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Les nouveaux terrains de l’action collective

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Entretien avec Eustache Kouvélakis Futur Antérieur : Au cours de la mobilisation de décembre, de la part du pouvoir, des médias et de certains intellectuels, on a assisté à un effort constant d’opposer le mouvement et la partie de la population formée par les chômeurs et les « exclus ». Le discours est bien connu : il y aurait d’une part le secteur public, les « privilégiés » et autres « nantis » qui se permettent de faire grève pour défendre leurs « intérêts catégoriels » et, d’autre part, les victimes de la dite « fracture sociale ». Il s’agissait bien sûr d’une entreprise de division et de culpabilisation des travailleurs en lutte mais aussi de ceux qui les soutenaient. Qu’en a-t-il été cependant dans la réalité ? Quelle appréciation peut-on porter sur l’attitude du mouvement, dans ses multiples composantes, vis-à-vis des chômeurs et des « exclus » et quels ont été le degré et les modalités d’implication de ces derniers dans la mobilisation ?
– Claire Villiers[[Claire Villiers est l’une des animatrices du syndicat CFDT de l’ANPE et d’« Agir contre le chômage-AC ! ». : Deux remarques tout d’abord sur le rapport du mouvement aux chômeurs et aux « exclus ». C’est vrai qu’on a tenté de les opposer et aussi, ce fût notamment le cas de la direction CFDT, de faire apparaître le mouvement comme une réaction de défense d’ « intérêts catégoriels » ou « corporatistes ». Il est intéressant de noter combien tout cela est loin de la réalité. Chez les cheminots par exemple, la grande différence avec 1986 – une grève qui avait une forte dimension « agents de conduite », avec leur propre coordination – c’est que le mouvement était maintenant complètement intercatégoriel. Il en a été de même, avec d’ailleurs des traductions encore plus intéressantes, chez les postiers ou les traminots de Marseille. Ce mouvement était anti-catégoriel, anti-corporatiste car il défendait de grands acquis collectifs.
Il y avait une sorte de « conscience inconsciente » – il faudrait travailler sur ce concept paradoxal qui me semble pouvoir s’appliquer à la période actuelle – que ceux qui avaient les moyens de construire un rapport de forces avaient quasiment le devoir de les mettre en oeuvre pour tous les autres. Le retentissement du mouvement français à l’échelle européenne et planétaire, y compris, à en croire les nombreux messages reçus par les cheminots, dans des pays aussi différents que le Brésil, le Japon ou l’Australie, confirme l’idée diffuse que l’on a remis en cause des choses qui nous dépassaient de beaucoup. Deuxième remarque, qui nous amène sur le terrain de la refondation de la politique : on avait dit l’« exception française c’est fini » , le bicentenaire de la Révolution visait à convaincre le petit peuple que c’était bien terminé. Finalement, face à l’offensive présentée comme incontournable de la mondialisation et du libéralisme, ce petit peuple français a décidé que ce n’était pas acceptable.
Dans ce cadre là, il faut remarquer que, parmi ceux qui étaient en grève en décembre 95, la préoccupation du chômage et de l’exclusion était dans de nombreux endroits très présente. Elle s’est traduite par des revendications sur la précarité, notamment au centre de tri de Caen, chez les traminots marseillais. Il y a un an déjà, les conflits d’Alsthom et de Pechiney-Dunkerque, avaient posé la question, une question nouvelle pour les luttes grévistes, de la titularisation et de l’embauche des CDD (contrats à durée déterminée). Sur ce point, j’avance deux explications : tout d’abord, personne ne peut dire aujourd’hui « le chômage, la précarité, ça ne me concerne pas », même s’il travaille dans le secteur public. Des précaires, on en trouve dans sa boîte, on travaille côte à côte avec des CDD ou des CES (contrats emploi solidarité). De plus, dans les familles, on voit combien c’est difficile pour les enfants, ou les conjoints qui sont au chômage, de trouver du travail. La deuxième raison, je prends le risque d’avancer cette explication, réside dans le lien entre le mouvement et ce que certains parmi nous ont initié depuis l’automne 93, avec l’appel d’« Agir contre le chômage-AC ! ». Je pense qu’en modifiant de façon très importante les pratiques de l’intervention sociale et syndicale, on peut parfois peser sur le contenu des mouvements de masse.

F. A.: Pourrais-tu préciser les spécificités de l’intervention d’«AC»?
C. V.: Je commencerai par un rappel historique. L’idée de l’appel lancé en automne 93 était que pour lutter contre le chômage, qui est un vrai problème de société, même cela ne veut pas dire que les solutions sont interclassistes, on ne peut pas s’appuyer uniquement sur les syndicats. Ceux-ci sont divisés, affaiblis et les chômeurs en sont absents. Sauf, naturellement, si on considère qu’on peut lutter pour les gens sans lutter avec eux, ce qui revient à une conception caritative, qui a sa place mais qui ne se situe pas au niveau revendicatif. Pour améliorer le rapport de forces, il faut donc travailler en partenariat avec les syndicats, les organisations de chômeurs mais aussi avec ceux qui sont confrontés aux conséquences du chômage : l’exclusion, le racisme, les atteintes aux droits des immigrés, etc. Il fallait inventer un nouvel « interprofessionnel » comme on dit dans le jargon syndical, qui aboutit à une remise en cause des fondements même de la société. Quand, dans l’appel initial d’« AC ! », on disait qu’il faut changer de logique, en finir avec l’exclusion et imposer un autre partage du travail et des richesses, quelques-uns nous ont rétorqué « ça ne va pas, vous n’avez pas mis en tête de l’appel “à bas le capitalisme” ». Effectivement, on peut faire ça, mais peut-être qu’aujourd’hui, si on veut faire un travail de masse, mieux vaut dire qu’il faut changer de logique, partager toutes les richesses etc. Il ne faut pas céder sur le contenu, mais les termes ont besoin d’être redéfinis.
L’idée d’« AC ! » est donc qu’il faut travailler en partenariat, c’est-à-dire de manière transversale, mais aussi qu’il faut débattre et agir. Débattre car tout est à discuter, il n’y a plus aujourd’hui de solution évidente pour tout le monde. Agir ensemble, enfin, autour de revendications précises, car poser des revendications c’est se battre pour des droits, refuser l’assistance et le caritatif. Avoir des droits, c’est se lier avec toute la tradition du mouvement ouvrier, imposer une logique contre une autre, faire passer dans la légalité ce qui apparaît légitime à un moment donné. Dans les collectifs « AC ! » on a vu, avec plus ou moins de bonheur il est vrai, se regrouper toutes les composantes dont j’ai parlé auparavant. La « fracture sociale » a ainsi commencé à changer de place. Au lieu d’opposer sans arrêt les « inclus » et les « exclus », ceux qui ont un emploi, du PDG à l’OS, à ceux qui n’en ont pas, on a commencé à faire bouger les choses vers la véritable ligne de partage, c’est-à-dire à travailler sur la conscience de classe. Ce n’est pas dans les textes, mais, à mon avis, la traduction politique de cette affaire est bien celle-ci : montrer que les « exclus » c’est bien les exclus traditionnels, ceux qui sont dépossédés des moyens de production, tout en ne niant pas, qu’il y a des débats, des différences, des intérêts qui peuvent être différents à un moment donné, entre les chômeurs et les autres, ou entre un RMIste et un technicien supérieur.
L’intérêt de la marche d’« AC ! » du printemps 94, qui est partie de Carmaux, toujours dans le souci de lier ce qu’on construisait aux traditions du mouvement ouvrier, est qu’elle s’est baladée dans toute la France, pour aboutir, le 28 mars, à Paris. Événement petit, car on était au bout du compte 25-30 mille, mais en même temps historique, car dans cette manifestation finale il y avait plus de 50 % de chômeurs. Du jamais vu depuis les « marches contre la faim » organisées par Tillon et d’autres en 1934 ! Les chômeurs ont défilé aux côtés des organisations syndicales, je considère que c’est fondamental.
Deux choses méritent d’être relevées dans cette marche d’abord, une présence très forte des femmes. Ce n’était pas le résultat d’un débat idéologique, mais il fallait concrètement mélanger l’objectif de la lutte avec les nécessités de faire à manger, fabriquer des banderoles, un domaine dans lequel les femmes se sentent très à l’aise car elles ne découpent pas leur vie en tranches. D’un autre côté, la marche a permis à des franges de salariés ou de précaires des petites entreprises, dépourvues de syndicat, de participer à une lutte contre le chômage et pour l’emploi, ce qui leur est pratiquement impossible de faire dans le lieu de travail. Cette participation a réhabilité non pas le syndicalisme, car c’était plus large, peut-être un syndicalisme de type nouveau et, à coup sûr, l’idée de l’action collective sur un objet lié à l’entreprise mais pour lequel on peut se battre également en dehors de l’entreprise. C’est très important, y compris pour la structuration propre au syndicalisme français, à savoir la dimension interprofessionnelle, qui est d’ailleurs l’un des enjeux de la recomposition actuelle. C’est la raison pour laquelle, en tant que gauche de la CFDT, nous voulons garder une confédération, une structure interprofessionnelle, en pensant aussi aux chômeurs et aux précaires.
Après la marche de 94, à laquelle DAL (« Droit au logement ») s’était joint, « AC ! » s’est mobilisé, aux côtés de DAL, pour l’occupation de la rue du Dragon, à laquelle a succédé la marche contre l’exclusion du 8 avril 95. Là aussi, même structuration, même regroupement d’organisations syndicales, associatives et autres. Dans le même ordre d’idées, le dernier exemple que je citerai, c’est la manifestation pour les droits des femmes du 25 novembre.
Personne ne peut dire naturellement qu’« AC ! », ou DAL, ou une autre organisation, est à l’initiative du mouvement de décembre. Mais le fait que dans le mouvement, et, d’une manière générale dans les manifestations, il y ait des cortèges de chômeurs, qu’on s’adresse aux chômeurs, qu’on pense aussi aux chômeurs lorsqu’on refuse le report de l’âge de la retraite, montre que notre action a été en partie prise en compte dans le mouvement.
Par ailleurs, dans le mouvement, nous avons dit qu’il fallait avancer des revendications complémentaires sur l’affaire de la protection sociale, qui concernent plus particulièrement ceux qui en sont exclus. On ne peut pas croire que les chômeurs vont prendre part au mouvement simplement par solidarité. Il faut qu’ils soient dans le mouvement parce que ça les concerne. Or, que signifie le régime universel selon Juppé ? Que signifie faire payer tous les revenus pour le RDS, à part les minima sociaux, c’est-à-dire en y incluant les allocations chômage ? Que signifie l’augmentation de la côtisation-maladie pour les retraités et les chômeurs ?
Quand on fait le bilan, parmi les aspects positifs, il faut relever d’abord des actions concrètes, comme celle des postiers de Saint-Brieuc, qui ont ouvert le bureau de poste pour le versement du RMI, ou celle des cheminots de Rouen, qui ont ouvert la gare aux SDF. Puis, la participation dans les manifestations et dans les réunions unitaires de préparation, les cortèges, plus ou moins importants selon les cas, de chômeurs et d’ « exclus ». Néanmoins, il faut dire que, du point de vue des associations de chômeurs, le bilan est ambigu. Je prends un exemple, celui de l’ADEC d’Amiens, une association assez importante de chômeurs plutôt âgés, au discours très antisyndical, qui avait participé à la marche d’« AC ! » sans y être affiliée. Là, ils sont venus à certaines manifestations, avec une sono, tenu leur discours antisyndical, au grand dam des autres manifestants. Mais, quand même, ils étaient présents, et lorsque les gens participent, tous les débats, toutes les actions redeviennent possibles. En caricaturant un peu, on a dit à un certain moment que c’était le Front National qui pourrait structurer les chômeurs. L’une des conclusions du mouvement, c’est pourtant que nous avons assisté à une reprise de l’offensive du mouvement ouvrier, en direction des précaires et des chômeurs, dans des termes bien plus larges qu’« AC ! ». Tout cela aura des conséquences sur les pratiques, sur les revendications, sur les formes de la lutte. On le voit déjà dans les bagarres du centre de tri de Caen, des traminots de Marseille, et aussi dans la nouvelle définition de l’« interprofessionnel ». Il n’y a quasiment plus de réunion de préparation d’une manifestation qui ait un rapport avec l’emploi ou la situation sociale, sans que dans la salle soient présents, au même titre que la FSU ou la CGT, « AC ? », le Comité des Sans-Logis, DAL, l’APEIS etc. Pour le mouvement ouvrier, c’est le retour à une conception de l’intervention qui excède le cadre de l’entreprise, comme s’il cherchait à réintervenir dans la totalité des champs de l’exploitation capitaliste.
Le point négatif à signaler dans ce bilan, c’est l’absence des immigrés et des jeunes des banlieues. C’est l’une des inconnues de la période à venir.

F. A. : J’ai trouvé très intéressante ton idée de « conscience inconsciente ». Elle me semble résumer l’ambivalence de la situation actuelle, le sentiment qu’un pas important a été franchi, mais qu’il y a beaucoup de travail à faire pour cristalliser ses acquis et permettre aux luttes de redémarrer. A ce sujet, quels sont les axes revendicatifs qui pourraient unifier les pratiques, tout en prenant en compte la diversité, non pas pour la figer mais pour la faire travailler de manière productive ? Où en est le débat dans « AC ? », plus particulièrement sur des propositions comme la réduction du temps de travail (RTT) et l’allocation universelle ?
C. V.: Je commencerai par la question de l’allocation universelle. Il y a sur ce point un très fort débat dans « AC ! ». De nombreux termes circulent : allocation universelle, revenu d’existence, revenu garanti, revenu décent… Il faudrait vraiment préciser. La position d’« AC ! » n’est pas en faveur de l’allocation universelle, ni du revenu garanti ; c’est la revendication d’un revenu décent pour vivre, une revendication plus classique du mouvement ouvrier.

F. A. : Je précise ma question. Comment te positionnes-tu par rapport à l’argument-clé des partisans de l’allocation universelle qui est la nécessité de disjoindre le travail du revenu ?
C. V. : Je suis obstinément contre. Il y aurait plusieurs arguments à apporter, à commencer par le risque d’un RMI amélioré qui pérenniserait les situations de précarité et, plus fondamentalement, la fragmentation du marché du travail, source des formes aggravées de l’exploitation capitaliste. J’insisterai, pour ma part, en tant que femme, sur l’argument suivant, déjà développé par Gorz. Pourquoi la grande majorité des femmes est-elle hostile à un salaire parental, même d’un niveau supérieur au SMIG ? Parce que dans cette société, mais je pense qu’il en sera de même dans une autre, il y à la fois une sphère publique et une sphère privée. Il y a le travail dans le cadre de la sphère privée, qui a ses normes, ses codes, ses contraintes de lien affectif, et puis le travail de la sphère publique, qui est participation à la production de biens et de richesses, à l’organisation sociale, et c’est celui-là qui confère la citoyenneté. Évidemment, être favorable à la distinction entre les deux sphères n’implique nullement qu’on s’oppose à une redistribution égalitaire des tâches entre hommes et femmes au sein de la sphère privée ou qu’on renonce à combattre l’exploitation capitaliste dans la sphère publique. Cela signifie simplement que chacun doit pouvoir accéder à cette sphère, qui est codifiée de manière complètement différente de la sphère privée, au niveau de sa clôture, des liens affectifs… Or, disjoindre le travail du revenu comme le préconisent les partisans de l’allocation universelle revient à inciter au désengagement de ce qui est au cœur de la sphère publique, et, plus particulièrement pour une femme, rester à la maison pour élever les enfants.
On objecte parfois, « qu’en est-il des activités de type artistique, culturel, d’apprentissage, d’animation, etc. » ? Il s’agit là en fait, d’un travail appartenant pleinement à la sphère publique et méritant par conséquent revenu, même si le système actuel ne le reconnaît pas toujours.
Face aux situations d’urgence et à la pauvreté, je ne vois aucune contradiction entre le fait de réclamer un revenu décent pour vivre et celui de se battre pour que tous aient un emploi. Revendiquer un revenu décent n’est pas du tout la même chose que demander l’allocation universelle. Il en va tout simplement du droit à l’existence, de la possibilité de disposer des moyens nécessaire pour vivre, qui figure du reste dans le préambule de la Constitution. Je rappelle ici que dans la dernière plate-forme d’action commune CGT-CFDT, qui date de 1974, figurait l’objectif d’une indemnisation pour les chômeurs égale au moins au SMIG. Certes, la situation n’est pas la même aujourd’hui et d’ailleurs ce sont plutôt les chômeurs qui sont réticents à une telle revendication, sans doute parce qu’ils sont culpabilisés. L’idée d’un revenu décent égal au SMIG me semble pourtant juste, et elle exercerait incontestablement une forte pression à la hausse sur les salaires, ce que je trouve, en tant que syndicaliste, très intéressant.
Outre la question du revenu décent, je vois trois principaux axes pour une perspective unifiante : la lutte pour les droits, le combat contre la précarité, et la RTT. Concernant les droits, il faut s’attendre, à l’occasion de la proposition de loi sur la précarité et la pauvreté, à des attaques très dures contre le RMI et les allocations de fin de droits. La philosophie du gouvernement est celle de l’assistance, uniquement pour les plus démunis, et du contrôle social renforcé pour tous. C’est déjà ce qui se passe avec le RMI, qui n’est quasiment plus un droit, dans la mesure où il est octroyé par une commission qui examine chaque cas précis et tend à soumettre les RMIstes au même type de contrôle que les chômeurs (vérification de l’activité de recherche d’emploi etc.). Les copains du DAL nous expliquent qu’avec les mesures du plan Perissol, il y a également un renforcement du contrôle social en ce qui concerne le logement. Il faut donc réagir, se battre pour le droit au logement, à la protection sociale, au transport, à des prestations comme l’électricité, à tout ce qui permet de vivre.
Deuxième axe : la lutte contre la précarité. Les formes de la lutte sont ici très diverses. J’ai déjà parlé de Caen, des traminots de Marseille et j’apprends qu’une coordination nationale des CES est en train de se mettre en place, à l’initiative de gens de la mission locale pour l’emploi de Lille. Mais il faut avant tout être présents dans les entreprises. De notre côté, nous avons essayé de faire des « réquisitions d’emploi », à la Société Générale, à la FNAC, à Rhône-Poulenc, et, ce matin même, à la direction départementale du travail de Nanterre. Il ne s’agit pas d’aller trouver du travail pour les gens mais de montrer les contradictions, avec la participation des salariés des entreprises concernées. La FNAC, par exemple, est une entreprise qui réalise de gros bénéfices et qui, en même temps, diminue ses effectifs, n’embauche que des temps partiels, des CDD. Ce travail ne peut se faire qu’en commun avec l’intersyndicale de l’entreprise et des organisations de chômeurs, qu’il s’agit de faire converger.
Troisième axe, la RTT. Il s’agit en fait du champ transversal. Il n’est pas question bien sûr de partager la misère entre tout le monde : ça fait des années qu’on se fait piquer nos gains de productivité. En fait, la RTT a déjà eu lieu : il y a deux ans, en tenant compte des chômeurs, des précaires, des temps partiels imposés, on était à 31 heures hebdomadaires. Dans son rapport-testament, le CERC parlait de 11,7 millions de personnes en situation de vulnérabilité économique et sociale. Mais la RTT se fait actuellement selon la stratégie patronale, par fragmentation, par segmentation, par flexibilisation. Vouloir une baisse légale de la durée du travail, c’est proposer une logique opposée à celle du patronat et de certains syndicats comme la confédération CFDT, qui veut troquer l’annualisation du temps de travail, le rêve de tous les patrons, contre une diminution de deux ou trois heures de la durée du travail, qui serait totalement inefficace. S’il n’y a pas de loi-cadre, il n’y aura pas d’impulsion vers la RTT. De plus, aujourd’hui, un salarié sur deux travaille dans une entreprise de moins de cinquante personnes. Dans ce secteur là, il n’y aura pas de négociation, y compris au niveau des accords de branche. Certes, la RTT peut prendre des formes différentes selon les secteurs : semaine de quatre jours, ou baisse de la durée quotidienne mais il faut une baisse de la durée légale hebdomadaire.
Pour reprendre l’offensive sur ce terrain, nous projetons non pas une marche comme en 94 mais des caravanes régionales. Une caravane peut être la matérialisation physique de la fédération des forces qui participent à cette mobilisation. Quant au choix d’un niveau régional, nous pensons qu’il nous permettra de combler les « trous » de la marche nationale, de tourner dans les zones industrielles, d’essayer de prendre pied dans les quartiers. Notre idée, c’est que s’exprime une volonté populaire sur la question de la RTT. L’objectif est de rassembler, sous la forme d’une carte-pétition, un million de voix, ou plus, sur cette revendication. On voudrait aussi que cette volonté s’affirme de manière forte dans les manifestations du 1er mai, parce qu’elle est au coeur de la reprise de l’offensive.

F. A. : Une dernière question : quelle est ton estimation sur la non-participation du secteur privé à la grève de décembre ?
C. V. : Pour moi, c’est très simple, c’est dû au poids du chômage. On pourrait dire qu’il n’y a pas eu de stratégie syndicale de généralisation de la grève. C’est vrai, mais ce n’est pas ce qui a joué. J’ai discuté avec des copains dans les entreprises qui ont tout tenté pour faire démarrer le mouvement, je pense notamment à la métallurgie de l’Ile-de-France ou aux banques, mais ça n’est pas parti. Dans une entreprise où il y a un plan social, tu regardes ceux qui font grève avec un intérêt non dissimulé mais tu hésites, tu penses qu’en faisant grève tu seras dans la prochaine charrette de licenciés.
L’objectif d’une manifestation pendant le week-end, c’était essentiel. Elle a finalement eu lieu, mais à la fin du mouvement, le 16 février. Si elle avait eu lieu plus tôt, elle aurait pu servir de tremplin et avoir un effet d’entraînement.
Ce que je dirai maintenant est un peu contradictoire avec ce qui précède, mais je crois que la participation du privé a été fortement minimisée. Certes, il n’y a pas eu de grève générale reconductible, avec occupation des locaux, etc. Mais je sais qu’il y a eu des dizaines d’endroits où il y a eu des grèves, des débrayages pour aller aux manifestations. Quand on aura le chiffre sur le nombre de journées de grève dans le secteur privé, on aura probablement des surprises. J’ai appris qu’en Savoie par exemple, tous les matins, Radio-France Savoie donnait la liste des entreprises en grève, qui était fort longue. Le jeu des médias, même de journaux comme Le Monde ou Libération, a consisté à reprendre ce que disait Notat, qu’il s’agissait d’une réaction de défense des secteurs privilégiés, d’une affaire de fonctionnaires. Il y aurait en tout cas un formidable travail d’enquête et d’investigation à faire sur ce qui s’est réellement passé dans le secteur privé pendant ce mouvement. Un institut confédéral qui se respecterait devrait s’en charger car c’est certainement très important pour la suite.