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Lettre à Multitudes à propos du débat sur l’humanitaire

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Lettre sur art267, rub7Je viens de recevoir le numéro 4 de Multitudes et je suis particulièrement agacé par la tenue du débat sur l’humanitaire à partir de l’article de Mariella Pandolfi.
Si je suis lecteur enthousiaste et soutien de Multitudes, c’est parce que cette revue évite le plus souvent un mode de pensée binaire, rejetant loin les oppositions grossières qui bloquent actions et réflexions. De plus, si la revue se revendique d’une tradition philosophique bien déterminée, elle n’en utilise pas trop pour autant le petit Negri illustré, le Foucault pour tous, ou le grand Deleuze en 5 volumes. Pour toutes ces raisons, elle avance à grands pas sur des chemins de liberté.
Petite grippe d’hiver ou balbutiement de jeunesse, je trouve les interrogations sur l’humanitaire dans les numéros 3 et 4 particulièrement attristantes.

1/ La réponse de Mariella Pandolfi à Claude Moncorgé est désarmante (n°4).
À l’évidence, la critique Pandolfi (qui pense toucher l’intouchable !) semble touchée personnellement par cette affaire et la réponse de Cl. Moncorgé, pourtant peu violente, est qualifiée d'”injures”. Ce que je crois comprendre : quand Pandolfi parle de l’humanitaire, il faut entendre le traumatisme et le malaise de Mariella, experte internationale.

2/ Quand on connaît l’histoire de MdM et de MSF, il me parait d’une certaine banalité d’opposer les positions du président de MdM (moins critique que le dit M. Pandolfi) et celles de représentants de MSF. D’autant plus que les premières phrases laudatives (“Qu’il nous soit permis de saluer”) des seconds à propos de cette “observation salutaire” me paraissent tout à
fait ahurissantes dans une revue telle que Multitudes, où l’on n’est pas censé se repasser les plats. On a franchement l’impression que l’article tente de rattraper le coup auprès d’une contributrice un peu susceptible.

3/ Enfin, si j’ai lu Empire, et si je trouve l’ouvrage important, il serait bon que la prime au dernier mot ne soit pas laissée à ceux qui citent le bon ouvrage. La conformité de M. Pandolfi à la ligne et à la lettre (Negri, Deleuze, Foucault) la pousse dans des raisonnements univoques et attendus.
Ces trois remarques me font dire que le mini-dossier est gâché dans le sens qu’il a reproduit des oppositions vieillottes (MdM/MSF, Expert-Hommes de terrain, Urgence-Longue Durée). D’autant qu’il me semble que chacun des quatre articles soulève des questions et des antagonismes plus complexes et, par là, plus intéressants.

1/ Mariella Pandolfi, dans le maelström de sa pensée, évoque avec raison un problème essentiel : l’étude d’impact de l’action humanitaire. En gros, on ne produit pas une action juste avec des bons sentiments. À cet égard, il eût été pertinent de reprendre l’argument de Claude Moncorgé sur l’Ethiopie. Il développe sur la famine en Ogaden les thèses d’ACF et du Monde diplomatique : le gouvernement gonfle les chiffres de famine pour obtenir plus d’aide. La communauté humanitaire dans son ensemble blâme cette vilainie. Et pourtant deux constatations font exploser ce consensus très moral.
a. L’Ethiopie est peut-être le pays le plus pauvre du monde, et l’on se moque de savoir s’il détourne quelques tonnes de blé ou de médicaments supplémentaires car tous les ans des millions de paysans sont réellement à la limite de la famine (l’arnaque de 1984 les a traumatisés).
b. Nourrir 10 à 12 millions d’Ethiopiens par le World Found Program a des conséquences plus importantes que de se faire gruger de quelques sous et de soutenir implicitement le gouvernement. Le blé importé casse, bon an mal an, les prix du marché éthiopien : l’aide humanitaire fait chuter la rentabilité de la terre. D’autre part, l’achat de blé US permet de soutenir les cours aux Etats-Unis. Pour faire court : le WFP peut appauvrir le paysan éthiopien en assurant une rémunération digne à l’exploitant agricole étasunien. Ces deux questions dépassent l’opposition entre action d’urgence et projet long puisque les deux tempos s’entrechoquent.

2/ Second point, il me semble dommage de ne pas avoir discuté de la proposition de Cl. Moncorgé de séparer le diagnostic politique du diagnostique humanitaire et d’inventer un lieu adéquat (il propose une commission humanitaire à l’ONU). Ce n’est pas, je crois, revenir à la neutralité. C’est chercher à créer des instances supranationales. Discutons plutôt de savoir si l’ONU est capable de cela, s’il ne s’agit pas de créer un bureau pour ranger sans faire de poussière les humanitaires ? C’est peut-être une des voies pour “passer à travers” l’Empire ?

3/ Enfin, enfin, la question du financement est en dernier ressort essentielle. Qui finance, qui signe pour telle ou telle action ? Avec quels soutiens ? Qu’est-ce-qui différencie une agence d’une association humanitaire ? Quand parlerons-nous de la fameuse lassitude des bailleurs de fond qui fait justement privilégier l’urgence et le médiatique, favorisant cette “avant-garde morale” dont parlent justement Negri et Hardt ? Les économistes de la rédaction auraient bien pu y mettre leur/s plume/s.

Ce type de questions sur l’impact et les ressorts de l’humanitaire me paraît plus propice à l’innovation que le ressassement des vieilles querelles et des petites chamailleries.
Bien à vous.