Mineure 13. Machiavel : maintenir le conflit

Machiavel ou les prospérités de la lutte

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Entretien avec Thomas BernsToni Negri revient sur cette téléologie matérialiste machiavélienne
qui a nourri sa pensée comme celle de Spinoza ou de Gramsci, à savoir,
comme exprimant la construction toujours singulière, toujours à répéter,
de dispositifs par lesquels du commun émerge.
Thomas Berns Parmi les lectures contemporaines de Machiavel, je remarque une certaine tendance à surévaluer l’ordre institutionnel chez Machiavel, comme si cet ordre, que définit en effet le conflit, était capable en retour de donner son sens aux tumultes, de les départager entre « bons » et « mauvais » conflits, c’est-à-dire producteurs ou non d’ordre. Et un tel partage existe effectivement chez Machiavel. Comment le combiner avec le caractère réellement ontologique du conflit, et le fait que ceux-ci ne peuvent à mes yeux jamais être clôturés par aucun ordre, que ce dernier ne se conçoit que dans sa perméabilité totale au conflit ?

Toni Negri : Certainement, nous assistons contre Machiavel à un renouveau du machiavélisme. Mais a-t-il jamais disparu? On le sent vivre de nouveau, cet horrible fruit de la contre-réforme, et traverser le soi-disant réalisme politique de notre époque de transition, de notre interrègne entre moderne et post-moderne, entre dimensions nationales de la souveraineté et dimensions globales, précisément à la façon dont, dans l’autre interrègne, dans le passage à l’Etat absolu moderne, le machiavélisme s’affirma contre Machiavel. J’ai l’impression que la thèse d’Ansaldi sur les sources espagnoles de la pensée politique de Spinoza nous parle assez bien aussi de la transfiguration baroque et/ou maniériste de la pensée de Machiavel. Contre la réapparition du machiavélisme, nous, nous reconnaissons naturellement, avec Spinoza, que chez Machiavel conflit et pouvoir sont consubstantiels. Ceci ne signifie pas penser que la définition machiavélienne du souverain soit dépourvue d’ambiguïté, cela signifie cependant reconnaître que la différence entre une conception essentialiste et une définition conflictuelle de la souveraineté est proposée seulement après Machiavel. Le prince de Machiavel n’est pas encore un souverain absolu, c’est encore le souverain du peuple: peuple et souveraineté ne se sont pas encore posés en antithèses. Est-ce une limite de la définition du pouvoir chez Machiavel ? Ce n’est pas une limite parce que ça ne pose pas problème. Quand Spinoza, Marx et puis Gramsci et puis nous-mêmes avons développé la pensée de Machiavel, nous avons compris que la contradiction entre qui commande et qui obéit, entre qui exploite et qui se rebelle, devient toujours plus féroce: mais nous avons compris aussi que nous pouvions nous réapproprier le Prince comme arme de la multitude, précisément au nom de cette ambiguïté qui en avait qualifié la genèse.

Thomas Berns : L’exception que représente Machiavel dans l’histoire de la pensée politique réside, me semble-t-il, dans le fait de considérer le politique dans son exposition au pire, dans son être-exposé à la corruption. Ce pessimisme n’est-il pas tellement premier, chez le florentin, qu’il empêche de penser, en face, toute richesse et joie d’une condition commune de la multitude ? Le commun peut-il se penser, chez lui comme chez nous, de manière positive et première ?

Toni Negri : Je ne sais pas si je suis d’accord avec cette définition du pessimisme de Machiavel. Moi, je trouve Machiavel pessimiste quand il s’oppose à l’utopie, quand il raille, même ému, ces révoltes humanistes dans lesquelles il fut impliqué et à l’issue desquelles il fut torturé et exilé. Il me semble beaucoup moins pessimiste dans ce joyau de sa pensée qu’est L’art de la guerre, où une sorte d’optimisme de la raison, de l’intelligence et de l’héroïsme civique domine chaque aspect de la considération du conflit. C’est peut-être ici que le rapport pouvoir-conflit est éclairci de manière exemplaire, en considérant non pas le pouvoir comme production du conflit mais le conflit comme production de pouvoir, marxiennement et foucaldiennement. Bien sûr, le politique est toujours exposé au pire et à la corruption: mais il l’est également (ceci signifie que le conflit produit du pouvoir) à l’émergence du commun. On pourrait même dire que la téléologie, éliminée définitivement de l’histoire par les penseurs humanistes de Marsile à Machiavel, retrouve à partir de Machiavel une dimension non théologique: le politique est défini seulement, comme dira remarquablement Spinoza, comme défense de la liberté et construction du commun. La téléologie devient matérialiste: c’est-à-dire qu’elle ne prévoit pas de causes finales confondues dans la cause efficiente, mais simplement la construction répétée et singulière de dispositifs qui expriment des volontés communes. Au « pessimisme de la raison » de toute conception théologique de la vie s’oppose donc ici un optimisme de la raison, qui sait la raison même capable de construire le commun. Au côté de celui-ci se donne naturellement un certain pessimisme de la volonté: c’est-à-dire la conscience que ce que la raison réclame pour que le pouvoir devienne commun n’a aucun rapport de nécessité avec l’effectivité. L’aléatoire du réel peut être vaincu seulement par l’intelligence créative. Le commun est nécessaire, mais est-il possible?

Thomas Berns : On peut s’étonner du « Machiavel » présent dans Empire, à savoir essentiellement celui du Prince, et beaucoup moins celui des Discours et des Histoires florentines. Le pouvoir constituant tel qu’il est pensé par Machiavel ne peut-il servir de « modèle » de compréhension des luttes constitutionnelles à l’échelle mondiale ? Serait-ce une question d’échelle : le passage de la cité au monde rend-il caduque l’analyse machiavélienne du conflit ? Assiste-t-on dès lors à une véritable rupture qui fait que le sens même des luttes est totalement bouleversé ? D’une manière plus générale, le caractère massif de l’opposition machiavélienne entre le désir de dominer et le désir de ne pas être dominé est-il encore relevant pour les formes contemporaines de luttes, n’écrase-t-il pas la multiplicité des multitudes ; et surtout, cette dernière peut-elle s’exprimer sous la modalité négative ?

Toni Negri : La thèse d’Empire est que la pensée révolutionnaire, mieux, cette alternative à l’idéologie dominante qui se construit de Machiavel à Spinoza et à Marx peut construire la base pour penser le politique dans la postmodernité. Cela dit, on ne peut pas cacher les difficultés théoriques que cette proposition soulève. Questions d’échelle, vraie rupture de paradigme, sens du discours complètement bouleversés: tout cela semble évident, puisque, dans la phase que nous sommes en train de traverser, ce qui est fondamental est la transformation du point de vue, la modification radicale des catégories qui nous permettent de comprendre ce qui se trouve autour. Il en découle des difficultés politiques de grande consistance: chaque fois qu’on parle d’essence du pouvoir ou de conflit, de lutte et de transformation, d’État et de souveraineté, etc., nous aurions besoin de faire précéder les définitions de la situation temporelle dans lequel elles se donnent, comme dans le passage du Moyen Age à la modernité, comme dans le passage de la modernité aux littératures politiques post-coloniales. La difficulté politique est donc très grande, alors que – pour une fois au moins – la difficulté d’une définition métaphysique est moindre: en ontologie, on sait désormais ce que veut dire une transformation anthropologique fixée sur le terrain historique. Le problème sera donc celui de construire un lien entre nouvelles définitions logiques (et ontologiques) et tissu politique. Mais construire ce pont est le même travail que faire de la politique, faire de l’organisation. Quand ensuite le problème se réfère aux multitudes, il est clair que l’opposition machiavélienne entre domination et révolution comporte un sens qui n’a pas de modalité négative parce que l’hypothèse de la concrétude et de la vérité du faire de l’organisation (tel est Le Prince) n’est jamais mise en doute. Ceci ne signifie pas évidemment qu’il ne faille pas identifier et étudier les modalités négatives de la multitude: mais qu’est-ce que le négatif dans la constitution matérialiste de l’être?

Thomas Berns : Enfin, Machiavel pense le lien entre la liberté et un gouvernement expansif et socialement enraciné non seulement à la lueur du conflit intérieur (et de l’ouverture de la cité aux étrangers, etc.), mais aussi à celle du conflit extérieur, de la guerre : de ce point de vue aussi, le modèle est profondément Rome plutôt que Venise ou Sparte. Cette distinction entre intérieur et extérieur n’est évidemment plus aussi relevante actuellement, mais l’idée de guerre n’en est pas moins concrète pour l’instant ! Peut-on lire Machiavel sans la possibilité de la guerre ? L’expansion peut-elle être ouverture sans être conquête ? Ou encore, plus largement, la frontière n’est-elle pas une condition pour penser de manière expansive la liberté ?

Toni Negri : Oui et non. La guerre, l’idée d’expansion d’un gouvernement socialement enraciné, l’idée de Rome, sont des propos qui chez Machiavel naissent d’un dispositif qui comprend la lutte de classe. C’est dans une réponse fonctionnelle à celle-ci, aux contenus du conflit social et aux puissances qu’il représente, que s’affirme l’idée machiavélienne de guerre. L’expansion militaire de Rome ouvre l’équilibre interne de la cité plus que les constitutions parfaites de Sparte ou de Venise ne peuvent le faire. En revanche, aujourd’hui, l’idée de la guerre consiste dans la suppression de la lutte de classe aux niveaux interne et international, elle exclut tout dispositif progressif, c’est une idée de guerre qui s’est complètement confondue avec une projet de police. L’idée de guerre de Bush et sa pratique likoudiste sont le contraire de toute conception républicaine de la guerre. Machiavel n’est certainement pas lisible sans penser la guerre. Mais quelle guerre? Celle qui surdétermine la souveraineté et lui donne son exclusive légitimité, comme le veut aujourd’hui la pensée néo-conservatrice et comme le prétendaient hier les fascismes, ou bien celle qui enregistre un excès de puissance, la capacité d’expansion de la liberté, la frontière de tout désir ? Mais cette guerre de Machiavel, c’est la démocratie de la multitude.

(traduit de l’italien par Jean-François Gava)