour regrouper les multiples activités féminines au sein du district. Celles-ci s’étaient toujours développées en dehors des entités dirigeantes et la Fédération souhaitait se lier à l’organisation centrale mais sur ses propres termes, c’est-à-dire selon une modalité permettant la représentation de ses intérêts et non, comme le voulait la CUAVES, l’organisation historique « autogestionnaire », leur dilution en les faisant relever directement du quartier et non plus de la Fédération. C. Blondet explique cette fermeture à toute représentation d’organisations développées postérieurement, en particulier celles des femmes, par la division sexuelle des espaces dits public et privés bien entendu, mais aussi et surtout par les règles de constitution et de reproduction du pouvoir. A la faveur du rapprochement électoraliste des partis vis-à-vis des organisations féminines, la Fédération Populaire des Femmes décide d’élire une des leur, comme candidate au poste d’adjoint au maire, leur position ne leur semblant pas assez solide pou revendiquer celle du maire. C’est ainsi que María Elena Moyano[[María Elena Moyano, « La mujet en los gobiernos locales » in Cuaderno del Centro de Capacitacíon y desarollo de los gobiernos locales (7), Seminario Internacional : una nueva presencia comunitaria en le desarrollo local de América Latina, pp. 25-30., présidente de la Fédération, militante de la Gauche Unie, qui avait activement participé aux Cornités Vaso de Leche, se retrouve élue « grâce au vote favorable des femmes et de (sa) communauté ». La façon dont elle a exprimé sa conception de l’exercice du pouvoir municipal et son issue tragique illustrent l’ambiguïté de l’ordre domestique dont les femmes semblent être porteuses…
les femmes et le pouvoir local ou la mort de M. E. Moyano
La participation des femmes dans la gestion municipale est encore très faible en Amérique Latine sauf au Chili (19 %), cm elle ne dépasse pas une moyenne de 6 % (le pourcentage mi Mexique passe même de 3 à 2 %). La liaison entre démocratisation et décentralisation laisse espérer une revalorisation des acteurs sociaux de base non représentés dans l’espace politique à des niveaux plus élevés. En dépit de (sans doute dans le cas qui nous intéresse, il faudrait dire, à cause de) la faiblesse des ressources financières des municipes, divers intérêts convergent pour faire de leur gestion un enjeu pour les femmes. Depuis la fin de 1990, l’Union Internationale des Pouvoirs Locaux en liaison avec le Centre Latino-américain de formation et de développement des gouvernements locaux, avec l’appui de l’AID réalise un programme de 3 ans « Femmes et Développement local » qui concerne une grande partie du continent pour promouvoir et recueillir les expériences novatrices des femmes massivement présentes dans les espaces locaux, dans leur gestion communautaire et municipale et particulièrement dans la production de l’habitat, des services, dans l’organisation de l’espace urbain, et le développement d’initiatives économiques dans le secteur informel. Les textes plus théoriques, présentés au séminaire international organisé à Quito en 1991, mettent l’accent sur la nécessité « imminente » de donner aux femmes l’apprentissage de mécanismes de communication afin de créer des groupes de pression, de savoir passer des alliances et d’identifier les adversaires. « Ces comportements de rejet du vieux jeu politique nous a coûté de nombreuses victoires, y compris la possibilite (…) de lancer des réformes des processus de décisions qui nous seraient plus favorables »[[Jeanine Anderson, « Mujeres y municipios », in Cuaderno del Centro Latinoamericano de Capacitacíon y desarollo de los gobiernos locales (10) : De la mujer la genero : democratizacíon municipal y nuevas perspectivas de desarollo local, pp. 31-45.. Bien que l’objectif soit d’analyser le développement local dans la perspective du genre [[Il faut dire que le terme de genre est fréquemment utilisé dans le sens des femmes ou de variable de sexe., on évoque moins les contradictions des rapports sociaux que les « processus d’interaction communicationnelle ».
Les féministes, se posant aussi le problème du pouvoir, plutôt à l’échelle nationale, comme il sera montré. plus loin, ne restent pas éloignées de ce champ d’intervention : au Chili, la Maison des femmes a ouvert une école pour les candidates à des postes de conseiller municipal avec apprentissage de techniques concrètes sur l’art oratoire, des analyses théoriques sur le pouvoir du point de vue des femmes. En Colombie, un groupe de féministes a organisé un séminaire pour des dirigeantes d’organisations populaires afin de les informer sur la loi de municipalisation, et leur faire expliciter leur vécu dans leur différents lieux de vie et d’intervention par rapport au pouvoir (maison, organisation, municipe). Au Paraguay, est créé un réseau de femmes ayant des charges électives dans les mairies. Les femmes sont convaincues qu’il existe une autre manière de faire de la politique que celle des hommes, qu’il faut l’expérimenter au niveau local d’abord. C’est ainsi que María Elena Moyano met sur pied des « Comités Féminins de Défense de l’Économie » :
«Nous les femmes, nous sommes des actrices efficaces lorsque nous décidons de participer à la prise de décisions du gouvernement local. Par exemple, nous avons un grave problème d’enlèvement des ordures. Nous avons expliqué aux femmes que nous disposions de peu de camions et d’un personnel insuffisant, qu’il nous fallait lancer une campagne. Alors, elles ont procédé, massivement, à un nettoyage de toute la communauté, comme si elles avaient été des fourmis ; comme on nettoie une maison, elles ont nettoyé tout le district d’El Salvador ».
Les comités de défense de l’économie et de la tranquillité populaire, constitués par cent femmes déléguées, élues par un comité du Verre de Lait ou une cantine ont des fonctions de contrôle (prix, drogue, hygiène, violences faites aux femmes etc … ). Les études montrent qu’au niveau local aussi, les femmes s’occupent essentiellement de gestion et considèrent les problèmes de la commune comme des problèmes domestiques, semblables à ceux que nous avons à la maison, C’est cette capacité d’efficace mise en ordre qui a semblé dangereuse pourtant au Sentier Lumineux qui a mené une série d’attaques contre les cantines populaires, les magasins d’approvisionnement du programme du Verre de lait et qui, enfin, a assassiné María Elena Moyano, le 15 février 1992. Il attribuait donc une valeur politique à cet ordre domestique, si éloigné soit-il du véritable pouvoir de décision.
Les valeurs domestiques, d’ordre, d’efficacitê, de service (à la famille, à la communauté, à la municipalité) que les femmes des secteurs populaires se sentent légitimées de produire sans solution de continuité dans la maison, l’espace public de la communauté ou politique du municipe (la conjugaison particulière de leur situation de classe et de sexe explique peut-être ce tranquille « dévoilement » d’un phénomène très généralisable) dessinent un mode de liaison entre elles, le monde et la vie en opposition radicale avec les rapports que les hommes développent entre eux dans les espaces politiques masculinisés depuis toujours. N’opposent-elles pas clairement leur lutte « pour une chose qui est le bien de tous » à la politique qui est « les discussions qu’ils ont entre eux » ? (Les fondateurs de la démocratie sans les femmes ne la caractérisaient-ils pas par le droit à la parole, l’iségoria ?). María Elena Moyano attribuait aux femmes organisées un pouvoir (outre le pouvoir vecinal et municipal) c’est-à-dire pour elle un pouvoir de faire, un pouvoir de transformer, de rendre les « choses de la vie » plus adéquates, plus consommables …
Si la pratique des valeurs domestiques explique l’inadéquation des femmes, et non leur exclusion, aux lieux de décision dont les règles de fonctionnement sont produits par la culture masculine et sans doute difficilement accessibles aux mécanismes de domestication (et donc que veut dire féminisation du pouvoir ?), à travers la collectivation de ces pratiques, les actrices sociales que sont les femmes organisées mettent en œuvre des conditions favorables à l’émergence – forcément partielle – de personnes, un mot qui rend peut-être compte de cette dynamique de transformation de soi qu’elles-mêmes dénomment souvent devenir des femmes[[« Nacimos mujeres, vivimos mujeres, morimos mujeres, y no lo sabemos ». Ces mots sont d’une militante d’une organisation de quartier dans une petite ville de Colombie, interviewée lors d’une rencontre à Cali. Voici ce qu’elle dit encore : « quand les partis politiques utilisent las femmes pour faire la cuisine lors des grèves, ce n’est pas être une femme. Quand on trouve normal que les hommes rentrant à 3 h du matin, dépensent l’argent (y compris celui gagné par les femmes) à boire, à avoir des femmes, ce n’est pas être une femme. Nous nous sentons toujours coupables de ne pas respecter l’ordre ». (Ceci explique sans doute leur forte demande d’ateliers sur la sexualité pour se donner les moyens de s’approprier leur corps comme une source de plaisirs et non plus un lieu d’utilité servicielle). Cette conquête de valeurs personnelles, en rupture avec l’état de choses à usages multiples, des valeurs potentiellement universalisables, intègre deux éléments : une recherche d’autonomie, par rapport aux hommes, et donc des partis politiques, et la valorisation de soi à travers celle de leur savoir faire devenu visible[[« Nous avons appris à nous valoriser à partir de la croissance des cantines et des comités (Verre de lait) … parce que chaque jour nous voyons que notre travail pour l’alimentation est efficace, nous avons un triomphe quotidien, qui se voit tous les jours » (T. Tovar, op. cit., p. 82).. Cette nouvelle expérimentation qui coexiste bien entendu avec des comportements de division, de compromission, de captation individuelle dans des jeux partisans peut difficilement alimenter des stratégies d’intégration au pouvoir politique.
Le mouvement après la Sixième Rencontre Féministe Latino-américaine et des Caraïbes
La sixième [[Ceci est la reproduction partielle d’un texte (rédigé pour et article) de J. Falquet, qui étudie le mouvement des femmes au Salvador et qui a été une présence active dans la VIe Rencontre.
Rencontre Féministe Latino-américaine et des Caraïbes, au Salvador du 30 octobre au 5 novembre 1993, a été l’occasion de sentir pleinement les effets de la « crise de croissance » du mouvement féministe en Amérique latine et les difficultés à gérer sa diversité[[Malgré les promesses faites lors de la Première Rencontre Centro-américaine au Nicaragua, en mars 92, et bien que les femmes noires commencent à s’organiser et aient même tenu leur Première Rencontre à l’été 92 en République Dominicaine, il n’y avait que des blanches dans le Comité organisateur. ; il a tellement grandi que personne ne sait plus très bien ce que c’est qu’une féministe : l’auto-définition ne suffit plus. De Rencontre en Rencontre, est apparue l’idée (honnie) d’un instrument de mesure, le « féministomètre », que personne n’arrive heureusement à construire… La première grande crise de croissance remonte à la deuxième moitié des années 80, avec l’apparition du courant du « féminisme des secteurs populaires » qui se manifeste notamment au Mexique (CIDHAL), au Pérou (Centre Flora Tristan) et en République Dominicaine (CIPAF), et prend toute son ampleur à la suite de la 4ème Rencontre à Taxco, au Mexique Ce courant affirme qu’il est temps de substituer à l’« autonomie défensive », à l’« isolement » et aux petits groupes d’auto-conscience des débuts, une recherche d’alliances avec d’autres secteurs sociaux, et en particulier, d’étendre la conscience féministe aux paysannes et aux femmes des bidonvilles par le biais de la formation féministe massive. Cependant, cette première ouverture du féminisme vers ce qui apparaît alors comme le Mouvement des Femmes n’a pas été sans heurts et l’on ne sait plus très bien quels sont au juste les contours du mouvement féministe et ceux du mouvement des femmes.
Entre la crise des utopies et la crise économique généralisée du Tiers Monde, que faire ?
Succès et limites de l’institutionnalisation : Les groupes d’auto-conscience anarchiques, gratuits et confidentiels des débuts du mouvement ont peu à peu cédé la place à un foisonnement de Centres de documentation, de recherche, de cours dans les Universités, et d’ONGs féministes en tous genres. Jusqu’à présent, il était relativement facile d’obtenir toutes sortes de subventions de la part des pays riches et culpabilisés du Premier Monde. La volonté de professionnalisation, la nécessité d’apparaiître comme des interlocutrices sérieuses et responsables, justement vis-à-vis des agences et gouvernements « donnants », ont transformé notablernent le style et les méthodes de travaildes féministes. Le mouvement est devenu, en bonne partie, une somme de réseaux à l’échelle continentale et d’ONGs, dont certaines sont aujourd’hui devenues grandes et internationalement reconnues, et peuvent se vanter de résultats impressionnants.
La recherche sur la situation des femmes et l’élaboration que ont énormément progressé en à peine une vingtaine d’années. De l’Eglise aux partis, de la vie quotidienne à l’art, de l’économie informelle à la psychologie, il n’y a guère de domaine que les féministes n’aient analysé. Dorénavant, les femmes disposent de théories et de chiffres pour mettre en évidence les mécanismes de leur subordination, et surtout de propositions concrètes pour transformer le monde. La stabilité et l’aisance financière de certaines ONGs a permis un travail de longue haleine, de formation, de publication, de sensibilisation d’une partie de l’opinion publique. Les féministes sont devenues des interlocutrices relativement respectables, ayant pignon sur rue, avec revues, réseaux et rencontres internationales, députées, écrivains et spécialistes …
Mais la professionnalisation est à double tranchant. Elle opère une séparation croissante entre les féministes connues, aisées, qui vont de Conférence internationale en Rencontre, devenues pour certaines de véritables technocrates salariées du féminisme, et les autres, les militantes volontaires, obscures et sans-grade qui font le travail quotidien au fond des campagnes et des bidonvilles. L’institutionnalisation aussi a ses risques, toujours à deux doigts de la récupération de la part d’États en crise et en mal de légitimité sociale, toujours heureux de se décharger sur des volontaires, fûssent-elles féministes, de … responsabilités dans des domaines aussi variés que la santé, l’éducation ou l’emploi.
L’institutionnalisation est aussi liée à la domination et aux tentatives de contrôle du Nord sur le Sud. Certains groupes féministes commencent par accepter avec empressement les ordinateurs ou les photocopieuses d’occasion que les « délégations » de femmes du Nord leur laissent au passage avant de se rendre compte que cela signifie de plus en plus de secrétaires, comptables, administratrices (professionnelles mais pas nécessairement féministes), une organisation de plus en plus lourde, presque toujours en ville et des grands locaux dans lesquels les femmes de la campagne ont toujours un peu peur de déranger. En un mot, un féminisme de riches dans le Sud. D’autres, pour continuer à recevoir le financement devenu indispensable, liment peu à peu les aspérités de leur féminisme et se lancent dans le type de travail « porteur » du moment (par exemple le SIDA, le contrôle des naissances), toujours défini par les agences financières du Nord, plutôt que de se risquer à travailler sur des questions irritantes ou démodées pour lesquelles il n’y a pas d’argent. (La dépendance personnelle et collective vis-à-vis du financement provoque aussi une compétition croissante et parfois féroce entre les différentes organisations). La Sixième Rencontre a justement permis de dénoncer publiquement l’immixion flagrante et directe de l’AID (Agence Internationale pour le Développement, agence nordaméricaine connue pour sa participation à toutes les stratégies contre-révolutionnaires, de contrôle de la fécondité et stérilisation forcée des femmes en Amérique Latine et aux Caraïbes), dans la préparation de la 3ème Rencontre intemationale de Femmes, prévue à Pékin pour 1995.
Les «féministes du possible » et la volonté de pouvoir :
Depuis le texte à l’issue de la Quatrième Rencontre Féministe, « De l’amour à la nécessité »[[« Si nous reconnaissons que le pouvoir est fondamental pour transformer la réalité, comment serait-il possible qu’il ne nous intéresse pas ? Or nous avons bien constaté au cours de notre pratique militante que le pouvoir intéresse les féminises, mais comme nous ne l’admettons pas ouvertement, nous n’avançons pas dans la construction d’un pouvoir démocratique et de fait, nous l’exerçons d’une manière arbitraire, reproduisant en plus notre façon de manier le pouvoir dans l’espace domestique : victimisation et manipulation ». la volonté de pouvoir chez les féministes a cessé d’être un tabou. Elle s’affirme dans de multiples stratégies d’« empoderamiento », dans la vie quotidienne et le travail, dans une réflexion su l’auto-estime des femmes, et jusque dans la sexualité. Mais son terrain de prédilection demeure la politique, entendue au sens traditionnel comme participation au sein de l’État et des partis. Les féministes latinas, dont beaucoup viennent de partis, et dont certaines se sont même battues pour le pouvoir les armes à la main, ont avec lui une vieille histoire passionnelle. L’urgence des besoins des femmes, de plus en plus misérables et marginalisées par l’avancée d’un capitalisme toujours plus sauvage, les contradictions dans les blocs du pouvoir étatique et les ouvertures que les différents processus de démilitarisation et démocratisation dans la région ont provoquées ces dernières années, tout coïncide pour pousser les féministes vers la recherche d’une participation transformatrice dans les différentes structures des partis et de l’État.
La conquête du pouvoir passe par une savante combinaison de stratégies. D’un côté, la notion de « discrimination positive », née dans le Nord et reprise avec enthousiasme par certaines depuis la 5ème Rencontre d’Argentine, commence à porter ses fruits: loi qui prévoit un quota de 30 % de femmes pont la représentation nationale en Argentine, accord également sur un quota de 30 % au sein du parti pour les Brésiliennes du PT (Parti des Travailleurs et des Travailleuses) et les Uruguayennes du PS (Parti Socialiste), de 25 % pour le Parti Colorado au Paraguay et de 20 % pour le Parti pour la Démocratie au Chili. Les Centro-Américaines ne sont pas en reste, qui exigent directement 50 % de femmes à l’Assemblée (Mujeres 94 au Salvador, les femmes de la Côte Atlantique au Nicaragua).[[In « VI Encuentro Feminista de A. Latina y el Caribe, una utopía para todas », Irene Léon, Bulletin ALAI, Quito, Equateur, 24 novembre 1993. De l’autre, des féministes autonomes se présentent aux élections sur les listes de différents partis, comme au Mexique ou au Pérou. D’autres réclament des Ministères des Femmes, d’autres encore, depuis les Centres féministes, cherchent à participer à l’élaboration et l’exécution des grandes politiques nationales qui affectent le plus directement les femmes. Toute une réflexion, nourrie notamment par l’expérience de Villa El Salvador à Lima, au Pérou, se fait jour sur la participation au plan local et municipal, comme on l’a vu plus haut. D’autres enfin se penchent avec intérêt sur le « développement intégral écologiquement soutenable avec une perspective de genre », notamment depuis les instances internationales liées aux Nations Unies.[[Voir par exemple « Intereses o justicia : adonde va la discusión sobre la mujer y le desarrollo ? », Jeanine Anderson, Red entre mujeres, Lima, Pérou, 1992.
La lutte pour les réformes légales bat son plein également: un réseau continental s’est formé pour la dépénalisation de l’avortement, tandis que le réseau de CLADEM dénonce vigoureusement l’androcentrisme dans le Droit. Le 25 novembre, journée contre la violence faite aux femmes, est l’occasion de demander des lois cantre le harcèlement sexuel, le viol et la violence domestique. A Vienne, pour la Conférence Internationale des Droits de la Personne, de nombreuses féministes latinas étaient présentes. Même les lesbiennes, de qui on pourrait attendre une certaine rupture avec l’ordre existant, semblent s’inclure, vers une demande de légalisation de leur amour et de leur vie. Les avocates (et on retrouve ici la professionnalisation du féminisme) deviennent les stars du mouvement: la majorité des ateliers officiellement inscrits pour la Sixième Rencontre portaient sur des thèmes liés au Droit.
Tous ces efforts, que d’aucunes qualifient de « courant possibiliste », s’orientent principalement vers le quotidien immédiat et les « intérêts pratiques » des femmes – initialement décrits par Maxine Molyneux. Pour les représentantes de ce courant, le mouvement est devenu suffisamment fort et la conjoncture est particulièrement favorable: de nombreux partis et États donnent des signes d’ouverture. L’année 94 verra justement se dérouler plus de 20 processus électoraux dans le continent : il est temps de prouver que les femmes peuvent participer de façon constructive, faire des propositions sérieuses et exercer leurs responsabilités. Un discours de la maturité, en somme … Sans vouloir simplifier abusivement ni figer les positions complexes et changeantes qui apparaissent au sein du mouvement féministe on retrouve donc ici sous une autre forme le débat sur le financement et l’institutionnalisation du mouvement.
Faire de la politique « autrement », depuis le féminisme, et pour les femmes, tel est le propos déclaré d’une partie de plus en plus grande du mouvement. Mais il n’est pas si facile de rester « différentes » dans les institutions politiques traditionnelles, et le risque est grand de perdre en chemin l’éthique et les objectifs stratégiques du féminisme. Les femmes organisées des secteurs populaires urbains, elles, n’en font pas un propos mais une pratique ancrée dans la gestion collective du quotidien, une pratique imposée certes par les urgences de la vie immédiate ; mais à travers l’efficacité visible de leur savoir-faire et la légitimité de leur présence, elles sentent qu’elles construisent un contre-modèle de l’activité sociale qu’elles espèrent être en mesure d’inscrire progressivement dans les espaces politiques traditionnels, en allant du local au national. Le féminisme ne s’arrête pas là où s’arrête l’asphalte, comme on l’a dit par dérision. On l’a montré, les lieux de rencontres des différentes classes sociales, des diverses appartenances « identitaires » se multiplient à travers le continent, permettant un certain « mixage » des expériences et la conscience à la fois de la nécessité et des difficultés à articuler des intérêts contradictoires. Dans la mouvance de leur réel, les femmes d’Amérique Latine marquent des limites, posant ainsi le problème de la construction en amont des conditions de la « gestion » des antagonismes, celui, entre autres du pouvoir (le dire) et des pouvoirs-faire.