Majeure 7. Après Gênes, après New York

Lettre sur les Tute Bianche

Partagez —> /

Les Tute Bianche ne sont pas un mouvement mais un dispositif de subjectivation fonctionnant à l’intérieur de mouvements plus vastes. Chacun est libre de mettre ou de retirer une Tuta Bianca.Cela indique qu’il en respecte le style : le refus de la séparation violence- non-violence, référence au zapatisme, rapport d’un type particulier aux médias. Les Tute Bianche sont auto-sarcastiques, ironiques, riches d’invention,. À la recherche d’une hégémonie des cultures minoritaires, ils mettent en crise les représentations, déstabilisent les médias. Mais si depuis Seattle on peut parler d’un véritable mouvement c’est principalement parce que des centaines de milliers de personnes ont mis leur corps au risque des matraques, des gaz lacrymogènes, et maintenant des balles.
Je tiens à préciser que je ne parle pas au nom des Tute Bianche[[Roberto Bui est l’un des fondateurs de “Wu Ming” (cf. la note sur Wu Ming dans l’article d’Antonio Negri publié dans ce dossier) Cette lettre a été écrite en réponse à un article de Francesco Vitali publié dans le n°3 (2001), de la revue Limes (“I popoli di Seattle”), sous le titre “Vie et mort des groupes anti-mondialisation à l’époque d’Internet”. (combinaisons blanches) : je livre mon interprétation, par ailleurs largement répandue et partagée par le plus grand nombre.
Les Tute Bianche ne sont pas un mouvement, elles sont un instrument pensé à l’intérieur d’un mouvement plus vaste (celui des Centres sociaux), et mis à la disposition d’un mouvement encore plus vaste (le mouvement global). Désormais, les Tute Bianche existent dans des dizaines de pays.
Les Tute Bianche ne veulent pas s'”institutionnaliser ” en tant que courant politique, elles ne doivent pas non plus être identifiées à Ya Basta[[Ya Basta : association de soutien au mouvement zapatiste, fondée en 1996, avec pour objectif déclaré d’en apprendre de quoi relancer la lutte contre le néolibéralisme en Italie et en Europe. Ya Basta a été en partie fondée à partir de l’expérience des Centres sociaux du nord-est de l’Italie. ! Ou aux centres sociaux du Nord-Est.
Chacun est libre de mettre une Tuta Bianca, pourvu qu’il en respecte le “style”, quitte à en modifier les formes d’expression : refus pragmatique de la dichotomie violence/non-violence, référence au zapatisme, détachement des expériences du vingtième siècle, pratique du terrain symbolique de l’affrontement.
Leur devise est toujours la même : “Nous avons mis une Tuta Bianca pour que d’autres en mettent à leur tour. Nous avons mis une Tuta Bianca pour pouvoir nous la retirer”.
Tout raisonnement (critique ou apologétique ) qui ne partirait pas de ce présupposé est vicié dès l’origine.
La Tuta Bianca n’est pas un uniforme, et l’imaginaire qu’elle suscite n’a pas, ou ne devrait jamais avoir de connotation militaire. En allant dans une telle direction, on commettrait une grave erreur politico-symbolique.
La Tuta Bianca n’est pas une identité, un signe d’appartenance, une marque d'”embrigadement”. La Tuta Bianca est un instrument. Il ne faudrait jamais dire “Je suis une Tuta Bianca”, mais plutôt : “je mets ma Tuta Bianca”.
Les Tute Bianche sont gauches et ridicules, on les compare parfois au Bibendum de Michelin ; quand une Tuta Bianca en croise une autre, c’est un grand éclat de rire, et quand la police charge elles n’arrivent pas à fuir, elles sont cibles faciles : un vélo n’aurait guère plus de mal à rentrer dans une vache broutant dans un couloir. Le salut semi-officiel des Tute Bianche (poing fermé et petit doigt levé), est un salut ridicule, les actions des Tute Bianche visent presque toujours à titiller les rieurs, voir les statues qui parlent de Bologne[[Référence à une action de Ya Basta à Bologne le 21 juin 2001, proclamant notamment que “les statues de Bologne se sont mises à parler, et se sont exprimées contre les puissants de la Terre qui vont se réunir à Gênes”..
Les slogans des Tute Bianche sont ironiques, tendance hard (Peace & Love associé à des images d’affrontements, “Nous arrivons, bâtards, nous arrivons” chanté sur l’air de “Guantanamera”, tandis qu’elles s’avancent mains levées, sachant qu’elles vont se prendre un déluge de matraques). Les récits que les Tute Bianche font d’elles mêmes sont auto-sarcastiques, comme dans le cas de “La fable du singe blanc”, écrite pendant la Marche de la Dignidad Indigena de l’EZLN[[Armée zapatiste de libération nationale., en février 2001. C’est très consciemment que les Tute Bianche sont ridicules, et jusqu’à présent, c’est ce qui a fait leur force. Quand elles ne le seront plus il faudra d’urgence changer d’instrument. Mais pour l’instant les choses fonctionnent bien.

Sur le rapport Tute Bianche – médias : Vitali décrit une sorte de rapport de soumission des premières aux seconds. Il a tort. Les Tute Bianche ont toujours eu un coup d’avance, le plus souvent en déplaçant les stéréotypes journalistiques. Après certains rendez-vous, il est devenu difficile pour les médias de nous proposer le stéréotype des “casseurs” : leur comportement était responsable et si quelqu’un faisait des conneries on comprenait que ça ne relevait que de lui, et non des Tute Bianche, etc.
Prenons Mobilitebio, les 24-26 mai 2000[[Mobilitebio : mobilisation contre la première Foire des biotechnologies tenue à Gênes en mai 2000 : il y eut à cette occasion des affrontements entre forces de l’ordre et Tute Bianche, dans le cadre d’une manifestation très colorée, et pourtant : 1. personne n’a pris ses distances avec les Tute Bianche ; 2. le mouvement ne s’est pas laissé diaboliser ; 3. un tout petit groupe d’imbéciles a lancé des pavés contre des vitres, mais il était bien clair qu’il s’agissait de sujets qui s’auto-isolaient. L’affrontement avait servi à déclencher le débat (toujours en cours) sur les OGM, et l’image diffusée fut tellement forte que quelques semaines après fut approuvé le moratoire sur les transgéniques, et cela dans le cadre d’un débat très contradictoire au sein de la commission européenne.
Prenons les affrontements de Bologne au cours de la manifestation de juin 2000 contre l’OCDE : les images diffusées à la télévision étaient claires, sans ambiguïtés, elles montraient les Tute Bianche qui “se protégeaient” avec des boucliers contre les agressions de policiers déchaînés, voire carrément dopés. Aussi, il n’y a pas eu de diabolisation, car le cortège, de manière “responsable”, n’a pas pris d’assaut McDonalds et consorts.
Prenons les différents articles parus dans la presse internationale après la manifestation anti-FMI de Prague, en septembre 2000. Prenons la mobilisation contre le G8 à Trieste, en avril 2001. Face à l’optimisme imbécile de Bordon[[Willer Bordon, est le chef du groupe sénatorial de la Margherita. et aux fausses promesses des américains, les Tute Bianche hurlèrent que Bush ne respecterait jamais, au grand jamais les accords de Kyoto. Quod erat demonstrandum… Au cours des semaines qui ont précédé, la presse locale présenta “ceux des centres sociaux” comme des barbares qui allaient descendre sur le Frioul et le mettre à feu et à sang. Le cortège était prêt pour l’auto-défense, mais il était également pacifique, ironique, riche d’inventivité. Le soir, les journaux télévisés furent obligés d’admettre qu’il ne s’était rien produit d’inconvenant, et, à Trieste, les gens s’interrogèrent sur les raisons d’une telle militarisation et de telles alarmes préventives.

Pendant la mobilisation contre le G8, les Tute Bianche ont une fois encore démontré leur grande capacité à déstabiliser, en contraignant les médias à des interprétations schizoïdes, en les montrant incapables de ranger de manière stable les Tute Bianche parmi les “bons” ou les “méchants”. Il est par ailleurs vrai que les Tute Bianche sont trop souvent mises en avant, et sans motif. Mais c’est l’effet secondaire (désagréable, je vous l’assure) d’un traitement qui a fait et est en train de faire du bien au mouvement. Ne commettons pas l’éternelle erreur “situationniste”, selon laquelle, dès que quelqu’un commence à te comprendre et que ton message “prend”, c’est que tu es déjà foutu, “récupéré”, que tu fais partie du “spectacle”. Cette vision est une machine rhétorique à justifier l’inaction et l’élitisme : elle doit être refusée. Il serait à tout prendre plus utile de faire appel au concept d'”hégémonie” défini par Gramsci et perfectionné par les chercheurs de l’Ecole de Birmingham, qui se sont intéressés aux cultures minoritaires et aux styles “pop”, mais cela est une autre histoire.
Le problème (relatif) de la surexposition médiatique peut être résolu en tordant en permanence le bâton dans l’autre sens, en se trouvant toujours là où l’on ne t’attend pas (et c’est bien ce qui s’est produit avec la “déclaration de guerre [[Il s’agit de la “déclaration de guerre” proclamée par les Tute Bianche peu avant le sommet de Gênes, sur la base de laquelle fut organisée une grande partie de la radicalisation médiatique de la mobilisation contre le G8.”). On dit que tu es violent ? Tu chamboules complètement le débat sur violence et non-violence, en proposant des formes qui ne rentrent en aucune des deux catégories. On dit que tu es un extrémiste ? Tu t’infiltres dans la culture pop, tu construis du consensus, tu mets en crise les représentations ordinaires. On cherche à t’opposer au Black Block ? Tu le défends, tu démontes les calomnies et les stéréotypes. On décrit la partie comme si c’était le tout, en disant que les Tute Bianche “sont” le mouvement, on cherche à te coincer dans un “dialogue” qui a d’autant moins de sens qu’il est claironné par les médias ? Tu précises qu’il n’y a pas besoin de dialogue, que le gouvernement doit s’en tenir à garantir l’essentiel et qu’en tout état de cause la ligne reste la même : bloquer le G8 maintenant et toujours. On te sème aux quatre vents ? Silence radio. On te demande ton avis aussi sur des choses dont tu n’es pas l’auteur ? Tu dis que tu n’es qu’une partie du mouvement, et que c’est aux autres de s’expliquer sur ce qu’ils font.

Les analyses qui précèdent sont fondées sur des informations accessibles dans la section “From the forum” de [www.tutebianche.org->http://www.tutebianche.org, qui recueille les messages les plus significatifs du groupe de discussion “Referendum”. On peut s’étonner que Vitali n’y ait pas jeté un coup d’œil, lui dont la dissertation avait pour thème “Vie et mort des groupes antimondialisation à l’époque d’Internet”.
Et je fais enfin remarquer que si, depuis Seattle, nous sommes en mesure de parler d’un véritable “mouvement”, plutôt que d’un simple réseau ou tissu d’associations (avec des mailles si larges qu’on ne peut même pas parler de tissu) c’est aussi et surtout parce que des centaines de milliers de personnes ont exposé leurs corps au risque, au risque des matraques, des gaz lacrymogènes, et maintenant des balles.

Juillet 2001.

Traduit de l’italien par Antonella Corsani et François Matheron.