Liens

Machiavel, ultra-moderne, solitaire

Partagez —> /

Sur le livre de Thomas Berns : “Violence de la loi à la Renaissance….”

Michel Foucault avait en son temps reconnu bricoler de petites machines de guerre dans les coulisses de cette franc-maçonnerie du savoir, en apparence tout inoffensive. Ce à quoi, de son propre aveu, visaient ses investigations, un temps drapées dans l’apparat un peu poussiéreux de l’Académie, c’était l’insurrection de ces savoirs ostracisés et déqualifiés par les menées impériales de sciences dont les effets de pouvoir (psychiatrie, médecine, criminologie, mais aussi économie et sociologie, ou statistique en général) tiennent au travail de dispositifs constitués afin de faire taire les prétentions rivales à la connaissance. Thomas Berns, procédant de cette paisible majesté de l’érudition, réédite à sa manière ce geste de rupture par rapport à la tradition quiétiste au règne sans partage, qui continue, à l’heure moderne de sa contestation et bien qu’à nouveaux frais, de penser le politique comme la technique de la concorde civile. Cette tradition, hégémonique depuis Hobbes et qualifiée par Foucault de souverainiste ou encore de juridique, présente le pouvoir comme un bien qui se possède et se transmet par contrat. Berns fait souffler sur les eaux stagnantes de cette sagesse d’Etat la fraîche brise d’une modernité contrariée, en convoquant les puissances polémiques des pensées de Machiavel et Montaigne. Ici, les édifices du commun trouvent leur origines douteuses dans la puissance de la multitude en proie à la division et au déchirement des conflits, plutôt que dans le contrat froid et raisonné, cher aux libéraux, d’une dépossession multilatérale, garanti par la paisible souveraineté du Léviathan. Remontant à travers le Moyen Age jusqu’à la source antique de la question de l’origine en politique (cités et Etats) – en particulier celle relatée par le mythe romuléen du fratricide fondateur – l’auteur accuse, dans la littérature de tous les temps, la monotone obsession de la concorde, rendant le scandale machiavélien absolument nouveau à l’heure où toute politique moderne, par opposition à l’histoire moderne, qui se confond avec celle du capital, semble pour longtemps défaite et reléguée[[Cf. M. Tronti, La politique au crépuscule (Paris, l’Eclat, 2000).

retour à l’origine comme assomption de l’auto-fondement

Pour aller droit au coeur de l’argument: Berns entreprend, en faisant sien le tourment de Machiavel, de traquer jusqu’au vertige l’origine de la loi, ce qui l’autorise et la fonde. On pressent, à présenter les choses de cette façon, que l’on s’achemine vers l’abîme de l’auto-constitution. Et de fait, la légalité de la loi, loi première, qui la fait se tirer elle-même du néant, n’est autre que la nécessité de légiferer, de parier nécessairement une permanence contingente. L’autorité de la loi lui est conférée par celui/celle qui aura su s’élever à cette nécessité pure du légiférer, sans chercher à autoriser la violence de la fondation d’une légalité préconstituée – mais sans non plus se laisser aller à la dérive capricieuse de l’arbitraire : au cours cahotant de la fortuna et au hasard des intérêts privés, il s’agit d’opposer l’impérieuse dictée de la virtù, tendue vers le salut du bien commun, dans l’urgence permanente qu’il y a à prévenir la décomposition de la cité. Il y a donc de bonnes et de mauvaises conditions d’émergence de la loi, rivalités nocives et saine conflictualité.

L’origine est donc l’impensable de la loi, sauf à la restituer précisément comme le plein paradoxe d’une violente auto-constitution. La traque impossible du Grund abouche à l’Abgrund de la tautologie : la loi c’est la loi – formule du ‘mysticiste’ Montaigne, qui fait essentiellement figure, chez Berns, de vecteur de réception et de traduction de l’inassimilable machiavélien à l’intérieur de la tradition philosophique. Cette origine incertaine comme fondation non fondante de l’autorité, c’est ce vers quoi il faut sans cesse faire retour afin de revivifier la légalité de la loi.

Bref : s’opposer à la corruption, c’est s’élever à l’attitude fondatrice comme gageure : engager toute légalité à prendre racine dans ce rare surgissement factuel. Or cette approche de l’origine comme fondement de la loi, qui ne se reçoit pourtant que d’elle-même, c’est le procès même de la loi-se-faisant. L’autorité de la loi, ce qui autorise sa permanence, ne se conquiert et ne se renouvelle qu’à la faire comme ce qui ne se donne qu’historiquement, exposant au tumulte des batailles son improbable détermination et portant l’aveu de sa caducité foncière, depuis le geste instaurateur qui prétend pourtant l’y dérober. Cette histoire qui se joue d’elle, elle voudrait pourtant l’aplanir. On comprend donc que l’acte qui livre la loi à l’histoire l’ouvre en même temps au travail de ce qui en préserve l’autorité.

l’origine comme amorce ponctuelle

Ce retour à l’origine, c’est l’assomption permanente de ce qu’au principe, il n’y a que la naissance douteuse, autant qu’impérieuse, de toute mondanité. Mais cette assomption ne se prouve, nous l’avons vu, qu’à répéter la décision n’abolissant aucun suspens, qui confère autorité à la loi historique, la destinant par là à durer. La répétition, c’est donc aussi le retour à ce moment fondateur. Berns tire de la polysémie de l’origine toutes les ressources nécessaires à l’articulation de la pensée de Machiavel. Du retour à l’origine comme fidélité à l’indétermination du fondement, nous en venons à l’amorce violente, avènement de l’espace de légalité, son ouverture. C’est le fratricide romuléen, qui ne se sera autorisé comme origine de la loi qu’au futur antérieur : origine dont le destin est de ne se reconnaître que post festum, tout ensemble promesse de loi et sacrifice à l’opacité du moment fondateur. Non pas ce qui sera reconnu comme pouvoir déjà légalisé et procédant lui-même d’une légalité pré-légale, par l’effet de la liberté barbare des vainqueurs, mais ce qui, quand la loi sera loi, aura été le moment fondateur de cette légalité, comme pro-jet de légalité.

turbulente origine. l’inextricable nexus d’une loi advenant toujours à même son déni

Cet artifice inaugural, coup de force fondateur et constitution infondée, jet aussi nécessaire qu’aléatoire son résultat, et dont l’autorité se préserve par une incessante légifération dans le conflit continu, sépare-t-il la loi du désordre comme le bâton de Moïse liberté et servitude ? Nous abordons ici la troisième approche de l’origine, celle des conditions générales d’émergence de la loi.

L’impossiblité de faire sortir la loi de quelque chose d’autre qu’elle-même atteste encore ce que Berns appelle la circularité qui définit la relation de la loi à son principe. C’est cette co-détermination réciproque que pointe Machiavel afin de relever la singularité de l’histoire romaine, par contraste avec Sparte. Lycurgue est celui qui donne aux Lacédémoniens la constitution parfaite dès l’origine ; Rome, en revanche, aura à faire le dur apprentissage de l’histoire et à s’aventurer sur le chemin tortueux qui fera d’elle la cité vertueuse des intérêts bien balancés.

En réalité, c’est ce qui aux yeux de Machiavel fait le prix de l’aventure romaine. Seule une loi ouverte aux dissensions et exposée indéfiniment au feu de la contestation est à la hauteur de la vertu politique, qui se soutient en retour de la loi et de ses institutions. Les dissensions sont l’autre de la loi, mais son autre inséparable : elles ne sont pas son origine extérieure, mais ne se soutiennent que de sa vertu, qui les parcourt tout entières. Elles sont déjà ordonnées par la trame paradoxale de la légalité et polarisées par son accomplissement. La loi naît de dissensions qu’elle alimente en retour.

Ici, la pensée de Machiavel atteint ce rare point de la pensée politique où le conflit est connoté de manière positive, garant de l’autorité de la loi à naître et ne procédant que du sens même de la légalité. La loi est, de façon dialectique, ordre et désordre, ordonnancement et désordonnancement. Plus exactement, elle est ce qui procède de ce double mouvement légalisant : à la fois coup contingent quant au contenu, et prétention inéluctable à la persévérance.

constitution matérielle ancienne et politique moderne

L’exhortation machiavélienne à la culture d’une ‘mémoire (active) de la violence du moment constitutif’ (p.179), la valorisation d’un conflit qui n’est pas celui où s’affrontent les factieux, avides de tirer avantage de la magistrature comme d’un patrimoine privé, mais qui, agôn et émulation vertueuse des protagonistes du salut public, partage les amis du bien commun – bref, cette surenchère agonistique ne sertait-elle pas, pour nous modernes, le nom primitif – non pas prémoderne mais bien moderne premier – de l’auto-constitution multitudinaire? Le théorème de l’absoluité du politique, synonyme de l’absoluité de l’ouverture, passe cependant difficilement l’écueil des contenus de civilisation. Il nous semble que la question est très claire chez Tronti, attentif en cela au thème gramscien de l’irréductibilité de l’Etat-classe et de l’Etat réglé. Pour Machiavel loi et violence con-viennent certes, et l’un ne vient en aucun cas au secours de l’autre comme un moyen à la fin : la loi ne lave aucunement la violence qui l’instaure en vertu d’une substance juridique souveraine. Mais la légalité ne se résorbe pas non plus purement et simplement dans un coup inaugural qui assoirait en la continuant la domination d’un parti, avérée sur le champ de bataille.

Or c’est cette ‘irrésorption’ décidée du légal dans le vacarme des luttes qui nous étonne aujourd’hui. Le refus que Berns prête à Machiavel de passer la légalité au rabot de la domination est l’envers de son entêtement à considérer la nécessité de faire monde qui parcourt le geste du législateur. Ce qui est impensable dans ce schéma, paradoxalement, c’est l’imposture du pouvoir. Celle-ci est écartée comme le simulacre du politique : c’est la rivalité des factieux contre l’émulation (agôn) entre les amis du salut public. La domination est exclue du politique, alors même que la société de castes – plèbe et patriciat – est l’élément inquestionné de la question de Machiavel. Si celui-ci prépare la modernité de l’absoluité du politique, comme cercle vertueux de la croissance des puissances commune et individuelle, son discours ne peut que demeurer contemporain de l’histoire des castes.

N’est-ce pas de cela qu’il s’agit lorsque Berns nous dit, en parlant du conflit, que ‘le but donc est que les Etats ne se déconstituent pas’ (p.179)? L’exaltation machiavélienne de la dissension, véritable leitmotiv, n’a de sens qu’à empêcher la corruption d’une constitution dont la seule vertu, semble-t-il in fine, est d’avoir été édictée sans que l’on cherchât à résorber la brutalité de son irruption dans la justification d’une légalité inédite mais préconstituée à la constitution même. La question du contenu de cette constitution vertueuse est évacuée du discours républicain, et cette indifférence de principe équivaut chez Machiavel à avaliser tout aussi bien la société de castes, qui a pour elle, en fin de compte, l’incomparable avantage d’être déjà là. C’est pourquoi les dissensions vertueuses, qui ont pour vocation de vivifier, en le répétant fièrement, le geste instaurateur de communauté, doivent se circonscrire rigoureusement au périmètre de ‘non-exclusion de la partie vaincue’ (p.121).

La théologie politique avec laquelle rompt Machiavel le poursuit malgré lui: s’il encense le conflit politique, c’est qu’il concourt à la vivification d’une unité républicaine en danger de corruption, dont on aperçoit à peine la constitution artistocratique (les petits et les grands). On a le sentiment que le conflit politique ne vise en réalité qu’à reconduire une justice originaire, sourde mais pratique, donnée une fois pour toutes avec le geste constituant (dont on connaît par ailleurs l’incomplétude) – au moins dans la mesure exacte où le mutisme des Discorsi, dans la réception de Berns, est complet quant aux effets de subversion possibles de la constitution vertueuse sur cette structure pratique : non pas que la question matérielle soit absolument forclose, mais le silence gardé laisse accroire une forclusion non délibérée, et engage à faire comme si cette structure était donnée comme ce sur quoi la constitution juridique n’a pas prise.

Mais cette incomplétude assumée est précisément prétexte à l’exaltation de la constitution, qui est quant au fond – son ourlet pratique, précisément – inquestionnable. Le quelconque de la loi n’autorise pas la contestation de cette constitution, courante mais obscure, que le geste législateur fait parler. Au contraire, le fondateur du présent y aura eu l’audace d’édicter la loi. L’articulation non discursive de la société, pour indécidable que soit la loi qui la décline, finit par avoir pour elle l’avantage d’être la matrice de la constitution vertueuse ; et la réalité historique hérite à son tour le culot fondateur du geste constituant – héritage auquel aucune prétention rivale ne peut, par définition, prétendre : tant qu’elle n’a pas déclaré la guerre.

La pensée de Machiavel atteste certainement l’anticipation de la religion nouvelle, le politique entendu comme puissance constituante du commun, commune à l’ensemble des individus naturels, tous infiniment con-stituteurs de leur communauté. Mais arrivés à ce point, il nous faudrait déplacer la fonction machiavélienne du conflit politique, du point de vue de l’histoire moderne, celui de la société de classes comme dissolution de la constitution aristocratique des castes. De ce conflit, Machiavel exalte la puissance, escamotant ce sur quoi il fait fond: la société libre, mais la société de castes – et pour cause : il ne dispose pas d’autre constitution matérielle que celle que le capital va bouleverser de fond en comble, pour support de cette constitution juridique ouverte au conflit, généreuse et balancée, auto-référentielle et plastique, portant explicitement sa propre historicité et prévenant le redressement des abus commis contre une justice pour ainsi dire première bien que toujours aveugle.

Or le conflit politique pourrait s’amorcer sur un front second, en dehors de tout contexte unificateur. Cette fois, il ne s’agirait plus d’en exclure la domination, mais au contraire de l’intégrer à sa logique, à condition d’entreprendre une stratégie orientée vers l’exclusion de la partie vaincue. Le contexte serait cette fois celui de l’opposition hostile de deux contenus civilisationnels. Ici nous renouons avec la politique de Tronti et, bien au-delà, avec ce que Foucault (cours de 1976) a pu appeler à partir de Boulainvilliers le discours historico-politique.

Boulainvilliers inaugure au XVIIe siècle, d’après Foucault, qui en exclut explicitement Machiavel, un champ discursif rompant de manière décisive avec le théologico-politique. La fortune de la ‘lutte des races’, comme schéma discursif, si elle fut conçue par son fondateur en faveur de la fronde nobiliaire contre une monarchie absolue présentée comme usurpatrice, courrait à travers les siècles et bien d’autres dispositifs, jusqu’à Marat et Marx, mais aussi aux historiens de la bourgeoisie libérale, tels Guizot et Augustin Thierry. Dans ce contexte, le légal est bel et bien résorbé, pour la première fois, dans le froid Léviathan des arraisonnements qui concluent en les civilisant le tumulte de Béhémoth et le déchaînement des forces – devenus rapports fiables et naturels. Si Boulainvilliers oppose la fière liberté des guerriers Francs à la lâche rouerie gallo-romaine, c’est bien pour démonter la légitimité d’une monarchie héritière des noces douteuses entre une chefferie germanique qui aurait outrepassé son mandat militaire et une aristocratie gauloise dégénérée en mandarinat ecclésiastique, unies pour dompter plus sûrement les peuples envahisseurs, à l’abri de la splendeur romaine jadis.

Cette illégitimité de la loi romaine, ce n’est pas celle de la légalité en général, mais bien celle de la légalité du vainqueur, qui vaut pour une liberté au contenu irréductiblement étranger à celui de la liberté des vaincus. Ce n’est pas la légalité que met en cause le discours de la ‘lutte des races’, c’est la possibilité pour un fonds de légalité de forclore toute prétention rivale. Cette affirmation au droit à une constitution nouvelle, loin de s’inscrire sur fond d’une identité inquestionnée (même balancée par la plasticité héroïque d’une constitution juridique destinée à un auto-éclaircissement indéfini) ne promet qu’une irréconciliation sans trêve avec la constitution du présent, et ne se conçoit adéquatement qu’à prendre en compte les effets agonistiques de son plein déploiement.

La discorde n’est pas ici première, mais elle n’en est paradoxalement que plus rabique, parce que la concorde muette qu’appelle la constitution matérielle du présent est ici mise à mal. L’accomplissement d’une substance constitutionnelle radicalement démocratique, ne s’appréhende complètement qu’à travers son autre : celui-ci n’est pas, attribut d’un seul sujet absolu, un négatif promis à la réconciliation, mais bel et bien un rival mortel, auquel seul peut être conçu un rapport de contrariété sans remède, sauf un dénouement sous forme de conjuration durable. C’est à l’intérieur de cet horizon d’incompatibilité, nôtre depuis Boulainvilliers, que le conflit politique nous semble désormais devoir s’interpréter.