Majeure 12. Féminismes, queer, multitudes

Les sujets nomades féministes comme figure des multitudes

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À partir des innovations théoriques introduites par la pensée féministe post-structuraliste ces dix dernières années, cet article examine les présupposés et les implications d’une vision féministe nomade de la subjectivité. L’accent tombe d’une part sur le matérialisme corporel et donc aussi sur la sexualité et la différence sexuelle, et de l’autre sur l’importance de nomadiser toute différence, afin d’éviter de recomposer des formations molaires du sujet-femme. L’article conclut sur la nécessité d’aborder le devenir-femme du sujet comme un projet a la fois politique et éthique et donc comme processus ouvert et concret.

La pensée féministe nomade s’est construite en dialogue et en débat avec la philosophie matérialiste du corps. Il s’agit d’une approche radicalement laïque des racines corporelles de la subjectivité. C’est une pensée-corps, comme l’écrivait Jeanne Hyvrard, qui relève du « matérialisme enchanté » du dix-huitième siècle dont Elizabeth de Fontenay a analysé les traits fondamentaux dans l’œuvre de Diderot. Ce matérialisme corporel se manifeste à travers la phénoménologie et dans les multiples variations de la psychanalyse, y compris dans la révolution lacanienne. D’Althusser à Deleuze, l’accent est mis sur l’immanence du sujet dans sa radicale matérialité. La nature sexuée de l’humain, et donc de la différence sexuelle, jouent un rôle central dans cette tradition, ce qui la différencie de toute la philosophie anglo-saxonne.

Une dimension analytique, celle de la postmodernité

Par « post-modernité tardive », j’entendrai une époque historique bien déterminée, et aussi un espace théorique et conceptuel. En philosophie, la post-modernité est marquée par la crise du sujet moderne – l’ Homme. Le sujet dominant se constitue autant dans ce qu’il exclut et disqualifie que dans ce qu’il autorise et valorise. Dans cette logique perverse, les autres sont constitutifs et productifs. L’altérité comme axe porteur du sujet est déstabilisée et cette errance entraîne le sujet dans un mouvement de déterritorialisation. Les « autres » reviennent dans la post-modernité : il s’agit de l’autre sexuée ou féminisée, de l’autre du point de vue ethnique ou racialisé, de l’autre comme pôle naturel ou écologique.

Cette doublure du sujet dans des pratiques discursives déterminées par l’explosion des différences implique un versant réactif ou critique, aussi bien qu’une portée active ou positive. Sur le plan réactif, de nouveaux discours se mettent en place, qui visent à exprimer et à encadrer cette crise, marquée par le retour des autres, dont l’existence autonome menace les structures mêmes de la subjectivité. Voilà donc la psychanalyse, qui fait du féminin à la fois une énigme et un lieu de vérité insondable. Tandis que l’ethnologie vise à interpréter et traduire des formations culturelles non européennes, l’évolutionnisme redéfinit les frontières entre l’homme au sens anthropocentrique du terme et ses « autres » dans le sens animal, végétal et même viral du terme. Il s’agit d’un redoublement discursif, qui dégage la production de nouveaux champs du savoir.

D’ un point de vue actif, par contre, bien d’autres discours et pratiques de parole et de pensée font surface dans la post-modernité. Les féminismes, dans leur grande diversité, expriment le vécu des femmes avec la force et l’évidence de l’expérience ; les voix post-coloniales se lèvent avec une particulière intensité : les femmes écrivains, philosophes et militantes revendiquent leur spécificité et s’éloignent du lieu blanc et euro-centrique de la production culturelle. Les mouvements écologiques – dans leur énorme éventail de différences – expriment une autre sensibilité envers ce qu’on appelle, trop vite, la nature.

La conséquence philosophique de cet état des choses est qu’il n’est plus souhaitable ni suffisant de penser par oppositions dialectiques et dualismes structurants. Nos façons d’habiter les paradoxes et les contradictions de la post-modernité tardive nous obligent plutôt à nous engager dans un dialogue en zigzag avec de multiples interlocuteurs à la fois. Polylogues avancés pour sujets nomades en transformation. Comment rendre compte de ces mouvements en zigzag est le défi qui attend le penseur et l’analyste ; comment les rendre capables d’exprimer une force positive et non seulement une critique est, à mon avis, le vrai enjeu de cette situation.
Dans le contexte qui est le nôtre aujourd’hui, je crois qu’il faut repenser les relations à l’altérité dans un sens nomade. L’altérité nomade n’est pas une, mais multiple. Les discours et les pratiques sociales qui la soutiennent dérivent leur force et spécificité du fait même d’exprimer des sujets qui ont été construits historiquement comme « l’ autre » – marginalisé, racialisé, pathologisé, criminalisé, il est pourtant, en tant qu’autre, structurellement nécessaire comme le double spéculaire d’un sujet qui a colonisé la raison et ses pouvoirs. Dans le langage deleuzien, ces discours sont à la fois le symptôme de la crise du sujet « molaire » et l’expression de la positivité d’un devenir minoritaire qui défait et déstabilise la place du sujet maître.
À partir de la fin des années 80, les formes spécifiques du matérialisme corporel expérimenté par les mouvements des femmes croisent les subjectivités post-coloniales et fondent une façon de repenser le sujet qui, de Luce Irigaray à Edouard Glissant, n’épargne aucune catégorie de réflexion philosophique. La relation entre le centre et la périphérie, le centre et ses marges, évolue d’une façon radicale et paradoxale dans le contexte de la mondialisation. Tandis que le centre se renferme dans la nostalgie réactionnaire, ou bien se déconstruit et évolue vers les multiplicités complexes, les marges émergent comme plate-formes qui expriment de nouvelles formes de subjectivité et n’aspirent à rien de plus qu’à une nette et robuste position de subjectivité. L’ironie de la situation est évidente : le centre se nomadise ou déterritorialise, alors que les marges se structurent en contre- subjectivités.
À chacun sa place ou sa position. S’il est vrai en fait que c’est du même endroit que l’on sait et que l’on ignore, il importe de savoir d’où on part, d’où on parle. La politique de la position est fondamentale : il faut donc partir de la micro-politique des relations de pouvoir. C’est ici que l’avantage de la nomadologie philosophique devient évident : la théorie du devenir minoritaire (devenir femme /animal, etc.) impose un ordre non-dialectique sur les flottements, les mouvements et multiples errances de nouveaux sujets, ceux qui viennent après la crise du sujet euro-centrique et phallo-centré. Il n’y a pas de devenir au centre – le cœur du panoptique est vide – tout se joue aux marges. Mais les paradoxes demeurent.
Le grand nomade aujourd’hui, c’est assurément le capitalisme lui-même. Les sociétés post-industrielles ont fait preuve d’une énorme flexibilité et adaptabilité. Suivant la définition de Deleuze et Guattari, le capitalisme avancé est le régime de prolifération des différences : de multiples différences sont produites et circulent comme moyens d’échange et de consommation. L’inscription et la circulation des différences à l’intérieur d’une logique de marché constituent l’un des traits distinctifs des relations de pouvoir à l’époque de la mondialisation. L’existence, l’expérience et le discours des « autres » circulent dans cette économie politique qui fait des différences la matière d’ échange principale. La culture soi-disant populaire offre des exemples très clairs de cette logique : un mélange constant du local, ou proche, et du lointain, ou exotique, caractérise la musique contemporaine, la cuisine et la mode actuelle. Bell Hooks et d’autres féministes noires américaines ont critiqué cette logique d’appropriation et de vampirisation néo-coloniale de la « différence ». Bien que la race et l’ethnicité continuent à jouer un rôle central dans cette économie d’échange, la tendance est bien plus générale. Dans son commentaire sur le nomadisme philosophique de Deleuze, Brian Massumi décrit le capitalisme global comme un vampire dont l’image la plus adéquate est fournie par les médias. L’industrie globale de la télécommunication et des médias constitue l’ « Hântologie » dont parle Derrida, c’est à dire le régime des morts-vivants et des revenants, des zombies pris dans l’économie spéculaire de l’éternel retour du Même.
La célèbre « mobilité » du capitalisme se révèle être un système d’échanges d’un tout autre ordre. À l’intérieur du nomadisme marchand du capitalisme avancé, ce qui organise la circulation des produits et la prolifération des différences, ce qui circule et jouit de mobilité est essentiellement le produit, la marchandise. Les gens, les sujets humains sont bien moins mobiles. La question des nouvelles frontières imposées par le nouvel ordre mondial, dont l’Union européenne, est ici d’une très grande importance.
N’être qu’un corps, être réduit à la corporalité nue est le signe du pouvoir souverain à l’époque de la mobilité forcenée de la mondialisation. Être visible avec un nom propre est la formule gagnante, alors que la surexposition anonyme est la nouvelle forme de marginalité ou la condition propre aux marginaux d’aujourd’hui. La blanchitude est toujours nominative, les autres ethnicités sont généralement anonymes.
Pour conclure cette première partie cartographique, je voudrai ajouter que la tradition méthodologique qui relève du constructivisme social a subi des critiques radicales ces 20 dernières années. Nul ne croit aujourd’hui que les propriétés et les prestations dont est capable la matière corporelle s’expliquent uniquement en référence aux structures sociales ou aux grilles de représentation linguistique ou autre. Ce qui ne signifie pas un simple retour en arrière vers le déterminisme biologique ou génétique. À l’époque des révolutions biotechnologiques, il s’agit plutôt de redéfinir les lignes de démarcation entre ce qui est indexé comme « naturel » et ce qui est repoussé au niveau du social. Toute question qui relève des racines corporelles de la subjectivité – dans le sens matérialiste du terme – doit se confronter aux discours des biosciences contemporaines. Rien de nouveau à tout cela, sauf la quantité sans précédent de transformations en cours et leurs implications qualitatives.
Le corps – matière corporelle par excellence – qui selon Foucault était pris dans un réseau de situations stratégiques complexes, est redéfini par les théories contemporaines des biosciences et des technologies de l’information. Le corps est plus que jamais le lieu d’innombrables contradictions et paradoxes : entité zoologique, banques de données génétiques, élément socialisé, morceau de chair signifiante contenant toute la généalogie personnelle. Entre l’animal et la machine, mais pas dans l’esprit dualiste qui marque la philosophie européenne depuis le dix-huitième siècle.
Le trait distinctif de la post-modernité tardive est le déplacement des catégories différenciées à l’intérieur même du sujet et de sa corporalité, qui n’est plus ni naturelle, ni culturelle, mais prise plutôt dans un entre-deux dynamique, complexe et épuisant. Nos racines bougent et notre subjectivité se nomadise. Dans le contexte dit de la mondialisation, la matière corporelle est prise dans un système de circulation et d’échange au niveau local aussi bien que planétaire. L’effacement des frontières et des lignes de démarcation entre l’humain et ses « autres » se manifeste à tous les niveaux : des pratiques biomédicales à la télécommunication, de la finance aux nouvelles technologies militaires. Les organismes cybernétiques, le mélange des corps et des technologies est chose faite et constitue notre véritable habitat ou environnement.
Dans ce contexte, il est urgent de repenser les racines corporelles de la subjectivité au-delà des deux tendances politiquement dominantes de nos jours : l’euphorie technophile et la nostalgie technophobe. C’est aussi pour cela que je me tourne vers la tradition philosophique du matérialisme corporel, pour pouvoir repenser la matérialité sans essentialisme. La notion d’immanence est ici fondamentale. Il y a longtemps que Georges Canguilhem nous a appris que l’artefact technologique imite l’organisme biologique, tandis qu’un anthropocentrisme fondamental domine l’univers technologique. Aujourd’hui, le mélange des corps et des machines, de la chair et des matières synthétiques a atteint des niveaux d’intimité telle qu’il est inutile de simplement essayer de les différencier : l’espace du corps est partie prenante de l’univers technologique. Ce que nous appelions dans le mouvement des femmes « nos corps, nous-mêmes », est un produit technologique assez abstrait, lié à l’industrie psycho-pharmaceutique, chimique et bio-moléculaire. Ce qui ne les rend pas moins « corporels » ou moins proches de nous-mêmes, mais sûrement plus complexes dans leur multiplicité prosthétique et qui brise l’unité d’un sujet qui se veut, s’imagine et se représente comme Un, comme Centre. Comme l’écrit Edouard Glissant :
« La notion de rhizome maintiendrait le fait de l’enracinement, mais récuse l’idée d’une racine totalitaire. La pensée du rhizome serait au principe de ce que j’appelle une poétique de la relation, selon laquelle toute identité s’étend dans un rapport à l’Autre ».

La dimension normative, celle du féminisme

La pensée nomade offre également des critères positifs pour évaluer les effets des relations de pouvoir /savoir à notre époque. La croissance impressionnante des publications en langue anglaise autour du thème « féminisme et pensée nomade » indique que le féminisme partage avec les philosophies post-structuralistes non seulement la conviction d’une crise du système logo-centrique, mais aussi celle de la nécessite de créer de nouvelles formes de pensée.
Le désir de plus de créativité conceptuelle nécessite des cartographies du présent qui soient à la hauteur de nos complexités. La transmutation des valeurs et des représentations est au centre du projet politique du féminisme, qui est né sur le plan philosophique comme le paradoxe de la redéfinition collective de la subjectivité singulière de chacune. Autrement dit, le sujet du féminisme n’est pas La femme comme autre privilégié et spéculaire du masculin, mais plutôt les femmes, comme pluralité quantitative et multiplicité qualitative qui a pris ses distances avec la féminité classique comme institution et comme système de représentation. Elles ne se reconnaissent plus dans les modalités discursives d’un sujet passant pour universel. Elles ne sont peut être même plus une « elle » – sujet féminin -, mais plutôt une multiplicité incarnée, un ensemble complexe et contradictoire, le sujet d’une véritable mutation, d’une métamorphose singulière et collective. Un monstre, comme le dit Donna Haraway, élève de Canguilhem, qui nous a appris qu’après tout, la normalité n’est que le degré zéro de la monstruosité.
Par ailleurs, il y a aussi un lien très étroit entre les philosophies féministes des sujets multiples ou non-Un et la critique de l’eurocentrisme et de l’humanisme européen. La génération philosophique qui a célébré la mort de l’homme a aussi lancé un défi à la vision de l’Europe comme centre du monde, idée chère au colonialisme. La question de la spécificité de la tradition européenne est remise en cause : le célèbre universalisme européen produit une notion de différence comme mesure et structure hiérarchique, qui légitime la position centrale de l’Europe elle-même. La différence comme mesure et instrument normatif frappe au cœur de la mission soi-disant civilisatrice de l’Europe et du vampirisme métaphysique qui a nourri la prétention universaliste de notre culture. Comment libérer la notion de différence de ces connotations négatives et y introduire d’autres normes et valeurs ? Le défi reste ouvert, d’ordre éthique aussi bien que conceptuel.
Depuis la fin de la célèbre querelle transatlantique autour du soi-disant « French feminism », la notion de différence, au singulier comme dans sa pluralité, a reçu énormément d’attention de la part des philosophes féministes – au-delà des références à la pensée française. La critique du dualisme implicite dans la catégorisation même de l’altérité et des relations hiérarchiques qui la marquent est devenue un lieu commun. Les philosophies du féminisme ont toujours fait du refus du dualisme un point de départ indépassable. Je pense à Lloyd, Irigaray, Cixous. Depuis les années 80 l’accent est mis sur la multiplicité et sur la nécessité de penser à la simultanéité d’effets de pouvoir qui peuvent paraître tout à fait contradictoires. Rendre compte du vécu des femmes et donc de leur diversité est au centre de ces pratiques.
Dans la version épistémologique de cette pensée, je pense à Sandra Harding, et à Donna Haraway, la connaissance de et le savoir sur la différence comme système de relation et recherche d’un dehors à la pensée hiérarchique, sont devenus une véritable méthodologie de travail : révéler les différences pour mieux analyser comment elles se jouent dans l’espace entre les femmes, dans leur grande diversité. Pratique de la responsabilité, du vouloir rendre compte aux autres de ce que l’on aperçoit, ensemble, comme jeux du pouvoir dans cet espace privilégié qu’est l’entre-femmes comme structure discursive et sociale. Pratique relationnelle au delà de la cartographie du pouvoir d’inspiration post structuraliste. Généalogie critique de ces mêmes relations de pouvoir et donc de la diversité, conduite et inspirée par l’expérience des femmes non européennes ou de couleur ou post-coloniales.
Deux notions jouent un rôle clé dans ma vision de cette subjectivité féministe nomade : la mémoire et la narration de soi : l’effort pour représenter ce qui est considéré comme irreprésentable dans le régime symbolique actuel. Cette pratique de déterritorialisation de la parole passe par la critique des racines fixes et uniques, car toute « racine est monolingue », comme nous l’apprend Glissant. Un plurilinguisme conceptuel est nécessaire à la pratique féministe des cartographies politiques du positionnement. C’est une micro-politique très appliquée, immanente et sexuée, une forme matérialiste de la pensée qui se nourrit des pratiques féministes de la parole.
L’économie discursive de notre époque est celle d’une grande prolifération des différences qui n’abolissent pas pour autant le pouvoir du Même, mais le confirment plutôt, sous la forme d’une pluralité quantitative, qui relève de la même logique ou économie politique du sens unique. Traduit dans le langage de Deleuze : il s’agit d’une prolifération de minorités sur le plan quantitatif, mais d’une plate répétition du centre sur le plan qualitatif : c’est la politique des micro-fascismes généralisés. La fragmentation ou la dispersion quantitative n’abolit pas pour autant le code maître du pouvoir, mais le répercute et le multiplie, en le miniaturisant, sur une échelle globale. Il devient alors urgent de résister à cette molécularisation des relations de pouvoir, pour aboutir à une pratique des relations aux autres en dehors des hiérarchies classiques et pratiquer ainsi des politiques transversales, polyglottes, dynamiques.
Ainsi, la théorie féministe implique un sujet non unitaire : un « pas-Une » qui ne tombe pas pour autant dans l’absence symbolique chère aux lacaniennes, ou dans les apories soi-disant génératrices qui séduisent les derridiennes, mais qui reste plutôt enraciné dans le respect de la diversité et des multiples différences des et entre les femmes. Afin d’en rendre compte, la politique du positionnement souligne l’importance de la mémoire, des généalogies politiques comme force motrice stimulant et encourageant la formation de concepts et d’idées nouvelles. Le féminisme est la véritable contre-mémoire de notre culture, et cette mémoire se croise avec les autres savoirs minoritaires, minorités qui peuplent notre contexte mondialisé. La théorie féministe met en place une vision de la subjectivité comme réseau dynamique des relations structurante s’organisant autour d’une mémoire partagée de ce que l’on pourrait appeler une « autre histoire » du sujet. Savoir et passion se rejoignent, épistémologie et politique se croisent dans un travail qui est essentiellement création de catégories, de grilles d’analyse, de normes et de valeurs.
D’où l’importance de la créativité et de la recherche de formes de représentation adaptées à cette vision d’un sujet non unitaire, mais pas dispersées pour autant : une multiplicité enracinée dans des processus de devenir. Ces formes de représentations ne sont pas de simples métaphores, mais des généalogies incarnées, des archives vivantes : les noms que l’on donne à ces nouvelles formes de la subjectivité féminines sont assez différents et contiennent aussi des termes qui semblent loin de la sensibilité féministe classique – je pense à la vision cybernétique de Haraway ou aux sujets « queer » de Butler. Il s’agit de personae conceptuelles, qui présentent d’une façon spectaculaire des théorisations précises du positionnement de chacune. Il est par exemple difficile, dans la plupart des pays d’Europe de l’Est et du Sud, et dans la grande majorité des pays de langue arabes, de se définir comme « féministes ».
Le choix de la figure du sujet nomade traduit ma cartographie de ce qui serait mon positionnement en tant que philosophe polyglotte formée par la culture et la philosophie française (même si je ne suis pas française), résidant au beau milieu de la forteresse Europe, mais avec une grande partie de ma vie située entre Italie, Pays Bas et monde anglo-américain. Je m’appuie sur la cartographie politique comme moyen et méthode de travail me permettant de mieux situer les coordonnées qui structurent mon travail. L’hybridation qui me caractérise n’est pas unique, mais elle fait partie de cette catégorie de sujets que Françoise Colin définit, avec sa légendaire élégance, comme des « immigrées blanches » : celles qui bougent dans un état nomade à l’intérieur de la catégorie de la blanchitude. Une cartographie n’étant au fond rien d’autre qu’une généalogie raisonnée, elle répond à deux exigences fondamentales : rendre compte de mon positionnement dans l’espace, me situer dans le temps, à l’intérieur d’une mémoire ou d’une archive. Le sens du temps et de la continuité des traditions et des concepts est une position qui me permet de parler de la philosophie féministe au-delà des classifications nationales ou idéologiques, comme un vaste mouvement qui prend des configurations bien précises dans différents lieux, mais qui dure dans l’espace et le temps.
Les représentations que l’on donne de son positionnement sont des perspectives situées qui rendent compte d’un sujet multi-localisé et décentré : nomade en tous sens. Cela désigne un entre-deux qui ne se limite pas au deux, mais se multiplie dans un espace d’interconnections productives. Cette subjectivité repose sur des processus d’hybridation, créolisation, nomadismes diffus – états de diffusion et de rencontres dynamiques. D’où l’importance de respecter les différences structurelles entre les différents positionnements : être un nomade au sens de sans papier, émigré, exilé ou réfugié, victime des multiples génocides perpétués à l’époque dite de la mondialisation, n’a rien de métaphorique. Il s’agit de tout, sauf de métaphores. Ce qui est en question est plutôt le sens d’une appartenance géopolitique, des racines qui sont le pré-texte pour des relations multiples. Le lieu d’où l’on parle, comme on disait dans les années 70, c’est le tatouage de l’histoire sur nos corps et dans nos têtes : c’est la matérialité contaminante des chronologies croisées. Il y a des sujets qui sont renforcés et légitimés par ces positions multiples et contradictoires, mais la plupart en ressortent blessés, et parfois fatalement. Le poids de l’histoire n’est jamais métaphorique lorsqu’il agit à travers la mémoire, le langage et les représentations. Trouver les mots pour le dire est une première manière de pratiquer les cartographies raisonnées du pouvoir qui nous traverse, afin de nous aider à identifier de possibles lieux de résistance. La vision non-unitaire du sujet et les formes de subjectivité qui lui sont propres sont la prémisse d’une stratégie discursive d’une portée bien plus vaste, d’un renouvellement de notre échelle des valeurs.

La dimension utopique, celle du féminin virtuel

Le « féminin virtuel » est le sujet nomade qui s’oppose au dualisme qui a condamné la femme à la spécularité dévalorisante, à être l’autre sexuée d’un sujet se voulant égal à lui-même. La célèbre formulation de la différence sexuelle par Luce Irigaray rejoint le projet de Deleuze : repenser la subjectivité dans les termes d’une multiplicité complexe. Différence entre les femmes et l’homme, mais aussi différences à l’intérieur de la catégorie « femme » elle-même. Pour penser cela il est nécessaire de sortir de la cage de la dialectique afin d’aborder une nouvelle logique de la relation aux autres.
La critique de l’universel masculin est partie prenante de ce projet qui vise à identifier des points de sortie du symbolique. Irigaray initie ce projet par une redéfinition assez radicale de l’hétérosexualité qu’elle souhaite voir évoluer dans le sens de la reconnaissance de la plénitude d’un deux égalitaire et réciproque. L’utopie Irigarienne est celle d’une hétérosexualité radicale, qui se serait libérée des points d’enracinement dans les institutions symboliques et imaginaires que sont le masculin et le féminin classiques, organisés dans l’ordre hiérarchique patriarcal. Elle souhaite élaborer un lieu – dans l’espace et dans le temps – qui permette l’expression d’un autre mode de relation entre ces deux, dans le respect de l’irréductibilité de leurs différences respectives. C’est pour cela je crois que la réception de la pensée d’Irigaray a été si forte parmi les théologiennes féministes : je pense que sa pensée s’ouvre facilement à une dimension métaphysique ou à un nouvel ordre masculin-féminin ; elle souligne une autre façon de conceptualiser la verticalité et donc la transcendance dans une forme non hiérarchique. Un moment essentiel de ce projet radicalement hétérosexuel est pour elle, surtout dans ses premiers travaux, l’amour homosexuel. Bien que la dernière Irigaray ait insisté sur la priorité du rapport à l’homme en tant qu’autre sexué, dans ses premiers ouvrages elle écrit des passages émouvants sur l’entre-femmes comme lieu et moment structurant de la subjectivité féminine. L’amour de l’autre-femmes est la forme de médiation nécessaire à la recomposition d’un narcissisme primaire sans lequel le sujet femme ne peut pas soutenir ses efforts visant à transformer le social, le politique et tout le reste. Pour écrire la préhistoire des futurs possibles, il faut la médiation d’une autre femme. Ce qui se passe – ou pourrait se passer- entre elles est la création d’un espace féminin virtuel, une autre socialité.
Cette version de la philosophie de la différence sexuelle est très dominante en Italie : elle pose la médiation symbolique de l’autre femme comme un moment constitutif de la nouvelle subjectivité féminine. Ce geste de création n’est pour autant pas la prémisse d’un parcours lesbien obligatoire : il affirme simplement l’importance d’une structuration imaginaire du désir comme relation fondamentale. Il faut au moins un sujet, et le sujet est un engin désirant, matière vivante qui respire, désire, aspire et bouge. Ce vitalisme corporel est au cœur du matérialisme qui marque cette tradition philosophique française. Ce qui compte pour le féminisme, comme pour Deleuze, est de repenser la sexualité au-delà de la loi phallique et de ses avatars signifiants. Nous sommes aux antipodes de l’utopie de Monique Wittig sur l’extériorité de la lesbienne dans l’ordre phallique.
Il y a un devenir femme qui nous mène vers l’altérité définie comme rapport à l’autre sexué, et d’autres devenirs femmes, de caractère plus nomade, qui établissent d’autres procès de relation. Un devenir animal, par exemple, qui, à l’époque des organismes génétiquement modifiés, nous rapproche de Dolly et de ce qu’autrefois on appelait, romantiquement, les animaux. Une dimension éco-philosophique est ainsi ouverte par le nomadisme et la critique du bio-pouvoir. Pour Irigaray, cela signifie l’exploration des virtualités comprises dans les dissymétries qui séparent les deux sexes. Pour Deleuze, par contre, on revient vers Spinoza et les racines corporelles de la subjectivité, qui est redéfinie en fonction de son affectivité, de ses intensités et de la vitesse des transformations qu’elle est capable de soutenir. Une autre géométrie de la matérialité corporelle est dessinée et proposée par les penseurs nomades.
La notion de durée met en relief la dimension temporelle de ce processus. Si pour Irigaray ce qui compte est la temporalité spécifique du vécu des femmes – la circularité, les répétitions, la fluidité et les généalogies des femmes, pour Deleuze il s’agit de la continuité bergsonienne. La mémoire est un véhicule à propulsion, et elle agit le sujet non-unitaire dans le sens de devenirs multidirectionnels. La notion d’immanence et son rôle dans la constitution du sujet nomade implique une idée du développement durable de ce même sujet. Le devenir, autrement dit, n’est pas un processus infini et sans bornes, mais une propulsion réglée et limitée. Les limites sont celles de ce dont un corps est capable, c’est à dire ce qu’un corps à le pouvoir de soutenir, avant de craquer. La notion de durée engendre les devenirs durables dans l’espace et dans le temps ; elle marque la rencontre avec la pensée de Spinoza et de Nietzsche et nous permet de repenser l’éthique dans les termes propres à un sujet non-unitaire. Un sujet qui soutient les changements et les transformations, qui s’élance dans le processus de devenir, tout en gardant un sens des limites. Ses limites lui sont propres et diffèrent d’un sujet à l’autre. Mais ceci n’inaugure pas un relativisme d’ordre cognitif ou moral. Il s’agit plutôt de redéfinir les structures du sujet dans son rapport dynamique aux autres – multiples et pas tous humains – qui le structurent.
Le nomadisme philosophique et l’accent qu’il met sur l’immanence est une critique de l’anthropocentrisme en faveur de ce que l’on appelle l’égalitarisme bio-centrique. Sans pour autant vouloir idéaliser le rapport à l’environnement – l’aspect sûrement le plus inquiétant des philosophies écologiques-, il s’agit pourtant de repenser les formes de relation plus qu’intimes qui se sont établies entre nous-mêmes et ce que nous appelions autrefois, avec enthousiasme féministe, « nos corps ». La dimension éthique de cette pensée consiste à repenser la dimension de la relation comme élément constitutif de la subjectivité. Le sujet nomade est relationnel, inter-actif, rhizomatique dans le sens productif du terme. Une vision dynamique du sujet comme réseau d’échanges, cependant, implique aussi la notion de limites, de seuils au-delà desquels l’interaction avec d’autres et d’autres forces n’est pas soutenable, et donc pas durable. Un sujet en flux et transformation, comme les sujets féministes, nécessite aussi la pratique des limites. Afin de devenir, au sens d’un processus de transformation politique, un sujet doit avoir des limites qui en garantissent la durée. La question pour un sujet en procès et en transformation est : jusqu’où aller ? L’accent est donc mis sur la durée dans l’espace, c’est-à-dire le respect des limites de ce qu’un sujet peut matériellement, psychiquement et affectivement soutenir dans le cadre des processus de transformation. Mais la durée a également un sens temporel : la continuité à travers le flux de transformation.
Au départ, donc : le désir de transformation, la passion politique de construire des mondes possibles, des alternatives vivables ; mais au centre je mettrais le désir de processus soutenables, pour que les femmes engagées dans l’écriture de la pré-histoire du futur deviennent des sujets multiples et complexes – le désir de durée dans et pour le changement.