Ce texte est conçu comme la version provisoire et très incomplète d’un texte à venir. Il a essentiellement pour objectif de permettre l’ouverture d’une discussion et ne saurait être considéré comme une “publication” au sens
courant du terme.
Chacun peut le diffuser à qui bon lui semble, à condition toutefois de préciser qu’il s’agit d’une version provisoire et très inachevée. Par la loi d’autonomie[[Pour une définition du sens donné dans ce texte aux concepts de capitalisme cognitif et d’économie de la connaissance cf. encadré 1 en annexe. et de modernisation des Universités, la suppression de facto des 35 heures, la loi de décentralisation, la loi Fillon sur les retraites, les projet de loi concernant l’instauration du RMA, la reforme du statut des intermittents du spectacles, la réforme de la Sécurité sociale promise pour septembre, le gouvernement Raffarin a lancé un vaste programme de réformes qui touche les piliers les plus essentiels de l’Etat-Providence et des mécanismes de production et de transmission des connaissances.
La réalisation de ce programme de réformes, associé à une politique d’austérité budgétaire, aura trois conséquences complémentaires :
– une réduction radicale des garanties assurées par le système de retraites par répartition. Elle se traduira par une accentuation de la précarité de l’emploi et du revenu qui rendra quasiment inéluctable le développement d’un système par capitalisation. Il en ira de même pour la réforme de la sécurité sociale, dans la mesure où la baisse des garanties conduira à un basculement des dépenses couvertes par l’Assurance Maladie vers un système d’assurances privées. Dans les deux cas, nous assistons à une privatisation rampante des services publics et des ressources financières dont la régulation était assurée traditionnellement en dehors de la logique de marché. Il en résultera le démantèlement du modèle actuel de protection sociale et le basculement vers un système à plusieurs vitesses : le maintien d’un niveau minimum de prestations pour tous ira de pair avec le développement d’un système assurantiel privé et par fonds de pension en déterminant un approfondissement dramatique des inégalités ;
– l’accélération de la transition d’un système du Welfare à un système de Workfare fondé sur l’accentuation de la conditionnalité des prestations et la transformation des dépenses dites passives en dépenses dite actives. Ces « politiques de l’emploi » s’inscrivent dans la continuité d’une logique de disciplinarisation du marché du travail et de subvention de l’emploi qui, presque toujours, se traduit en un simple effet d’aubaine pour les entreprises : ainsi depuis 1993 le montant des exonérations des charges patronales est passé de 2.6 milliards d’euros à 21,6 milliards d’euros, sans avoir pour autant un effet réel sur la création de nouveaux postes de travail et la résorption du chômage. Il s’agit d’un gaspillage de ressource d’autant plus impressionnant si l’on songe, à titre d’exemple, que ce montant permettrait de verser à environ trois millions de personnes un revenu social garanti de 600 euros par mois ;
– une refonte du système éducatif et universitaire qui, au nom de la décentralisation, vise une réorganisation managériale des établissements tout en transformant en tendance l’offre de formation et la production de connaissances en marchandises réglées par le principe de la demande solvable.
Richesse et limites du débat sur la réforme du système de retraites : à la recherche d’un modèle de société alternatif
La mobilisation autour de chacun de ces aspects du programme gouvernemental a pourtant été fort inégale et mal articulée, en raison aussi peut-être de la difficulté à cerner la cohérence globale de ces mesures.
Le débat qui s’en suivit s’est essentiellement concentré sur la question du démantèlement du système de retraite dont le poids est déterminant dans la composition des dépenses de l’Etat-Providence. Sur ce plan, le débat public a permis d’aboutir à au moins trois points essentiels qui vont à l’encontre des arguments clefs du gouvernement et qui permettent de poser certains jalons d’un modèle alternatif.
1) La mise en évidence des incohérences du projet de réformes par rapport à l’objectif affiché, celui d’une préservation du niveau des pensions et du système par répartition obtenue grâce à un prolongement des années de cotisation[[A la suite de l’accord avec la CFDT a été ensuite intégrée une hausse du taux de cotisation d’un montant très faible.
. En réalité, compte tenu des tendances concernant l’évolution de l’emploi et le caractère de plus en plus intermittent du travail, la variable essentielle d’ajustement sera la baisse du niveau des pensions[[Quatre raisons principales montrent la difficulté croissante à allonger effectivement la durée des cotisations et/ou à obtenir un taux de pension plein :
le caractère difficilement compressible, du moins dans le court-moyen terme, du chômage qui concerne aujourd’hui 9% de la population active, à moins que n’intervienne un changement radical dans l’orientation des politiques économiques et structurelles ;
l’entrée plus tardive dans la vie active liée à la hausse du niveau de formation et à la prolongation des années d’étude ;
l’intermittence de l’emploi et le rôle de plus en plus important des transitions entre différentes formes d’activité et différents statuts tout au long de la vie active (chômage, emploi, formation etc.). Les modalités de calcul des droits reposent en fait sur l’hypothèse de la norme de l’emploi stable et pénalisent les parcours professionnels pluriels et discontinus, ce qui pénalise plus particulièrement les femmes. Par ailleurs, elles excluent toutes les périodes de la vie dites inactives, comme par exemple les années d’étude qui, comme on le sait, occupent une place de plus en plus importante dans le cycle de vie des individus. A ce propos, le projet de loi du gouvernement a souligné à sa manière l’importance de ce problème en insérant la possibilité d’un rachat des cotisations jusqu’à trois années d’études à un coût exorbitant;
la tendance des firmes à se débarrasser de la main-d’œuvre plus âgée, comme le montre la situation d’exclusion du marché du travail des salariés de plus de 50 ans qui s’opère sous des formes diverses (préretraites, chômage, chômeurs dispensé de recherche d’emploi). Ainsi, selon le rapport du COR, « moins de la moitié des salariés du secteurs privé sont encore en activité au moment où il liquident leur retraite. En 2001, près de 550.000 personnes sont en préretraite …ou en chômage dispensé de recherche d’emploi, soit un effectif équivalent à celui d’une génération » (COR, Retraites, [2003, p. 27).
De cette manière, les pensions baisseront au fil du temps en raison des décotes envisagées et de la désindexation des pensions sur l’évolution des salaires, en accentuant une tendance lourde initiée avec les réformes Balladur et la détérioration progressive des conditions d’emploi (ainsi que des garanties liées au indemnités chômage).
. Le résultat est qu’il y aura de moins en moins de cotisants qui pourront bénéficier d’une retraite à taux plein. La baisse des pensions sera fort probablement de l’ordre de 20 à 35% à l’horizon 2020[[Le rapport du COR estimait que si entre 2000 et 2040 (à réglementation inchangée, c’est-à-dire avant la loi Fillon) « on assurait l’équilibre du système par le seul ajustement des pensions, le ratio entre pension moyenne et revenu moyen d’activité, nets de cotisations sociales devrait passer entre ces deux dates de 78% à 42% » ( COR, p. 55).. Le pouvoir d’achat de 30% des retraités tombera au niveau du seuil de pauvreté, c’est-à-dire à un revenu égal à la moitié du revenu médian[[Le revenu médian permet de diviser la population en deux parties égales, la première moitié gagnant plus et l’autre moitié gagnant moins.. Le lien entre pauvreté et vieillesse qui avait été rompu par le développement du système de retraite par répartition risque ainsi de se réinstaller avec force, et ce alors que la précarité et la montée des travailleurs pauvres font que la pauvreté et l’emploi ne correspondent plus à des statuts sociaux antinomiques. A ce propos, il faut également rappeler que la garantie d’un taux de pension minimum égal à environ 85% du Smic frôle « l’arnaque » pure et simple, et ce pour deux raisons : les travailleurs dont le salaire est inférieur au SMIC sont exclus de cette garantie ; celle-ci ne s’appliquerait de toute manière qu’à l’année du départ à la retraite du salarié. Les retraites n’étant plus indexées sur l’évolution de salaires mais uniquement sur celle des prix, quinze ans plus tard le pouvoir d’achat de cette retraite minimum garantie ne correspondra plus qu’à 65% du Smic.
2) La remise en cause de l’argument malthusien selon lequel la crise du système de retraite résulterait d’un choc démographique liée à la hausse du nombre de retraités à la charge des salariés : le nombre de retraités à la charge de dix salariés devrait en fait passer d’ici 2040 de quatre à sept retraités. En réalité, l’argumentation malthusienne du gouvernement évacue fort à propos la manière dont la croissance de la richesse et de la productivité du travail a déjà permis de surmonter une croissance de la part des retraites dans le PIB de même nature entre 1960 et 2000, et va autoriser à le faire à nouveau d’ici 2040 avec encore davantage de facilité[[Entre 1960 et 2000 la part des dépenses de vieillesse dans le PIB (retraites + prévoyance + assurances veuvage et décès, etc..) a augmenté considérablement en passant de 5,4% en 1959 à 12,6% en 2000. Ce dernier chiffre baisse à 11,6% si l’on prend en compte la part des seules dépenses de retraites (hors prevoyance, assurance veuvage et décès). Cependant, durant cette même période le PIB a été multiplié par deux : aussi, en dépit de la multiplication par 4,5 du montant des retraites, le revenu disponible pour payer les actifs et les investissement a lui-même doublé.
. Certes, selon les COR (conseil d’orientation des retraites) la part des retraites est encore destinée à augmenter considérablement entre 2000 et 2040. Sous l’hypothèse du maintien de la réglementation actuelle (avant la loi Fillon), la part des dépenses de retraite devrait passer de 11,6% du PIB en 2000 (soit 163 Md d’euros) à une fourchette située entre 15,7 et 16% du PIB en 2040, soit un besoin de financement d’environ 4 points de PIB. Pour assurer le maintien des acquis sociaux antérieurs à la réforme Balladur, c’est-à-dire le retour à 37,5 années de cotisations pour tous et stabiliser le rapport entre pension moyenne et revenu d’activité, égal à 0,78, tout au long de la période de projection, le besoin de financement d’ici 2040, s’élèverait à environ 6,5 points de PIB. Mais toujours selon le COR, comme pour le rapport Charpin, la croissance du PIB d’ici 2040 devrait autoriser, même en retenant l’hypothèse d’une croissance annuelle faible de la productivité de travail de l’ordre de 1,7%, un doublement du PIB. Ce dernier passerait de 1.500 milliards d’euros à 3000 milliards d’euros. Face à cette croissance du PIB, le financement des retraites, y compris dans l’hypothèse d’une suppression de la loi Balladur et d’un retour au système de 37,5 annuités, n’absorberait que 540 milliards d’euros, soit 18% du PIB. Ils resteraient alors disponible environ 2460 milliards d’euros, de quoi financer non seulement les investissement et la progression des salaires directs, mais aussi, disons le d’emblée, la généralisation du salaire socialisé[[Il faut noter que Bernard Friot, dans un article récent, développe une hypothèse qui va largement dans ce sens, et ce à partir de son approche concernant la cotisation sociale comme support d’un salaire universel. Ainsi, en définissant différents scénarii d’évolution du salaire social, il montre que, sous la condition d’une reconquête des dix points de PIB perdus par les salaires durant les années 1980, « le PIB pourrait financer dès aujourd’hui le SMIC pour tout jeune entre 18 ans et son premier emploi, une hausse significative des bas salaires pour qu’aucun ne soit inférieur à 120% du SMIC et leur salaire aux chômeurs » ; qui, selon nous, pourrait prendre dès maintenant la forme d’un revenu (ou salaire) social garanti.
Ces tendances macro-économiques suffisent à remettre en question le bien fondé de l’argument principal du gouvernement pour justifier le projet Fillon, celui d’une pénurie de ressources résultant de l’évolution du rapport démographique entre actifs et retraités.
Ces considérations sont d’autant plus pertinentes que l’un des soucis essentiels du projet gouvernemental de réforme des retraites est de sauvegarder l’actuel partage de la valeur ajoutée favorable aux profits. Les dix point de valeur ajoutée perdus par les salariés durant les années 1980 représentent 150 milliards d’euros (10% d’un PIB de 1.500 milliards en 2000, 300 milliards d’un PIB de 3000 milliards en 2040). Ces chiffres représentent presque l’équivalent du montant total des retraites aujourd’hui et environ 2/3 du montant total des retraites en 2040.
3) Le corollaire de ces considérations, est que le problème du financement des retraites (et de manière plus générale celui du salaire social) est essentiellement un problème de répartition de la richesse. En somme, le problème du financement ne relève pas de lois relevables par une science économique objective, mais plutôt de la science politique, c’est-à-dire du rapport de force au niveau global entre le capital et le travail vivant, ce dernier créant la valeur qui est ensuite distribuée entre profit et la masse salariale globale (comprenant le salaire direct et indirect). C’est aussi pourquoi le passage éventuel d’un système par répartition à un système par capitalisation ne changerait rien à la réalité selon laquelle en dernière instance le financement des retraites devrait reposer sur un prélèvement de la richesse créée au présent par le travail[[Il faut noter que cet argument théorique était déjà développé par Marx lorsque, en analysant « les contradictions de la formule générale du capital », il excluait le fait que l’origine de la plus-value puisse se trouver dans la sphère de la circulation, et en l’occurrence de la fonction de l’argent en tant qu’équivalent général. Par là, Marx voulait signifier que l’argent, même lorsqu’il se présente sous la forme du capital financier (A-A’), ne peut pas se valoriser si en dernière instance il n’opère pas un prélèvement sur la production. En somme, les titres et les créances détenus par les capitalistes financiers ne sont en fin de compte rien d’autre que de titres de propriété qui donnent aux capitalistes financiers le droit d’effectuer un prélèvement sur la richesse produite par la société. En somme, la création de richesse est toujours le produit d’un travail présent et non d’un capital accumulé ou épargné au préalable sous forme d’argent.
, à cette différence près mais fondamentale : les retraites seraient soumises à l’instabilité des marchés financiers et la captation dans les circuits financiers des ressources collectives auparavant gérées par le système de protection sociale entamerait les bases sur lesquelles repose la solidarité et la cohésion du travail social inhérente au salaire socialisé. A ce propos soulignons encore un point essentiel : ce n’est pas une fiscalisation éventuelle du financement du système de retraite qui remettrait en cause les piliers du système de retraite par répartition où par ce concept il faut entendre au sens large un système de socialisation du salaire échappant à la logique de la capitalisation. Un prélèvement supplémentaire sur les profits deviendrait d’emblée une partie prenante du salaire socialisé, et de ce point de vue peu importe si ce prélèvement est opérée au moyen d’une taxe sur les revenus financiers, d’une hausse des cotisations patronales, d’un élargissement de la contribution patronale à l’ensemble de la valeur ajoutée, ou encore d’une combinaison de ces trois mesures.
Finalement, le débat public sur le système des retraites permet de dégager des enseignements importants concernant les risques inhérents au projet de réforme gouvernementale et à un passage progressif vers un système par capitalisation. Cependant, en dépit de ces résultats, la richesse de ce débat demeure affectée par deux limites principales qui ont, à mes yeux, affecté un grand nombre d’interventions.
La première de ces limites, malgré quelques exceptions notables, tient au fait qu’un présupposé implicite pour un grand nombre d’intervention, sur la question de retraites, reste conditionnée par une conception traditionnelle et industrialiste du travail productif (identifié avec le travail salarié). Aussi l’affirmation de la centralité du travail, en tant que source de la création de valeur, ne parvient-elle pas à cerner la nature et l’extension nouvelle du travail dans le cadre de la mutation actuelle du capitalisme. Ce type d’approche risque de se cristalliser dans une vision de la sortie de la crise actuelle qui revient en dernière instance à prôner le retour à un modèle fordiste keynésien de plein emploi ;
– cette vision peut contribuer aussi à rendre compte de la tendance à dissocier le débat sur la réforme des retraites et celui concernant le RMA ou la réforme du système d’indemnisation des intermittents du spectacle, car dans cette optique le problème même de la précarité ne serait qu’une question de re-réglementation des conditions du travail restaurant progressivement pour l’ensemble du salariat l’ancien modèle du travail stable et de la carrière à l’ancienneté.
Le lien entre ces volets du projet de réformes du gouvernement est pourtant évident. Il doit être rapproché des mutations structurelles qui ont déterminé la crise irréversible du modèle fordiste de plein emploi stable et la vie durant. Des mutations qui résultent non seulement des politiques de flexibilisation et de dérégulation du marché du travail, mais aussi des comportements subjectifs de la force de travail qui, depuis la crise du fordisme, ont exprimé le rejet du « rêve d’un emploi à vie enfermant la vie à l’intérieur d’une entreprise décidant à notre place quoi et comment le produire ». L’aspiration des générations montantes n’est pas « l’utopie triste » d’un retour au plein emploi salarié stable. Elle correspond plutôt à la demande d’un système de protection sociale capable de concilier la sécurité du revenu et la recherche de carrières et de formes d’activités variées, en remplaçant l’actuel modèle de précarité subie par un modèle de mobilité choisie.
Dans cette perspective, la lutte pour le retrait du projet concernant le RMA et la revendication d’un Revenu social garanti suffisant pourraient constituer, dès à présent, l’un des axes d’un projet de société alternatif fondé sur l’extension du salaire socialisé et la remise en cause des règles de répartition du revenu imposées par l’offensive neo-libérale depuis les années 1980. Ce projet s’attaquerait aux causes de la précarisation de l’emploi et du revenu qui sont également à l’origine de la déstabilisation des mécanismes de financement et des garanties du système de retraite. Il remplacerait la nostalgie d’un retour à un modèle fordiste de plein emploi par un modèle de pleine activité[[Le terme activité est ici employé dans un sens proche de celui de K. Marx lorsqu’il opposait les concepts de labor et de free activity. Il a donc, bien évidemment, une signification opposée à celle à l’origine de la proposition du RMA qui détourne le terme activité pour en faire une forme d’emploi salariée dégradée et somme toute dégradante. construit sur la reconnaissance et la rémunération de l’ensemble des temps sociaux et des formes d’activité qui participent à la création de richesse. Autres points essentiels pour notre propos concernant le rapport entre un revenu (ou un salaire) social garanti et la défense des acquis du système de retraites : cette extension du salaire social à tout un ensemble de temps sociaux et d’activités considérées aujourd’hui comme improductifs (car échappant à la norme des rapports marchands et du rapport salarial) irait de pair avec leur prise en compte dans le calcul des droits donnant accès à une retraite normal. De manière spéculaire, le revenu (ou salaire) social garanti, contrepartie d’un travail social et d’une création de richesse aujourd’hui non rémunérés, devrait être considéré comme un revenu primaire : en tant que tel, il pourrait donc comprendre, comme tout autre salaire, une partie indirecte (sous la forme d’une cotisation sociale ou d’un CSG, par exemple) participant au financement du système de protection sociale. En somme, à l’heure de l’économie de l’immatériel et de l’intellectuel, la recherche d’un nouveau plein emploi n’a plus besoin de passer par une politique volontariste de nouveaux ateliers du travail, voire par une sorte d’économie kéynesienne de guerre rétablissant à tout prix la norme du plein emploi salarié. Elle peut en revanche passer par la reconnaissance et la libération du potentiel inscrit dans une coopération du travail libre et non marchande, à condition de s’affranchir de cette véritable « pensée unique » qui consiste à n’accorder qu’au seul travail subordonné et marchand le statut de travail productif[[En somme, notre société n’est point la société de la fin du travail, mais celle de la crise d’un lien social construit autour de la norme du rapport salarial..
Nous avons là, nous semble-t-il, quelques pistes de réflexions pour une sortie par le haut de la crise du Welfare qui méritent d’être approfondies, même si cet horizon implique une refonte de l’organisation des rapports sociaux et des modes penser.
Pour mieux étayer ces hypothèses, nous allons nous efforcer dans la section qui suit de resituer le sens et les enjeux des projets de reforme du gouvernement dans le contexte de la mutation actuelle du capitalisme. Dans cette démarche, nous esquisserons les termes de l’antagonisme entre deux modèles de société alternatifs, en opposant l’actuel modèle de régulation du capitalisme cognitif à un modèle « idéal » de démocratie du general intellect.
Puis, dans une dernière section, nous essayerons de montrer de quelle manière l’utopie rationnelle de la démocratie du general intellect peut d’ores et déjà fournir quelques enseignements pour aller au-delà d’une position purement défensive des acquis actuels de l’Etat-Providence.
II. Le capitalisme cognitif et la démocratie du general intellect: deux modèles de société alternatifs antagonistes
La cohérence du programme gouvernemental de reformes s’inscrit dans la mutation actuelle du capitalisme marquée par la transition du capitalisme industriel vers le capitalisme cognitif. Elle correspond à un projet que l’on peut caractériser de tentative, de la part du capitalisme cognitif, de soumettre et d’étouffer le potentiel d’émancipation inscrit, depuis la crise sociale du fordisme, dans l’essor d’une intellectualité diffuse et d’une économie fondée sur la diffusion et le rôle moteur du savoir. Le capitalisme cognitif repose en fait sur une logique de prédation, de normalisation, et de disciplinarisation de l’économie de la connaissance qui peut aller jusqu’à saper les sources collectives de la production du savoir.
Comprendre cette logique permet de mieux saisir le sens du projet du gouvernement et donc de livrer pour notre propos quelques éléments complémentaires pour l’élaboration d’un projet de société alternatif.
L’enjeu central de la conjoncture actuelle ne peut pas être réduit à la simple opposition entre les visées néo-liberales du gouvernement et le retour à une régulation fordiste et/ou administrée du rapport salarial et de l’Etat-Providence.
Il doit par contre être rapproché de certaines mutations majeures qui caractérisent la crise du capitalisme industriel et l’émergence d’une économie nouvelle fondée sur l’immatériel et sur une division cognitive du travail. Ces mutations sont essentiellement au nombre de trois :
1) une nouvelle prépondérance qualitative des connaissances vivantes incorporées au travail (et sources des rendements croissants) par rapport aux savoirs formalisés incorporés au capital et à l’organisation des firmes (soumis à une logique de rendements décroissants). Cette mutation résulte d’un processus de diffusion du savoir engendré par le développement de la scolarisation de masse et la hausse du niveau moyen de formation : il s’agit de ce que nous avons appelé l’émergence d’une intellectualité diffuse. C’est cette nouvelle qualité de la force de travail qui conduit à la montée du travail immatériel et intellectuel et à la remise en cause des formes de la division du travail et du progrès technique propres au capitalisme industriel.
2) la source de la richesse des nations se trouve de plus en plus en amont du système des entreprises, c’est-à-dire dans la société et notamment dans le système de formation et de recherche. Il en résulte que le concept de travail productif (comme celui d’exploitation) doit s’étendre à l’ensemble des temps sociaux qui participent à la reproduction économique et sociale : le travail salarié ne peut plus être considéré comme la seule source de création de valeur ajoutée et l’assise étroite sur laquelle faire reposer le financement de l’Etat-Providence.
De manière spéculaire, cette approche empêche de continuer à considérer le statut de la force de travail dite en formation ainsi que celui du système de recherche avec les anciennes lorgnettes du modèles fordistes, faisant de l’étudiant un inactif et du système de recherche une sphère extérieure à la production de richesse ;
3) l’épuisement du rôle moteur de la valeur d’échange liée à la tendance longue à la socialisation des coûts de reproduction de la force de travail mais aussi à la manière dont les production intensives en connaissances et travail immatériel favorisent l’essor d’une économie de la gratuité et de formes d’échange non marchand qui déstabilisent le système de la propriété intellectuelle (ce qui n’a pas été sans effet sur la crise du Nasdaq)[[Une fois conçus, le coût marginal de « reproduction » de ces biens et services intensifs en connaissances sont très réduits ou quasiment nuls, comme par exemple dans le secteur des NTIC. Ces biens devraient donc être cédés gratuitement. Au sens même du paradigme standard, la maximisation du bien-être de la société implique en fait que les consommateurs payent les biens et les services à leur coût marginal. Le producteur privé, s’il respectait cette règle, risquerait de faire faillite. Ainsi, comme le fait remarquer D. Plihon (2001), l’essor de l’économie de l’information et de la connaissance, dans laquelle l’essentiel des coûts est fixe, est incompatible avec l’hypothèse d’un régime de « concurrence pure et parfaite » et pose des problèmes théoriques redoutables pour la théorie conventionnelle. Plus fondamentalement, il ouvre une bifurcation historique entre deux modèles alternatifs de régulation d’une économie fondée sur la connaissance : un modèle régi par un ordre concurrentiel de type monopolistique et qui, au moyen des droits de propriété intellectuelle, reposerait sur une raréfaction artificielle des ressources et un système de savoirs fermés, d’une part ; un modèle fondé sur la gratuité et la libre circulation des savoirs permettant de généraliser la logique non marchande à des nombreux niveaux de la vie économique, d’autre part.
.
Au vu de ces mutations, l’enjeu principal des conflits actuels renvoie à l’opposition entre deux modèles dichotomiques de régulation : celui du capitalisme cognitif (du moins dans sa variante neo-libérale)[[On pourrait en fait se demander si le capitalisme cognitif, à l’instar de ce qui fut le cas pour le capitalisme industriel, pourrait s’associer à différents régimes d’accumulation et mode de régulation. Nous avons là l’une des questions centrales du programme de recherche autour de l’hypothèse du capitalisme cognitif. Signalons d’emblée que la réponse de A. Gorz à cette question semble être négative, comme le suggère l’expression selon laquelle le capitalisme cognitif est la crise du capitalisme lui-même. , d’une part et celui fondée sur l’épanouissement du potentiel d’émancipation d’une économie fondée sur la connaissance, d’autre part :
1) le premier modèle repose sur un processus de disciplinarisation et de normalisation de l’économie de la connaissance (au sens de la société du general intellect). Il repose sur les nouvelles enclosures qui portent sur le savoir et la privatisation des institutions du Welfare-State.
Ce mode de régulation du capitalisme cognitif s’est progressivement affirmé sous l’égide du capitalisme « actionarial » et, comme nous l’avons vu, a conduit, depuis les années 1980, à une baisse drastique des salaires dans le partage de la valeur ajoutée. Cependant cette hausse de la rentabilité du capital est allée de pair avec une stagnation de l’investissement, à tel point que certains commentateurs ont pu parler de « modèle de profit sans accumulation » (Cordonnier, 2003)[[Ce qui montre d’emblée la non pertinence des thèses selon lesquelles une hausse des prélèvements sur les revenus du capital pénaliserait l’investissement et l’emploi. A l’évidence, le taux de croissance de l’investissement ne dépend pas du taux de profit, car, comme on le sait, celui-ci est une composante autonome de la demande, financée en grande partie par le crédit. Son niveau n’est pas contraint par l’épargne préalable et dépend plutôt des anticipations des entrepreneurs concernant la demande. Aussi le constat concernant l’atonie de l’investissement prônerait-il plutôt pour une croissance de la masse des salaires susceptible de relancer la demande des biens de consommations et, par ricochet, l’accumulation de capital. . Nous avons là l’un des traits essentiels d’un régime d’accumulation fondé sur la généralisation d’une économie de rente et dans lequel les frontières traditionnelles entre rente et profit s’estompent. Le rôle clé de la finance de marché et le renforcement du système de propriété intellectuelle sont deux piliers essentiels de ce « modèle » de captation de l’économie du savoir au profit du financier et d’une économie de rente. Ils contribuent à alimenter le mythe d’une pénurie artificielle de ressources et de la nécessité de politiques d’austérité en se nourrissant des intérêts de la dette publique, tout en déterminant un niveau anormalement élevé des prix, par exemple celui des médicaments, qui n’est pas sans effets sur la hausse des coûts du système de protection sociale.
Finalement, la reproduction de ce mode de régulation du capitalisme cognitif s’appuie sur un vaste processus de désocialisation de l’économie. Ce dernier vise à atteindre trois objectifs essentiels en dépit même de leur caractère contradictoire avec des principes qui permettraient d’assurer une gestion efficace de la dimension collective et des institutions à la base d’une économie de la connaissance :
a) élargir de manière forcée la sphère marchande en colonisant progressivement les institutions du Welfare et les biens communs représentés par le savoir et le vivant. Ce type de logique traverse aussi bien la loi de réforme du système de retraites, favorisant le développement de fonds de pensions et d’autres formes de gestion privée de l’épargne salariale, que le projet d’autonomie des universités. Sous l’impulsion de mesures comme la mise en place du budget global, l’objectif est de pousser les centres de recherches des universités, notamment dans les sciences dites dures, à nouer des rapports de financement et de coopération avec le secteur privé. Il en résultera une incitation forte à passer d’un système de savoirs ouverts à un système de savoirs fermés orientant la recherche vers l’obtention des brevets et la privatisation des connaissances.
b) accentuer la précarité et l’individualisation du rapport salarial car le renforcement de la contrainte économique au salariat devient une condition essentielle du contrôle et de la mise au travail d’une main-d’œuvre de plus en plus autonome au niveau de la sphère de la production. Nous avons là un autre facteur qui explique la tentative de réduire les revenus dit de transferts ou de le reconvertir en dépenses actives, et ce alors que la socialisation du revenu ne fait que traduire, en grande partie, le caractère de plus en plus collectif des conditions de la production dont se nourrit le capital;
c) déstabiliser les conditions de reproduction d’une intellectualité diffuse en remettant en cause les conditions d’un libre accès au savoirs que les conflits à l’origine de la crise sociale du fordisme avaient conquis en étendant les garanties de l’Etat-providdence et en en impulsant un processus de démocratisation de l’enseignements. Nous avons là une logique qui traverse sur biens des aspects les actuels projets de réforme de l’Université conduisant à une remise en cause du caractère national des diplômes et à la création d’universités d’élite où la sélection sera associée à une forte hausse des frais d’inscription. L’objectif est d’aboutir à terme à une nouvelle segmentation de la force de travail dans laquelle, comme dans certains modèles néoclassiques de croissance endogène, une composante qualifiée et spécifique de la force de travail, le capital humain, s’opposerait aux autres composantes de la main-d’œuvre, dites banales assurant les tâches néo-tayloristes des secteurs traditionnels peu innovants et des nouveaux services standardisés.
Notons enfin que ce modèle repose sur une conception réductrice du savoir considérée essentiellement sous deux seules formes : celle d’une marchandise et d’un capital (humain et/ou immatériel) dont la production résulte de l’initiative et de l’investissement privé des agents. Ce modèle se fonde donc sur la négation de la dimension collective et sociale de la production de connaissances et sur le maintien artificiel de la convention selon laquelle la norme de mesure de la richesse et de la répartition est le temps de travail direct exécuté dans le cadre d’une activité salariale. A ce propos, nous pouvons affirmer que l’un des aspects clé du nouvel esprit du capitalisme cognitif consiste justement à nous faire croire que nous sommes encore dans le vieux modèle fordiste industriel du travail, y compris du point de vue d’une analyse étroitement technicienne et « comptabiliste » de la gestion du Welfare-State. Nous avons là l’argument principal affirmant la nécessité d’une réforme des retraites au nom d’un prétendu choc démographique qui rendrait incompatible le financement du système par répartition avec la base de plus en plus étroite représentée par les cotisations salariales.
La logique de la valeur marchande s’oppose ainsi de manière forcée à celle de la richesse, fondée sur l’abondance et la gratuité, et convertit la puissance du travail social non en la forme de la libération du temps et du droit au revenu, mais en celle de la précarité et du chômage.
2) Le deuxième modèle de régulation repose sur la mise en place d’institutions favorisant la dimension cumulative de l’économie de la connaissance et la libération du potentiel d’émancipation collectif inscrit dans la société de l’intellect général.
Il s’agit de ce que, à la suite de A. Negri, l’on pourrait qualifier de modèle de démocratie radicale au sens qu’il est fondé sur le principe selon lequel le maximum de liberté et l’égalité des revenus garantis sont considérés à la fois comme la condition préliminaire et comme l’objectif essentiel de la production de richesse.
L’extension du salaire socialisé, c’est-à-dire d’un revenu garanti indépendant de l’emploi salarié, est ainsi non seulement rendue possible par la poursuite des tendances lourdes concernant la croissance de la production et de la productivité, mais elle est également un facteur essentiel de l’accélération de ces tendances. Dans une large mesure, le modèle de démocratie radicale des revenus garantis permettrait ainsi de créer les ressources nécessaires à son financement. Nous avons là l’un des points essentiels de l’hypothèse marxienne du general intellect dans laquelle la crise de la loi de la valeur fondée sur le temps de travail va de pair avec l’effondrement des frontières traditionnelles entre travail et non travail : dès lors que le savoir se généralise et le travail immatériel et intellectuel devient dominant, le temps libre cesse d’être dans son opposition immédiate au temps de travail direct. Dans ce cadre, pour le dire avec Marx, le principal capital fixe devient l’homme lui-même et le « temps libre, c’est-à-dire de temps pour le plein développement de l’individu, développement [… agit lui-même à son tour comme la plus grande des forces productives, sur la force productive du travail ».
De ce point de vue, la sauvegarde des garanties d’un système de retraite par répartition constitue un présupposé incontournable de la transition vers la démocratie du general intellect : celui-ci constitue un pilier essentiel d’un salaire socialisé (et non différé) qui a permis de libérer une partie du temps de la vie de la contrainte au travail subordonné, en libérant les forces vives du savoir vivant qui ont permis l’essor d’une économie fondée sur le rôle moteur du savoir. Il faut souligner à cet égard un argument essentiel souvent négligé y compris par les critiques les plus articulées du projet de réforme Fillon.
La libération du temps libre, d’un temps soustrait au contrôle direct du capital n’est pas un simple effet positif de la croissance de la productivité. Elle en est aussi et surtout l’une des causes, voire même l’un des facteurs explicatifs principaux en raison de ses effets directs et indirects sur la diffusion du savoir et la dimension cumulative de la production de connaissances. En ce sens, les mesures qui visent à imposer à prolonger le temps de vie active et les années de cotisations ne sont pas qu’un simple archaïsme, se situant en contre-tendance par rapport à la dynamique de longue période de l’économie à réduire le temps de travail.
Ces mesures, à l’instar de tous les dispositifs qui visent aujourd’hui à accentuer la précarité de la force de travail, sont aussi et surtout des mécanismes institutionnels qui risquent de remettre en cause les ressorts les plus fondamentaux de la croissance de la productivité et de l’innovation. C’est aussi pourquoi la définition d’un modèle alternatif ne peut pas se borner à la défense du système de Welfare hérité de la période fordiste. L’enjeu central qui soulève le débat sur la réforme des retraites va, à notre sens, bien au-delà de la nécessaire réaffirmation de la solidarité et de la socialisation du revenu entre générations. Le problème plus général est celui d’une solidarité et d’une socialisation du revenu englobant l’ensemble de la force de travail, par delà le statut actif ou inactif de chaque composante de la force de travail (étudiants, retraités, chômeurs, etc.).
Ce projet de société part d’une hypothèse bien précise concernant la crise fiscale du Welfare State fondé sur l’assurance professionnelle. Cette crise ne fait que refléter l’épuisement de la logique de financement fordiste centrée sur la norme du plein emploi salarié et des présupposés sur lesquels se basait la mesure du travail et de la productivité.
La montée du chômage et de la précarité ne font que traduire, de façon déformée, la réduction du temps de travail direct (nécessaire) que le capital peut valoriser de façon rentable à l’intérieur des firmes, et ce en raison de deux évolutions principales :
– le travail, la dimension collective de la création de richesses, est sorti des usines, en engendrant des lignes de fuites mais aussi une extension de l’exploitation. Ainsi, même si le travail demeure la principale source de richesse, sous la forme du savoir et de la communication, il ne peut plus être mesuré par le travail direct consacré à la production, dans le cadre d’un rapport de subordination traditionnel. Mieux encore, cette dimension de plus en plus sociale des gains de productivité concourt à la baisse du temps de travail direct du travail subordonné, en engendrant chômage et précarité. L’exploitation s’étend ainsi sur l’ensemble des temps sociaux en donnant lieu à une énorme masse de travail non reconnue et non rémunérée.
– le caractère de plus en plus étriqué des besoins que le capitalisme parvient à satisfaire à l’intérieur de la logique marchande et de la rentabilité, sinon en érigeant des barrières artificielle à l’entrée ou en colonisant les sphères non marchandes des biens collectifs de l’Etat-Providence ;
Sur ces bases, il est possible d’esquisser les contours d’une troisième voie : le rejet du modèle néo-libéral de désocialisation de l’économie va ici de pair avec la critique de toute nostalgie concernant le retour à une régulation néo-fordiste de l’Etat-providence fondée sur la norme du plein emploi salarié et l’idéologie du travail salarié comme seul travail producteur de richesses.
Sa référence n’est pas la mécanique de la régulation administrée des trente glorieuses. Son repère historique se situe plutôt dans les conflits qui, durant les années 1970, ont impulsé le développement du « salaire socialisé » et les services du Welfare au-delà des compatibilités économiques et sociale du mode de régulation fordiste, pour en faire le support d’une atténuation de la contrainte au rapport salarial et d’un modèle de mobilité choisie entre différentes activités et temps sociaux.
Cette troisième voie repose ainsi sur l’extension et le renforcement du salaire socialisé et fait des services assurés par le Welfare en dehors de la logique du marché le vecteur d’un modèle alternatif, et ce tant en ce qui concerne les conditions de reproduction de la force de travail que la définition des finalités sociales de la production.
Deux piliers institutionnels principaux structureraient la mise en place de ce modèle qui présuppose une refonte de la notion de travail productif et des critères conventionnels d’estimation de la richesse.
1) Les services collectifs du Welfare (santé, éducation, recherche), au lieu d’être considérés comme un coût dont le financement dépend des prélèvements effectués sur le secteur marchand, devraient être reconnus comme les secteurs clés d’un mode de développement fondé sur les productions intensives en connaissances et finalisées à la production de l’homme par l’homme[[Ce concept est notamment utilisé par R. Boyer pour caractériser dans le long terme l’avènement d’un modèle anthropogénétique « au sens général où éducation, santé et culture représentent une part déterminante de la production et plus encore façonnent le mode de vie » (R. Boyer, [2002, p. 182). . C’est de ces secteurs que dépendent le rythme et la qualité d’un développement dont la mesure devient la satisfaction des besoins essentiels qui, dans une société avancée et vieillissante, assurent, pour le dire avec R. Boyer, la reproduction anthropogénétique d’une génération à l’autre. Le rôle jadis dévolu, dans la croissance, à la production de biens matériels et au capital fixe est désormais remplacé par la primauté accordée aux biens collectifs et relationnels et aux investissements immatériels permettant la circulation des savoirs et la reproduction d’une intellectualité diffuse.
2) L’instauration d’un Revenu Social Garanti suffisant. Ce dernier remplirait deux conditions essentielles pour la libération des forces vives relatives au savoir et la transition vers la démocratie du general intellect
D’une part, en dissociant l’accès au revenu de l’emploi salarié. le RSG reconnaîtrait au moyen d’un salaire social garanti, dans toute son extension, le travail non rémunéré fourni par la société. Les structures portantes d’une économie fondée sur la connaissance, c’est-à-dire les savoirs incorporés dans la force de travail, pourraient ainsi s’émanciper de la contrainte économique désormais principale à la base de leur subordination au capital : celle qui fait de l’emploi salarié la condition d’accès à la monnaie, c’est-à-dire à un revenu dépendant des anticipations des capitalistes concernant le volume de la production et de l’emploi rentables. Par ailleurs, le Revenu Social Garanti, défini comme un revenu primaire, reposerait non seulement sur un salaire social mais aussi sur une deuxième composante. Elle correspondrait à ce que, à la suite de Oscar Lange, l’on pourrait qualifier de rente ou de dividende collectif[[Pour davantage de précisions sur la caractérisation du RSG comme un revenu primaire fondé sur la combinaison d’un salaire social et d’une rente collection je me permets de renvoyer à mon article «Mutations du concept de travail productif et nouvelles normes de répartition : la question du revenu garanti », in Vercellone, C. (ed), [2003, Sommes-nous sortis du capitalisme industriel ?, éd. La Dispute, Paris . Cette deuxième composante, que O. Lange définissait comme une condition essentielle du socialisme, reposerait sur la reconnaissance que le « capital » (fruit du travail passé accumulé) et les progrès de la productivité sont un produit de la coopération sociale et un héritage collectif ; ils sont donc la propriété de tous et justifient à ce titre le droit pour chacun des membres de la collectivité à un dividende social (ou à une rente collective). Il en résulterait une forme de la socialisation de la propriété du capital radicalement opposée à celle des fonds de pensions mais également à l’expérience des socialismes réels. Elle permettrait, outre le financement du Revenu Social Garanti, de mener en même temps vers une socialisation de la propriété du capital et vers une socialisation des décisions d’Investissement en phase avec les priorités de la démocratie du general intellect.
Nous aurions là les jalons d’un modèle de pleine activité, socialement et écologiquement soutenable, fondé sur la primauté du non marchand et qui ferait de l’émancipation du travail salarié la condition première de la libre circulation des savoirs et de l’épanouissement de la dimension cumulative de la production de connaissances.
III. Le Revenu (ou salaire) Social Garanti comme articulation d’une stratégie offensive d’extension du salaire socialisé et de renforcement des garanties de l’Etat-Providence
Le modèle de démocratie du general intellect contient bien évidemment une dimension utopique forte au sens étymologique de ce terme : ce qui n’existe nulle part.
Il constitue cependant un horizon idéal, une flèche de l’histoire qui d’ores et déjà peut livrer une série d’indications en vue de l’élaboration d’une contre-réforme permettant une sortie par le haut de la crise du Welfare. La proposition d’un Revenu Social Garanti constitue en fait, à nos yeux, un dispositif qui contribuerait à étendre la logique du salaire socialisé et à préserver les acquis du système de retraites, tout en s’attaquant à certains facteurs responsables de la détérioration des rapports de force à l’origine de la baisse de la part des salaires dans le partage du revenu.
Trois raisons essentielles militent en faveur de cette hypothèse.
1) En France, la base du financement du système de retraite s’est construite autour d’une logique Bismarkienne-fordiste fondée sur la norme de l’emploi régulier, et plus précisément sur celle du poste de travail masculin dans la grande industrie à plein temps et la vie durant. Or, la stabilité de son financement en régime de croisière se fonde sur la possibilité d’une croissance proche du plein emploi, c’est-à-dire d’une variable qui dépend en grande partie des stratégies et des décisions des capitalistes concernant le volume d’emploi considéré comme étant rentable. C’est pourquoi d’ailleurs, on peut justement objecter à ceux qui s’opposent à une taxation du capital, au nom de l’instabilité des revenus financiers, que la masse salariale sur laquelle sont prélevées les cotisations est elle aussi fortement dépendante de la conjoncture économique.
Quoi qu’il en soit, les garanties assurées par le système de retraite sont déjà égratignées par la crise de la norme du rapport salarial fordiste liée à la montée du travail précaire et de trajectoires discontinues, alternant chômage et différentes formes d’activités et d’emploi. Cette évolution, y compris dans l’hypothèse d’un retrait de la loi Fillon, risquerait de conduire à une sécurité sociale à deux vitesses, opposant le monde des cotisants réguliers et celui des travailleurs précaires, aux trajectoires instables ou diversifiées. Ce constat est d’autant plus vrai que d’ores et déjà la durée moyenne de la vie active est de 37 ans (en raison de la prolongation des années d’études et de l’abaissement des l’âge moyen de sortie de la vie active) et que cette tendance à la baisse du temps de vie dite active dans le cycle de vie est destinée à se poursuivre.
Ainsi, à titre d’exemple, en 2000 la part des carrières complète pour les hommes de 55 à 59 ans, privé et public confondus, ne s’élevait qu’à 82%. Ce pourcentage tombe de manière drastique pour les femmes dont seulement 52,4% parviennent à effectuer une carrière complète. Finalement, déjà un retraité sur trois (dont une grande majorité sont des femmes) touche moins que le minimum vieillesse. C’est ainsi que tandis que les entreprises, comme nous l’avons vu, tendent à se débarrasser de la main-d’œuvre la plus âgée en « l’expulsant » de facto de la vie active avant l’âge de la retraite, les jeunes, eux, subissent ce qu’on a appelé la double peine de la précarité : ils sont pénalisés à leur entrée dans la vie active, lorsqu’ils doivent multiplier les emplois précaires et sous-payés, même avec un diplôme reconnu. Ils le seront à la sortie de la vie active car ils ne pourront pas disposer d’une retraite à taux plein. Ces facteurs pénalisent, par ailleurs, encore plus gravement les femmes qui, comme on le sait, sont les premières victimes du temps partiel subi, de carrières discontinues et d’une discrimination négative en ce qui concerne les conditions de rémunérations et d’évolution professionnelle[[De surcroît, le projet de loi Fillon envisage de mesures qui vont aggraver la situation des femmes face à la retraite et à l’emploi : il prévoit que les femmes de la fonction publique n’auront plus droit à un an de cotisation de moins par enfant, et ce à partir du premier janvier 2004. Cette année de bonification par enfant ne leur sera désormais accordée qu’à la condition qu’elles prennent une année entière de congé (en plus du congé de maternité).
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En somme, même dans le cas d’un retour à 37,5 ans de cotisations, atteindre la pension normale constituerait un pari improbable pour la plus grande partie des salariés, y compris les plus garantis. Avec une barre mise à 40 ans, voire à 41, 42 ans, ce pari deviendrait quasiment irréalisable : on aurait probablement davantage de chance de résoudre le problème du revenu en jouant au loto.
Afin de contrecarrer, au moins en partie, les effets pervers liés à cette évolution, un projet alternatif de réforme du système de retraites devrait comporter une refonte des modalités de calcul des périodes de vie pris en compte pour avoir droit à une pension à taux plein et la garantie d’un minimum vieillesse égal au SMIC (et indexé sur son évolution). Ces réformes ne modifieraient pourtant pas la situation d’insécurité et de précarité sur le marché du travail qui affecte les salariés avant de parvenir à l’âge de la retraite. C’est pourquoi pour les travailleurs dits actifs comme pour les retraités, la question incontournable est celle d’un salaire social garanti suffisant permettant de déconnecter le droit au revenu du travail salarié et/ou des cotisations individuelles issues de l’emploi salarié, en rompant avec le principe « à chacun selon ses cotisations »[[Ces considérations plaident aussi pour renforcer le caractère redistributif, du haut vers le bas, du système de retraite par répartition. Cependant, cette question est très rarement abordée.
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2) La proposition d’un revenu (ou salaire) social garanti (RSG), en associant le droit à un revenu suffisant à la reconnaissance du caractère productif de l’ensemble des activités concourants à la production de richesses, peut constituer un mot d’ordre susceptible d’unifier différentes composantes de la force de travail (précaires, chômeurs, femmes, retraités, jeunes, travailleurs du public et du privé), aujourd’hui fractionnées en une multiplicité de statuts, de lieux et de temps sociaux. C’est donc à partir de la société, de la reconnaissance d’une exploitation commune qui se déploie sur l’ensemble des temps sociaux que peut être reconstituée l’unité du salariat, la conscience de l’appartenance à une communauté de vie et à un collectif de travail étendus à l’échelle de la société. L’unité de la force de travail et de ses formes de mobilisations ne peut plus être construite à partir de l’univers des entreprises, mais elle doit l’être d’emblée au niveau du salaire social et d’un projet de société faisant du renforcement des institutions de l’Etat-Povidence l’axe d’un mode de développement autre.
En ce sens, la revendication du RSG peut constituer aussi bien le moyen que l’une des formes socialisées du salaire sous laquelle pourrait s’opérer la reconquête des dix points de PIB perdus par les salaires depuis les années 1980 et ériger un rempart contre les politiques de segmentation du marché du travail et de démantèlement de l’Etat-Providence
3) Une limite importante du mouvement social contre les reformes gouvernementales a eu trait à la faible mobilisation autour du projet d’instauration du RMA, comme si cette dernière réforme, à la différence du projet de loi Fillon, ne concernait qu’une composante marginale de la force de travail. D’où l’incapacité à cerner pleinement le rapport entre la logique conduisant vers un modèle de Workfare et les tentatives de démolition des acquis liés au système de retraites. Cette relation est pourtant évidente, comme en témoigne l’évolution même de la fonction du RMI qui est désormais devenu le troisième étage de l’indemnisation du chômage après l’assurance chômage et l’allocation de solidarité[[Rappelons que le RMI a été instauré au départ comme un simple filet de sécurité destiné à couvrir une minorité de travailleurs échappant aux autres dispositifs et les prévisions tablaient sur 300.000 à 400.000 allocataires. Cependant, la dégradation du marché du travail, l’exclusion massive des salariés de plus de 50 ans, le développement du chômage de longue durée, le durcissement des conditions de l’indemnisation de l’assurance chômage (allongement des durées des cotisations préalables et baisse de la durée des versements des prestations), ont conduit à une expansion croissante du recours au RMI (en dépit de l’exclusion des moins de 25 ans) : aujourd’hui les allocataires du RMI sont environ un million (dont deux tiers demandeurs d’emploi) et ce chiffre double avec la prise en compte des ayants droits, c’est-à-dire des conjoints, des enfants et des autres personnes à charge. En somme, environ deux millions de personnes dépendent pour vivre de ce minimum social dont le montant se situe nettement en dessous du seuil de pauvreté : l’allocation prévue pour une personne seule est en fait de 411,70 euros, mais pour environ 80% des allocataires de cette somme on déduit un forfait logement de telle sorte que l’allocation versée ne dépasse pas 360 euros pour une personne seule. On atteint un niveau nettement moindre que le seuil de pauvreté qui est actuellement d’environ 560 euros. C’est nettement en deçà aussi des minima sociaux versés aux personnes âgées ou handicapées (569 euros pour une personne seules)..
Or le sens du projet du RMA consiste justement à renforcer la conditionnalité du RMI et à le transformer en une subvention à l’employeur. Ce dernier toucherait un aide à l’emploi égal au montant du RMI et ne verserait au salarié RMAiste que la différence entre cette subvention et un demi-smic. De plus, les cotisations sociales et retraites ne seraient versées que sur la part du salaire correspondant à cette différence entre RMI et demi-smic. Avec le RMA pour valider deux trimestres de droit à la retraite il faudra avoir travaillé une année. Il faudrait 80 ans de ce régime pour obtenir une retraite à taux plein. En somme, un nouveau glissement de la norme d’emploi de référence (correspondant désormais à un Smic à mi temps), va de pair avec l’impossibilité pour toute une composante de la population d’atteindre une pension normale, et ce même si elle parvenait à satisfaire la condition d’un prolongement des années de cotisations prônée par le gouvernement. Nous avons là, si besoin en est, une preuve supplémentaire de l’incohérence des réformes gouvernementales par rapport à l’objectif affiché, celui d’une préservation des acquis du système de retraite par répartition.
Le retrait du projet concernant le RMA et le remplacement du RMI et des autres minima sociaux par un RSG inconditionnel permettrait de renverser cette logique tant du point de vue de la régulation du marché du travail que des mécanismes conduisant à un effritement des garanties du système deretraite.
Dansunpremiertemps,le RSG pourrait être établi à un niveau relativement faible, intermédiaire entre le seuil de pauvreté et le SMIC, mais suffisant pour rejeter des offres d’emploi indignes en termes d’horaire, des conditions de travail et de rémunérations, comme c’est, par exemple, souvent le cas pour le temps partiel subi.
Cinq caractéristiques différencieraient le RSG d’une allocation, des minima sociaux ou encore d’un impôt négatif :
Le RSG devrait être considéré comme un revenu primaire (avant impôt et toute redistribution) et non comme un revenu de transfert. Il se fonderait sur la reconnaissance du caractère immédiatement productif de l’ensemble de la force de travail et des activités marchandes et non marchandes qui participent à la production de richesse. Un corollaire de cette réforme serait une refonte des modalités de calcul des périodes de vie prises en compte pour avoir droit à une pension à taux plein. Elle pourrait être associée, dès maintenant, à l’instauration de droits de tirage sociaux, c’est-à-dire à des « bons » que l’on peut utiliser tout au long de la vie, bons à tant d’années de formation, droit à prendre un congé parental, à la découverte de soi-même … etc. (Gazier, 2003).
Ce revenu primaire pourrait intégrer, comme les autres revenus d’activité, une partie correspondant au salaire indirect, sous la forme d’une CSG et d’une cotisation sociale. Il participerait ainsi au financement de la protection sociale et du système de retraite. De cette manière, le RSG, en reconnaissant le caractère productif de l’ensemble des activités, contribuerait à la restauration d’une sorte de nouveau plein emploi qui, comme on le sait, représente, avec la hausse de la part des salaires dans le PIB, l’une des conditions de l’équilibre du système de protection sociale.
Le RSG serait cumulable avec d’autres revenus d’activité et de patrimoine, lesquels à partir d’un certain seuil sont soumis à l’impôt. De cette manière, le RSG, tout en maintenant son caractère universel et inconditionnel, aurait un caractère fortement redistributif. Le coût net de financement du RSG doit donc être estimé en prenant en compte le prélèvement fiscal opéré traditionnellement sur l’ensemble des revenus des ménages, dont le RSG serait l’une des composantes. Autrement dit, le RSG peut se cumuler sans plafond de ressources, mais il est imposable et serait en très grande partie récupéré sur les revenus élevés. La prise en compte de cet effet de seuil réduit d’autant le coût réel net de financement du RSG, ou plus précisément la part du revenu distribuée sous cette forme de salaire socialisé.
Autre point important : tant pour des raisons de justice sociale que de viabilité macro-économique, la mise en place d’un revenu (ou salaire) social garanti devrait être associée à une réforme de l’impôt sur le revenu accentuant vigoureusement son caractère progressif. De cette sorte, le « coût budgétaire » initial d’instauration du RSG, tout en favorisant une distribution beaucoup plu égalitaire du revenu, serait considérablement amoindri[[A ce propos, il est intéressant de signaler une piste de recherche suggérée implicitement par le rapport Belorgey, Minimas sociaux, revenus d’activité, précarité, Commissariat Général au Plan, Mai 2000. Le rapport en question, après avoir rejeté la proposition d’une allocation universelle inconditionnelle en raison de son coût exorbitant, et s’être prononcé pour une allocation compensatrice (ou dégressive) de revenu (beaucoup moins coûteuse) signale que la « dégressivité peut être obtenue soit par la définition même de l’allocation (ce qui est proposé à court terme ) soit par son inclusion dans le revenu imposable (piste dont on suggère l’étude mais qui a l’inconvénient d’impliquer une hausse des taux d’imposition avec les aléas qui s’attachent au changement des redevables dans les différentes tranches d’imposition » (Rapport Belorgey, p. 128). En somme, sous ces conditions, le coût net initial d’instauration d’un RSG ne serait probablement pas beaucoup plus important que celui d’une allocation dégressive ou d’un impôt négatif. Bien que le déboursement initial soit beaucoup plus important pou un RSG, le montant de celui-ci serait graduellement réduit jusqu’au moment où, à partir d’un certain seuil de revenu, il est entièrement récupéré par l’impôt. Aussi, abstraction faite de la chronologie, le coût final de financement du RSG se rapprocherait de celui d’un impôt négatif. Par rapport à la technique d’un impôt négatif versé à la fin de l’année, le RSG présenterait cependant un avantage de taille. Il assurerait en fait, tout au long de l’année la continuité du revenu par delà la discontinuité des formes d’activités et d’emploi. C’est pourquoi la raison principale du rejet de la part du rapport Belorgey de la proposition d’un revenu inconditionnel ne tient pas à son coût, mais au fait que cette proposition remettrait en cause la « valeur travail ». Elle romprait en fait le rapport de conditionnalité qui fait dépendre l’octroi d’un revenu de l’exercice ou de la recherche d’un emploi salarié. et, dès le départ, n’entrerait pas en concurrence avec le financement d’autres acquis essentiels de la protection sociale[[Un travail de recherche est en cours pour aboutir à un chiffrage précis. Il se propose de prendre en compte plusieurs scenarii dépendant de différents montants du RSG, du système d’imposition fiscale adopté ainsi que des variables plus générales concernant la croissance et la répartition du revenu.
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Dans cette perspective, l’instauration d’un RSG pourrait être l’un des piliers de l’élaboration d’un nouveau droit du travail et d’un système de protection sociale capables de réconcilier sécurité du revenu et mobilité de l’emploi et des autres formes d’activité.
Le droit au revenu, comme le droit à la formation permanente, permettrait de réaliser deux conditions principales pour aboutir à un renversement de la logique actuelle de précarisation :
– premièrement, il autoriserait une amélioration considérable des conditions de vie de plus de quatre millions de Français vivant sous le seuil de pauvreté avec moins de 550 euros et dont une partie considérable est constituée de salariés et non de chômeurs.
– deuxièmement, il permettrait d’intervenir du « dehors », à partir de la société pour agir aussi sur le « dedans », c’est-à-dire sur les conditions de travail et de rémunération des entreprises.
De ce point, nous pouvons affirmer que le revenu “plancher” que représenterait le revenu social garanti s’inscrirait dans un modèle de « flexibilité offensive » qui se traduirait par cinq effets principaux :
Il pousserait “vers le haut” l’échelle des revenus d’activité, car un RSG favoriserait le pouvoir de négociation des salariés et conduirait à une modernisation des relations professionnelles et de l’organisation du travail ;
Les entreprises seraient amenées à réduire le recours aux formes précaires d’emploi car elles se trouveraient contraintes à retenir des salariés qui disposent de davantage d’alternatives ;
Il se produirait une pénurie de main-d’œuvre dans l’économie des services industrialisés (à la « Mc. Donald ») consommateurs d’une grande quantité de force de travail précaire, tout en remettant en cause un mode de régulation qui s’appuie aujourd’hui sur une mesure hautement discriminatoire : celle qui exclue les moins de 25 ans de l’accès au RMI. Il en résulterait, y compris dans ces secteurs, une dynamique favorisant une sortie du taylorisme ;
Le RSG, favoriserait également le pouvoir de négociation pour d’autres catégories d’emplois non salariés. Ainsi les travailleurs autonomes pourraient bénéficier de marges de manœuvres plus amples dans les rapports de sous-traitance. Un RSG leur permettrait notamment de réduire leur temps de travail sans subir une amputation de revenu ;
Enfin, le RSG, en atténuant la contrainte au rapport salarial, correspondrait à une véritable réduction du temps de travail. Cette augmentation du temps libre se traduirait probablement dans une hausse de la demande de formation et dans le développement d’activités librement choisies dans le secteur non marchand. Elle permettrait l’essor de formes de coopération comme celles incarnées par le modèle exemplaire du logiciel libre ou de certains expériences du tiers secteur
Le RSG, peut ainsi se révéler comme l’un des piliers d’une rupture avec l’actuel logique néo-libérale de régulation du capitalisme cognitif et favoriser la transition vers un mode de développement socialement soutenable fondée sur un système de savoirs ouverts et sur la primauté de formes de coopération et de production non marchandes.
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Encadré 1 Capitalisme cognitif et économie de la connaissance
Nous avons choisi de manière délibérément provocatrice d’opposer le concept de capitalisme cognitif et celui d’économie de la connaissance. Ce choix exige quelques explications.
La plupart des approches en termes d’économie de la connaissance sont en fait caractérisés par une vision a-historique, positiviste et non conflictuelle de la science et de la technologique qui conduit à effacer les contradictions sociales, éthiques et culturelles que le développement de l’économie du savoir engendre. En un certain sens, ce type d’approche, notamment dans la littérature issue de l’OCDE, évacue la dimension capitalistique qui encadre et, à notre sens, risque d’étouffer les ressorts mêmes d’une économie fondée sur la connaissance.
L’approche en termes de capitalisme cognitif, quant à elle, s’oppose à cette démarche réductrice en mettant l’accent sur l’historicité des économies et sur les conflits de savoir et de pouvoir qui vont de pair avec le développement d’une économie fondée sur la connaissance.
C’est la raison pour laquelle nous insistons sur les deux termes dont se compose le concept de capitalisme cognitif (CAPITALISME + COGNITIF). Ils mettent en exergue la dimension historique et la dialectique conflictuelle entre les deux termes qui composent ce concept, c’est-à-dire :
1) le terme capitalisme désigne la permanence, dans le changement, des invariants fondamentaux du système capitaliste : en particulier le rôle moteur du profit et le rapport salarial ou plus précisément les différentes formes de travail dépendant sur lesquelles repose l’extraction du surplus.
2) le terme cognitif, quant à lui, met en évidence la nature nouvelle du travail, des sources de la valeur et des formes de propriété sur lesquelles s’appuie l’accumulation du capital. Il met également en évidence la nature nouvelle, elle aussi, des contradictions qui caractérisent le capitalisme cognitif Ces contradictions se manifestent tant au niveau du rapport salarial (sphère de la production et de la répartition) que de l’antagonisme de plus en plus aigu entre le caractère social de la production et le caractère privé de l’appropriation.
C’est pourquoi, dans l’intitulé de cet article, nous avons choisi de manière délibérée et un peu provocatrice de détourner le sens réducteur propre à un concept d’économie de la connaissance faisant abstraction des rapports sociaux dans laquelle elle s’inscrit. Nous voulons par là désigner une dynamique de transformation à travers laquelle la société du savoir s’émanciperait effectivement de la logique capitaliste qui l’encadre, en libérant le potentiel d’émancipation dans une économie fondée sur la connaissance et la démocratie du general intellect.