La lettre ci-dessous est extraite de la correspondance échangée par Louis Althusser avec son ami le philosophe géorgien Merab Mamardachvili, évoqué dans l’Avenir dure longtemps (p. 182), avec qui il entretenait une importante relation épistolaire depuis 1968. Décédé en 1990, Merab Mamardachvili, spécialiste de la philosophie occidentale, a enseigné à Moscou, puis à Tbilissi à partir de 1985, et sa réflexion a porté essentiellement sur la théorie de la conscience – voir ses entretiens avec Annie Epelboin, La pensée empêchée, Editions de l’Aude, 1991. (Note de l’IMEC).

16 janvier 1978

Très cher Merab, ton mot et le merveilleux petit collier de pièces aujourd’hui par poste. Très ému. Il y avait eu ton appel, puis des nouvelles transmises par les uns et les autres, dont Annie, vue une fois depuis je ne sais combien de temps (elle galope toujours mais sur d’autres terres) et en général on me disait que tu allais « bien ». J’en prends et j’en laisse toujours quand ça passe par des tiers, mais je te sais assez fort, et je me disais c’est peut-être vrai, alors que tous les signes sont contraires, et que, j’imagine tous les amis s’en vont. Cette fois, de ta main, je touche au vrai. Certes je voudrais te voir et t’entendre mais j’imagine assez, d’après ce que j’avais entrevu una volta, ce qu’il doit en être autour de toi, et tu sais, comme autrefois « les éléphants sont contagieux », aujourd’hui tout communique, les rideaux n’y font rien, seules les formes changent, qui peuvent être importantes, puisqu’elles laissent courir relativement ou bloquent impitoyablement. J’ai, combien de fois, pensé à ton mot, combien de fois : « je reste, car c’est ici qu’on voit le fond des choses, à nu ». Devoir de l’intellect, mais qui doit se payer cher. Ne pas rester se paie aussi assez cher si j’en juge par ceux qui sont partis et que j’ai vus. Assez cher autrement. Et peu se défendent contre l’assaut général qu’on leur fait pour les exhiber comme des « enfants-loups » qui savent parler des forêts ! Tu as peut-être entendu parler d’un « colloque » qui a été organisé par le Manifesto à Venise sur la situation dans les pays « post-révolutionnaires » : fallait trouver le terme ! J’y suis allé « pour discuter », et comme il n’y eut qu’une suite d’interventions, inaugurée par des émigrés, suivie par des syndicalistes et politiques, à un moment il fallut bien que je parle, puisque j’étais là et qu’on le savait (les emmerdes de la « notoriété », tu connais ce mot de Heine, sur un de ses ennemis : « X… qui est connu pour sa notoriété »), j’ai donc à peu près prononcé la petite exhortation que je joins à ce mot. Ça pourrait s’appeler : « la morale de l’histoire, ou le moral de l’histoire », cyniquement. Tu jugeras du moral à la morale. Bien sûr, il y a des « effets » de conjoncture et de mode (pour et par ceux qui l’exploitent), et on sait que les conjonctures, c’est aussi comme les cigognes, ça passe, même quand ça vole bas (à la différence des cigognes), mais y a quand même un peu plus que ça : c’est l’heure de l’addition. Peu importe qui la fait, à la limite personne, mais un jour vient où les petits comptes qu’on a évité de faire se présentent sur une longue liste : et en général ce ne sont pas les dépensiers qui sont sommés de régler l’addition, mais de pauvres bougres comme toi et moi (et combien d’autres encore plus perdus). Comme toute addition est toujours fausse ou faussée, faut la refaire, mais d’abord l’accepter : tout cela dans une merde politique et théorique sans précédent (sauf pire) qui a pour tout avantage de ne pouvoir être éludée. Et de toute façon faut payer et pour soi (ce qui peut se comprendre) et pour les autres, et quels Autres !
C’est un peu ce que j’essayais de dire entre les lignes dans cette intervention « masquée » de Venise, improvisée, donc sans rigueur entre les raisons, mais pour tenter d’endiguer un peu les eaux. Ces digues dont parle Machiavel, mais il avait des fleuves sous la main, et nous, allez savoir si ce sont des fleuves ou quoi. J’ai comme l’impression qu’on n’a jamais connu ça. Des variations de conjoncture oui, c’est pas la première, où l’accumulation des travers un jour change jusqu’à l’aspect du jour, insensible à venir, longue à se décider, puis comme d’un coup, on n’est plus dans le même air. Mais cette fois, si la réalité abonde et même se répète, ce sont les repères qui manquent. Autre impression : de s’être battu si longtemps sur un front pour découvrir qu’il s’évanouit, que plus de front mais que la bataille (ou ce qui en tient lieu !) est partout, et d’abord dans ton dos. Faudrait être Koutousov et savoir dormir sur son cheval pour la grande retraite dans le froid. Mais il n’y a plus de chevaux (du moins chez nous, et sans cheval, comment dormir dessus ?)
C’est là qu’on peut percevoir, non dans la conscience qui a toujours été hantée par leur existence, mais dans le recul du temps, ses limites ou insanités. Je vois clair comme le jour que ce que j’ai fait voilà quinze ans, ç’a été de fabriquer une petite justification bien française, dans un bon petit rationalisme nourri de quelques références (Cavaillès, Bachelard, Canguilhem, et derrière eux un pou de la tradition Spinoza-Hegel), à la prétention du marxisme (le matérialisme historique) à se donner comme science. Ce qui est finalement (était, car depuis j’ai un peu changé) dans la bonne tradition de toute entreprise philosophique comme garantie et caution. Je vois aussi que, les choses étant alors ce qu’elles étaient, les prétentions et contre-prétentions étant alors ce qu’elles étaient, et moi étant ce que j’étais, il ne pouvait en aller autrement, et la réplique que je donnais était comme naturelle, aussi naturelle que les orages et les grêles de Spinoza. J’y croyais à moitié, comme tout « bon » esprit, mais cette moitié de défiance était nécessaire à l’autre moitié, pour écrire. Cet échafaudage a sans doute rendu à des gens le service de pouvoir grimper sur le toit de la maison, et va savoir ce qu’ils ont fait du toit et de la maison ! et de la vue sur le paysage qu’ils recevaient de leur escalade ! Les choses sont quand même un peu compliquées et j’ai de surcroît acquis une autre certitude, savoir que les écrits se suivent selon une logique qui, pour peu que tu en reconnaisses en général la nécessité pour être tant soit peu philosophe, ne se laisse pas « rectifier » aussi facilement que cela. Rectifie, rectifie, il en restera toujours quelque chose… La prison du personnage reste, même si le « personnage » qui a eu l’imprudence de se découvrir dans un texte décide d’annoncer qu’il a changé. J’en reviens au précepte célèbre : n’écrivez jamais vos oeuvres de jeunesse ! n’écrivez jamais votre premier livre !
Tout n’a pas été vain dans cette aventure, ni nul, car la logique du jeu des assertions n’est pas celle des assertions mêmes. Mais la question est de savoir comment « gérer » ce passé présumé ou présomptif dans une situation comme celle que nous subissons. La seule réponse que je trouve pour le moment est le silence. Et, malgré toutes les différences, je comprends le tien, qui a bien d’autres raisons. Comme je comprends la tentation et la ressource d’une retraite dans « des profondeurs métaphysiques » qui ont l’avantage de combattre la solitude. Silence qui peut être définitif, pourquoi pas ? Ou recul pour publier quand même quelques petites choses sur Machiavel, Gramsci et consorts, ou quelques impertinences sur la philosophie, vieille idée que je traîne, tu t’en souviens, mais que je dois, l’expérience aidant, passablement rectifier depuis nos promenades dans les herbages, ou encore sur la tradition épicurienne, que sais-je ? peu de choses en un temps où faudrait être armé d’assez de connaissances concrètes pour parler de choses comme l’Etat, la crise économique, les organisations, les pays « socialistes », etc. Ces connaissances je ne les ai pas, et il faudrait, comme Marx en 1852, « recommencer par le commencement », mais c’est bien tard, vu l’âge, la fatigue, la lassitude et aussi la solitude.
Il y a bien sûr aussi la possibilité de revenir sur Le Capital, maintenant qu’on voit à peu près ce qui ne marche pas dans son raisonnement, qui ne touche pas à l’Idée de l’entreprise, mais à ses arguments : mais là aussi, en bonne logique, il ne suffirait pas de démonter, mais il faudrait « remonter » le mécanisme, ce qui suppose d’autres pièces et bien autre chose que la petite
culture philosophique dont je dispose.
Tu parles de « dégoût » : j’entends le mot autour de moi, chez les meilleurs. Et ici pourtant, ce n’est pas comme chez toi, mais c’est le même mot. C’est le mot qui dit tout haut qu’on ne trouve plus sa place dans toute cette merde, et qu’il est vain de l’y chercher, car toutes les places sont emportées par le cours insensé des choses. On ne peut plus se baigner dans un fleuve du tout. Sauf à être un piquet planté dans le courant, et qui, en silence, tienne. A un peu de terre ferme. Le tout est de trouver ce peu de terre sous les eaux. Après tout c’est le « branle du monde » de Montaigne qui en a vu, en fait de conjoncture, de toutes les couleurs. Mais le livre est déjà fait : faut trouver autre chose.
Si tu peux m’écrire, je suis preneur pour tes « profondeurs métaphysiques » : par curiosité et pour savoir comment tu fais, et deviner à travers les réponses que tu cherches les questions qui te travaillent.
J’ai passé un été très difficile, mais maintenant j’ai retrouvé un certain équilibre, je puis un peu lire, et suis capable d’attendre. La façon incroyable dont les problèmes du monde viennent se nouer sur les fantasmes personnels, c’est incroyable et impitoyable : j’ai vécu ça. Mais j’ai aussi vécu le premier dénouement de la chose, et cela m’a rendu un peu de courage, et une sorte de sérénité « instruite ». Cela ne change rien au bordel du monde, mais aux obsessions de l’âme… c’est un commencement, disons quand même encourageant. Comme quoi, changer l’ordre de ses pensées plutôt que l’ordre du monde…
Pardon pour cette longue confidence, cher Merab. Ici je garde tout ça pour moi seul : avec toi, c’est autre chose.
Je t’embrasse et suis soucieux de toi
Louis

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