S’appuyant sur une critique de l’énonciation narrative par
un sujet-acteur Jean-Christophe Royoux voit la singularité du travail
esthétique de Pierre Huyghe dans une nouvelle modalité du récit où il
n’y a plus qu’un anti-acteur qui interpelle des spectateurs-travailleurs
du temps libre et produit par recopie une multiplicité d’interprétations
possibles. Les travailleurs du temps libre au centre du conflit des
subjectivités modernes doivent inventer une réponse à la question :
Comment habiter l’espace public aujourd’hui ?Qu’est-ce qu’un personnage ? Dans l’œuvre narrative, il est, dit-on, le “carrefour normatif ” par excellence. “Le personnage-sujet, écrit ainsi Philippe Hamon, support anthropomorphe d’un certain nombre “d’effets” sémantiques, est le lieu privilégié de l’affleurement des idéologies et de leurs systèmes normatifs : il ne peut y avoir de normes que là où un “sujet” est mis en scène[[Philippe Hamon, Texte et idéologie, PUF, Paris 1984, p. 104. Voir également du même auteur, “Introduction, Pour une théorie du personnage”, in Le personnel du roman, 1992, Droz, Paris
(1ère édition 1983).”. C’est pour aller contre cette tendance que les approches formalistes et structuralistes, dites, “immanentistes [[Inaugurés par les théoriciens du nouveau roman, de Nathalie Sarraute à Alain Robbe-Grillet qui intitule l’un des chapitres de son Pour un nouveau roman : “Sur quelques notions périmée – Le personnage”, Gallimard, coll. Idées, 1963.”, en ceci qu’elles refusent tout autre réalité que textuelle aux éléments du texte, font du personnage un “être de papier”. Il n’en reste pas moins que toute “œuvre verbale débouche toujours sur autre chose que sur du verbal”. Au minimum, le personnage fait ressortir le nœud véritable où se conjoint l’œuvre et celui ou celle à qui elle s’adresse : il est le point de cristallisation de tous les transferts et de toutes les conversions. C’est ce reste désincarné de personnage dans le travail de Pierre Huyghe, simple “employé” interchangeable de la construction, toujours sous-jacente, d’une nouvelle modalité du “récit”, qui s’apparente le plus souvent à un anti-acteur, passif ou à l’identité réelle démasquée, que je voudrais ici interroger.
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La question du personnage ou de l’acteur s’élabore chez lui à la croisée de deux séries de gestes – la série des gestes quotidiens, plus ou moins dérisoires, visibles sur les affiches 4×3, (les bildboards) du début – et la série des gestes cinématographiques (tirés des films de Hitchcock ou de Warhol par exemple). Les personnages de Pierre Huyghe sont la plupart du temps dépourvus de toute psychologie susceptible de leur conférer un minimum de consistance identitaire. Ils sont en revanche toujours acteurs, au sens littéral du terme, en tant que leur présence dans l’image se justifie par la réalisation d’un geste singulier fût-il un acte de parole. L’un des effets principaux de ces gestes est ainsi de suggérer une activation ou une activité dans la représentation. Autrement dit, ils présentent la représentation non pas comme un “produit fini” mais au contraire comme un travail. C’est mettre au travail, ou en travail, la représentation qui intéresse l’artiste. Et puisqu’il s’agit de représentations artistiques et qui ont trait, qui plus est, quelques fois, à l’industrie du divertissement (les remakes, Blanche Neige, par exemple), ces personnages peuvent être définis comme des travailleurs du temps libre. Les activités dont ils sont les acteurs n’ont de sens qu’à nous interpeller, nous les spectateurs, pendant les laps de temps libérés par l’activité professionnelle où nous pouvons accorder, par exemple, un peu d’attention aux œuvres d’art contemporaines.
Or, si l’on prend la première image de la série des affiches 4×3, intitulée “Barbès-Rochechouart”, il peut sembler paradoxal que cette activité prenne l’aspect d’une image arrêtée qui, à première vue, semble nier en le figeant dans l’instant de la prise de vue, le chantier qu’elle représente. De la même manière, les techniciens de télévision de Motion Study réalisent un transfert : d’acteurs d’une activité nécessaire, conditionnant l’apparition de la représentation télévisée, ils deviennent les acteurs de cette même activité mise en scène selon une règle d’apparition et de disparition des éléments constitutifs de l’image, minutieusement ordonnée. Etre attentif à ce paradoxe permet d’identifier un de ces nombreux petits glissements de terrains par où s’exprime la singularité de l’écriture de Huyghe. Contrairement aux apparences, le chantier de Barbès mis en scène par des interprètes amateurs, transféré en image et présenté sous la forme d’une affiche publicitaire sur les lieux mêmes de son enregistrement, n’est pas une simple représentation d’un chantier. Il fonctionne comme la métaphore d’un travail d’une autre nature – d’association, de déplacement, d’inversion et de recomposition – dont l’affiche est le résultat, et qui est typique de l’activité interprétative. Maisons en Italie, série de photographies d’architectures squelettiques et sans façades, ancrées dans le transitoire, typiques du bassin méditerranéen, images d’un perpétuel devenir dépendant des usagers constructeurs, est peut-être la métaphore la plus littérale de ce ” chantier des interprétations “.
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Une seconde manière d’envisager ces mises en scènes d’activités, est de les considérer comme de simples descriptions, fidèles à un original suivi “bêtement”, pied à pied, comme le montre le personnage de l’écrivain public dans “L’usage de l’interprète”[[Exposition Pierre Huyghe, Frac Languedoc-Roussillon, Montpellier, 1995. qui retranscrit en direct, par l’écriture (comme le scanner de Deux conversations captait les communications téléphoniques environnantes mais selon un mouvement du dedans au-dehors inversé), tout ce qu’elle voit et entend pendant la durée du vernissage de l’exposition. En un sens, tout personnage romanesque ou cinématographique peut être défini comme un écrivain. Il n’est d’ailleurs pas rare, comme on le sait, qu’à travers lui se manifeste dans l’œuvre, la présence déléguée de l’écrivain ou du réalisateur lui-même. Il est un écrivain de nos vies, disponible pour les récits de toutes les existences. C’est, comme on dit en peinture, un admoniteur, autrement dit un élément charnière entre le “récit” en train de se faire et dont nous sommes, en ce cas, au moment du vernissage, les véritables acteurs, et les spectateurs que nous sommes simultanément à notre position d’acteurs de la représentation. C’est un tiers, un médiateur. À l’inverse du personnage cependant, l’interprète implique une distanciation radicale vis-à-vis du rôle – au sens dramatique du terme – qu’il est censé incarner. Plus qu’à des acteurs, nous avons à faire dans le travail de Pierre Huyghe à des travailleurs, des employés dont l’aliénation par rapport aux tâches qu’ils accomplissent n’est pas sans rappeler les premières analyses du statut de l’acteur au cinéma par Rudolf Arnheim et Walter Benjamin, avant l’apparition du phénomène des “stars”. Les “stars” au cinéma n’ont été que la sublimation de leur statut essentiel de travailleur aliéné. L’interprète insiste au contraire sur le présent du faire, sur le travail de la représentation en train de se faire, sur ce qui relève en elle d’une construction artificielle. Copiste désinvesti, dit Pierre Huyghe, l’interprète “n’éprouve rien, il recopie (…) je leur ai dit : vous êtes des bouches qui parlent et des corps qui se déplacent dans l’espace[[Purple Prose n°9, été 95.”. Si l’on s’en tient à l’exemple de Remake, refilmage littéral, en vidéo, du célèbre Fenêtre sur cours d’Alfred Hitchcock, ce que la version de Pierre Huyghe représente de façon singulière par rapport à l’œuvre originale, c’est cette même œuvre marquée par une perte, un évidemment, une absence. Dès lors Remake rend manifeste le pli qui permet de prendre conscience de l’existence d’une copie et d’un original, original qui se trouve alors désigné comme une matrice, une “partition”. C’est sans doute le sens premier de Remake que de produire cet effet de distanciation, d’exhiber l’original tout en le tenant, en quelque sorte, en retrait. Remake s’auto-désigne alors, non plus seulement comme copie, mais comme porteur d’un discours autre, sans que cet autre puisse être distingué du “langage” original dont il est la reproduction, sinon précisément par les effets de distanciation dont il vient d’être question. Remake est l’exemple le plus caractéristique de la logique du pli que l’on repère dans le travail de Huyghe dès la série des affiches 4×3 : l’œuvre s’y montre vide, absente, non seulement au sens où il s’agit littéralement d’une reproduction, d’un remake, par exemple d’une reproduction vidéo d’une œuvre cinématographique déjà existante, mais au sens où cette reproduction ne cherche pas à masquer l’effet de déperdition, de désinvestissement qu’elle implique par rapport à l’original. La reproduction de l’original ne produit aucun sens autre. Elle fonctionne comme un simple transfert du sens construit par le récit filmique original vers une dimension, un plan de réalité, qui en modifie cependant radicalement les effets.
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Dans le mouvement de transfert de l’original à la copie, tout se passe comme si l’activité d’interprétation des personnages se trouvait mise au niveau du spectateur lui-même, pour devenir une caractéristique possible de son travail spécifique par rapport à la représentation. Autrement dit, plus qu’un film à voir, Remake est un film qui présente une succession de situations à rejouer qui bien que respectant à la lettre l’articulation et la durée du film original, semblent comme dissociées les unes des autres et offertes au spectateur comme autant de prétexte à essayer son propre talent d’acteur. En cherchant à produire les conditions d’un passage permanent entre les personnages interprètes et le spectateur, Remake redécouvre un statut et une définition de l’œuvre d’art en tant que matrice d’un “travail” de production d’interprétations dont elle n’est que l’amorce nécessaire, dont on peut faire remonter l’origine à certaines propositions post-conceptuelles du début des années soixante-dix. Cette réversibilité de l’interprète et de l’interprétation que l’on pourrait caractériser comme un principe de karaoké audiovisuel, cette circularité des rôles entre les personnages dans l’œuvre et le spectateur, est centrale dans toutes les propositions dePierre Huyghe, qui à propos des Bildboard déclarait déjà : “on ne sait jamais si les gens qui sont en train de travailler interprètent l’image ou si c’est l’inverse[[Documents n°9, été 1996.”. Remake nous fait passer de l’œuvre originale comme matrice d’une œuvre seconde à la constitution de cette seconde œuvre comme matrice d’une activité interprétative, en théorie infinie, qui présente la véritable finalité de l’œuvre. L’interprète apparaît ainsi véritablement comme ce tiers reliant qui permet le passage entre les deux bords de la représentation. Il permet au spectateur d’entrer dans l’image, d’habiter le récit. En rendant possible l’émancipation de l’interprète par rapport au personnage, Remake construit un mode de relation avec le spectateur, non plus fondée sur l’identification de l’acteur et du spectateur, mais sur ce que j’ai appelée un principe de karaoké, de concours d’interprétation, qui, à l’occasion, peut s’émanciper du support cinématographique qui lui a donné naissance pour être transposé et pratiqué à partir de matrices multiples. Ce regain d’intérêt pour les enjeux noués autour de la figure de l’interprète, par-delà la méfiance à l’égard d’un sujet psychologiquement construit, permet ainsi de redécouvrir la fonction dialogique, communicationnelle, du langage, indissociable de la constitution d’une scène de représentation.
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L’interprète est une figure de l’ubiquité. Quelle que soit la position que l’on occupe par rapport à la représentation, que l’on soit interprète-employé ou spectateur-interprète – mais nous venons de voir précisément que l’intérêt des propositions de Pierre Huyghe est de les faire se confondre jusqu’à les rendre interchangeables – l’interprète est perméable à la multiplicité. Il est constitué, par définition, par une multitude potentielle de fonction d’acteurs (ou, pour reprendre une terminologie foucaldienne, de fonction d’auteurs). Or ce décrochage de la personne et du personnage, de l’individu réel par rapport aux fonctions qu’il interprète ou plus simplement, exécute, ne forme pas seulement le principe d’agencements inédits, ludiques et créatifs, du sujet. Il est également aujourd’hui au principe d’une réalité subie. Autrement dit, à travers la question de l’interprète et des dispositifs concrets dont il est l’opérateur, c’est celle du statut du sujet de la représentation, ” humain ” plus encore que thématique, qui se trouve posée. Nulle autre que la petite interview filmée de Lucie Dolène, l’interprète de la musique originale de Blanche-Neige, ne pose, chez Pierre Huyghe, avec autant d’évidence la question du rapport de propriété, du “soi” comme “propre”. Roland Barthes a magnifiquement montré combien le grain de la voix qui se manifeste dans l’écart entre l’énoncé et l’énonciation, révèle la part irréductiblement singulière du sujet dans le langage. Or, Lucie Dolène, dans le film de Huyghe où elle joue son propre rôle, montre à l’inverse combien peut être étrange le fait de reconnaître sa voix en ayant le sentiment qu’elle ne nous appartient plus, mais “appartient au personnage et à l’histoire”. Affectivement, symboliquement, politiquement, Lucie Dolène révèle ainsi le caractère problématique de la “propriété” pour laquelle elle s’est concrètement, juridiquement battue contre la multinationale Walt Disney qui en faisait peu de cas. Ce faisant, le dispositif deBlanche-Neige se révèle être un espace exemplaire d’interrogation des processus de constitution de ce que Samuel Beckett désignait comme “the unnamable last person I”.
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Cinquième caractéristique : loin d’être neutre, indifférent ou a-signifiant, les formes de langage dans lesquelles ou travers lesquelles ces corps-interprètes s’activent sont marquées du sceau de la réification : qu’il s’agisse du marcheur solitaire et anonyme de Parcours (1992), contraint dans sa déambulation par le rail étroit du tapis roulant disposé à l’intérieur de l’enveloppe d’aluminium et de verre qui le protège et l’illumine d’un camion circulant au hasard de la ville; de la réduction de l’espace public de communication aux interactions simples du premier jeu-vidéo (Pong mouvement, 1999) ; ou encore, parmi beaucoup d’autres, du paradigme du karaoké qui limite les possibilités de l’invention à la seule reproduction. Plus encore, si réification veut dire transformation de la réalité en fiction, entreprise de transformation de la réalité en spectacle, n’est-ce pas aussi à cela que nous confronte les pseudo affiches publicitaires 4×3 de Pierre Huyghe par rapport aux micro-événements qu’elles représentent, actualisant la définition du simulacre proposée par Jean Baudrillard il y a une vingtaine d’années, selon laquelle les événements sont ” précédés par le modèle avec lequel leur processus ne fait que coïncider[[Jean Baudrillard, Simulacres et Simulation, éditions Galilée, Paris 1985, p. 85.” ? C’est bien ce que semble confirmer le brouillage du rapport entre l’événement, son image cinématographique et son commentaire médiatique qui caractérise The Third Memory, le récent projet de l’artiste produit par le Centre Pompidou. Dès lors, la problématique de départ de Pierre Huyghe – comment habiter le récit ? – doit être reprécisée et développée, en empruntant par exemple une formulation de Benjamin Buchloh initialement destinée à résumer le questionnement central de Marcel Broodthaers : ” how to constitute subjectivity within a reified system of language ? [[Benjamin H.D. Buchloh, Contemplating Publicity : Marcel Broodthaers’Section Publicité, Catalogue, Gallerie Marian Goodman, Nov 1995.”.
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Les premières propositions de Pierre Huyghe, telles Huyghe à l’envers de 1993 – une image diapositive de l’artiste sur fond d’enseignes publicitaires sont exemplaires de cette préoccupation. Le monde mondialisé des circuits économiques et financiers, du commerce et des entreprises de l’ère postindustrielle symbolisé par les enseignes, synthétise en une image ce qu’est devenu le domaine public à l’ère de la globalisation publicitaire. Le principe du geste de Huyghe, jouant de la double exposition recto/verso que permet la diapositive – et réactualisant ainsi un principe qui n’est pas sans évoquer le Socle du monde de Piero Manzoni – est de ne pas autoriser une lecture synchrone de la figure et du fond. “Lire” la figure – l’artiste lui-même – sur laquelle est imprimée son nom, implique que l’on ne puisse plus lire à l’endroit les logos des enseignes lumineuses et inversement. Comme si le projet de l’artiste impliquait la recherche d’un ordre incompatible avec le monde des corporations et de la standardisation de l’existence par le capital. Ce même rapport endroit/envers, est repris l’année suivante dans Dévoler, film réalisé sur le modèle des vidéos de démonstration que l’on peut voir dans les grandes surfaces. Plutôt que de vanter les mérites de tel ou tel produit, ce film de quelques secondes dont la vocation est d’être vu sur les mêmes moniteurs télévisés que ceux qui l’ont inspiré, montre quelqu’un en train de rapporter dans un rayonnage un produit entamé dont il n’a plus l’usage. Première mise en scène d’un interprète en relation avec l’univers de la marchandise et de la publicité, Dévoler développe pragmatiquement, à travers l’idée du recyclage, la logique d’inversion déjà présente dans Huyghe à l’envers. Geste concret visant à inverser la logique de réification des besoins en produits, Dévoler fonctionne comme une publicité renversée, un appel à ne plus consommer, dont l’inspiration se poursuivra les années suivantes avec la série des anti-publicités que sont les affiches 4×3. En faisant de la publicité pour une absence d’événement ou des événements non-spectaculaires, les affiches de Huyghe renversent elles aussi la logique de la consommation : elles viennent littéralement recouvrir les affiches publicitaires, tout en s’incluant dans la même économie formelle pour en renverser les effets. Effet de surenchère qui interrompt un instant l’illusion ; déprogrammation ou arrêt-sur-image qui fonctionne comme une grève du sens, et qui, en ramenant au ici et maintenant de la présentation, rend possible une réappropriation de la conscience de soi du spectateur/passant/client inclu dans le lieu de l’image. L’idée du recyclage introduit par ailleurs un principe de responsabilité[[Hans Jonas, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Cerf 1990., règle minimum de constitution d’un espace de vie commun. Les photographies des Daily Events, actions de rue qui malgré leur caractère dérisoire (reboucher un trou dans le bitume, remettre en ordre des bacs à fleurs publics, nettoyer une terrasse rendue inutilisable par l’encombrement et la saleté, etc.), visent toutes à apporter une amélioration concrète, aussi minime soit elle, à l’espace commun, en sont le prolongement direct.
Depuis le début, le choix des lieux et des outils d’intervention artistique de Huyghe semble dicté par le souci de rendre compte, ou plutôt de s’installer, de prendre assise, dans les lieux devenus synonymes du commun. Or l’espace public aujourd’hui, s’il a plus que jamais à voir avec la matérialité d’un territoire, d’un ici et maintenant local, est un monde où les coordonnés pragmatiques du territoire rendent de moins en moins compte des croisements où imaginaire et réalité se composent et se décomposent pour produire des espaces de références communs.
La force du cinéma est d’avoir longtemps contribué à l’alimentation de cet espace en représentations. Comme l’a encore montré récemment Godard, le cinéma est avant tout une immense archive publique. Directement ou indirectement, tout film diffusé contribue à la construction de l’imaginaire collectif en s’infiltrant dans l’espace mental de chacun. Le cinéma est, en ce sens, moins un temps qu’un espace, commun, urbain, qui plus que tout autre nous rassemble à travers une série de projections réitérées, un faisceau de repères constitutifs d’une carte d’identification subjective/objective. Déchiffreur et promoteur de comportements adaptés à la transformation des modes de vie dans les sociétés industrielles et postindustrielles, le cinéma a popularisé des personnages incarnés par des acteurs. Comme dit Serge Daney, à la différence de l’acteur, “le personnage n’existe que lorsqu’il semble qu’il a toujours existé (avant même qu’il n’apparaisse) et que cela continue dans les scènes où il n’est pas là. On s’accorde avec Godard pour dire du mal des cinéastes qui sacrifient leurs personnages pour les seuls besoins du scénario, et sur le fait que les seuls personnages possibles sont fournis une fois pour toutes par les mythologies religieuses ou politiques”[[Serge Daney, L’exercice a été profitable, Monsieur, POL, 1993, p. 254. Mais il y a longtemps déjà que le cinéma n’a plus le monopole des scénarios qui renvoient en miroir une image de nos vies. Il a été relayé non seulement par la montée en puissance de l’ensemble des moyens médiatiques mais par l’affirmation progressive d’autres types de représentation qui imposent également la production de personnages – la musique, la mode ou le design – et dont les modes de consommation impliquent de nouvelles formes d’appropriation. Le personnage de cinéma n’est plus qu’une métaphore d’un rapport à la réalité qui fonctionne désormais couramment dans notre vie de client-consommateur, comme emprunt, copie, ajustement de modèles de séries activés ou réactivés à partir des situations les plus diverses. Si, en comparaison de la multiplication des “supports à histoires” qui se sont succédés depuis son invention, le cinéma reste cependant un repère privilégié, c’est parce qu’il a le premier rendu crédible la possibilité de produire une doublure quasi exacte du temps de la vie réel rythmé par le travail. Le rapport du cinéma à la réalité, c’est, dans ses contradictions même, toute l’histoire du cinéma. De cette tension sont nées toutes les esthétiques cinématographiques qui ont proposé différents modèles de reconstruction de la réalité. Warhol ne fut pas le moindre des cinéastes fascinés par cette idée de doublure. Sleep en 1963, a cherché la coïncidence parfaite du film et de l’anti-film en voulant le faire durer sans coupure pendant toute la durée effective des huit heures de sommeil du dormeur. La référence à Warhol va cependant plus loin. Elle introduit dans toute son ambiguïté une réflexion-clé sur l’avènement de ce que l’on a commencé à appeler la société des loisirs, avec son corollaire immédiat : le temps libre. Car le cinéma n’a pas seulement introduit la possibilité de doubler la réalité. Il a également donné naissance à un deuxième temps, parallèle au premier, comme son double inversé : le temps libre, doublure du temps travaillé. Parvenu à sa maturité, le cinéma révèle cependant sa contradiction propre, destiné qu’il est à la satisfaction d’une demande de divertissement de masse, alors que son économie, ses techniques, ses protocoles apparaissent comme autant de répliques exactes de la rationalisation du travail industriel. Jean-Luc Godard a souvent insisté sur les coïncidences historiques, économiques et esthétiques entre les chaînes d’images et les chaînes d’usines théorisées par Charles Taylor. L’allégorie du sommeil d’Andy Warhol peut à l’inverse facilement être considérée comme une figure de boycott et d’inversion, comme un symbole de résistance et d’affirmation d’un contretemps, d’un temps libéré qui refuse de se plier aux injonctions de la société du travail. Il est vrai qu’elle peut également être lue comme un constat plus pessimiste sur les effets apathiques du développement des industries dites “culturelles” sur le désir d’émancipation. Aujourd’hui la télévision a prolongé et accentué cet effet de doublure, en produisant un temps continu de représentation dont la programmation est la copie négative conforme de la journée-type du travailleur moyen. Modèle dominant de mise en scène du réel, la programmation du temps libre apparaît plus que jamais calquée sur le modèle du temps travaillé. Cette idée de doublure est constitutive de l’intérêt de Pierre Huyghe pour la télévision. C’est à travers les représentations destinées à alimenter le flux tendu, continu, de ce deuxième temps, que se dessine en effet aujourd’hui l’image ou le récit que les sociétés se donnent d’elles-mêmes. C’est pourquoi l’invention de contre-modèles d’occupation ou de libération des formes de programmation du temps libre est désormais indispensable pour décoloniser et se réapproprier l’espace public.
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Le cinéma cependant n’a pas fait que reproduire la chaîne de montage. Il a donné naissance, je l’ai rappelé, à un individu – l’acteur – dont le comportement vis-à-vis de l’histoire qu’il contribue à raconter sans qu’il en maîtrise la construction, est comparable et emblématique, par son aliénation même, à la coupure dénoncée par Marx entre la tâche mécanique effectuée par le travailleur et la finalité de son travail. Dans Les apparitions(1996-1999), le processus d’enregistrement de la présence des acteurs à l’écran est comparé à une pointeuse. Cette réification de l’acteur par la suppression ou la stricte limitation des modalités possibles de son jeu, a largement été utilisée dans le cinéma moderne, celui du Bresson des années 1970 notamment, où les acteurs sont considérés comme du simple ” matériel humain”[[Expression de Serge Daney in L’exercice a été profitable, Monsieur, POL, Paris 1993, p.253, des figurants qui incarnent moins des personnages que des fonctions. Avec l’acteur de cinéma et l’ensemble du personnel requis, pour la fabrication et la diffusion des films, naît le prototype du travailleur du temps libre, véritable emblème de la condition de l’homme moderne. C’est à travers la figure du travailleur du temps libre, comme on l’a vu avec l’exemple de Lucie Dolène, que se révèlent dans toute leur ampleur les conflits d’identités auxquels se confrontent les subjectivités modernes. Écartelé entre un désir d’affirmation de soi et des modalités qui en sont la négation, le travailleur du temps libre révèle la nature de la contradiction qu’il s’agit pour lui de dépasser. Les travailleurs de la voix – les doubleurs auxquels s’est particulièrement intéressé Pierre Huyghe (Dubbing, Blanche Neige), y sont, comme le montre le procès intenté par Lucie Dolène pour protéger l’utilisation de sa voix, exposés de manière extrême. D’une autre manière, l’artiste est aussi une incarnation évidente du travailleur du temps libre. En tant que figure historique de l’émancipation des formes traditionnelles de rapports au temps et à l’espace, l’artiste moderne (d’avant-garde) a une responsabilité particulière qui engage sa crédibilité, dans l’imagination des formes de déprogrammation ou de reprogrammation des modes de structuration du temps qui configurent aujourd’hui les possibilités d’habitation de l’espace public.
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La question : comment habiter l’espace public aujourd’hui ?, doit être reformulée en fonction de l’importance grandissante des activités du temps libre, par opposition aux activités centrées sur le travail, jusque-là hégémoniques dans les processus de définition de la subjectivité. La reconstitution d’une valeur d’usage de l’espace public chez Pierre Huyghe, ” formaté ” par les industries du temps libre, apparaît ainsi comme un projet équivalent à la valorisation de l’énonciation par rapport à l’énoncé, de l’interprétation par rapport à la partition. On a vu avec les affiches 4×3 comment chez Pierre Huyghe cette réflexion passait par l’élaboration d’une scène de représentation qui annule le rapport de clientèle pour créer un effet d’absence, de disponibilité vide, telle cette affiche réalisée pendant une grève étudiante à l’Université Paul Valéry de Montpellier qui, à distance, met en scène un cercle de jeunes gens sur une pelouse, permettant au passant/spectateur de réintégrer l’espace qu’il traverse. Avec Remake, l’enjeu est celui d’une réappropriation de l’espace public défini par la mémoire du cinéma, ou plutôt un premier acte concret de réappropriation du cinéma en tant qu’archive constitutive de la mémoire collective. L’idée initiale de Remake de donner une somme d’argent à un groupe de personnes pour qu’ils réalisent eux-mêmes des films, là où ils se trouvent, comme l’organisation du Festival du Temps Libre, qui devait, en dehors de toute idée de ratage ou de réussite, faire de la production de films amateurs l’occasion de réunir une communauté autour de la réouverture d’un cinéma fermé, montre bien l’importance chez Pierre Huyghe de l’idée du cinéma comme modèle de partage d’un temps libéré et forme de réarticulation de l’espace social. Le projet réalisé au Danemark dans le cadre de L’Ecole temporaire intitulé Suzanne, est aussi caractéristique de cette tentative de redéfinition de la pratique cinématographique comme pratique collective. Alors qu’habituellement un film raconte une histoire à partir des relations imaginées entre plusieurs personnages, ici c’est plusieurs personnes concrètes qui contribuent à la définition d’un seul personnage. Pendant deux ou trois jours, dix jeunes filles tentent d’inventer un personnage (sa vie, ses comportements, ses relations affectives, sa psychologie, etc.), puis réalisent un documentaire sur sa vie imaginée. Chacune des participantes y parle à la première personne, se parle elle-même à travers ce personnage, devient pour un moment le personnage lui-même, créant des effets d’entrecroisement et de recoupement entre les différentes interprétations. L’idée que l’usage du cinéma puisse être à l’origine du renouvellement des pratiques collectives est également le point de départ des projets de télévisions locales réalisés par l’artiste. Tel est également, littéralement, l’objectif du projet phare de l’Association des Temps Libérés crée par l’artiste, intitulé House or Home ? (architecture ou habitation ?), conçue après la première expérience de Mobile TV à Villeurbanne et la rencontre avec de multiples personnes interrogées sur les raisons de leur adhésion à toute une série d’associations locales. Avec le projet de concevoir une maison dont les caractéristiques formelles ne seraient pas l’essentiel au regard des comportements et des situations qu’elle pourrait initier, il s’agit là encore, de privilégier la construction d’une situation propice à l’expérimentation subjective d’états d’esprit collectifs. “Fondamentalement, dit Pierre Huyghe, cette maison est une forme possible de socialisation, un état d’esprit. (…) C’est le processus (…), le transitoire, le devenir inscrit dans la durée qui m’intéresse le plus “. De même, le projet de l’Ecole Temporaire structuré à partir du recueil d’un ensemble de textes et d’images, une “bible” ouverte à tous les possibles – se veut avant tout un moyen d’apprentissage de l’association elle-même, l’occasion de s’interroger sur ce qu’il est possible de faire ensemble, ou, plus encore, sur ce que le fait d’être ensemble rend possible. Dans quelle mesure des savoir-faire, des processus caractéristiques de l'”art”, peuvent servir de modèles à de nouvelles formes d’apprentissages et de partages ? On l’a vu : si l’art – du moins celui qui hérite ou cherche à hériter de sa formulation moderne la plus radicale, toujours en quête de sa redéfinition, en même temps qu’il tente de contribuer à redéfinir les grands paramètres de l’expérience contemporaine – peut avoir une pertinence quelconque à investir de nouveaux territoires collectifs de subjectivation, c’est du fait de sa familiarité à inventer des usages qui jouent et déjouent, dans la lutte des codes pour l’hégémonie, d’autres usages existants ; une définition de ce que Pierre Huyghe appelle incivilité.