51. Multitudes 51 (printemps 2013)

Malentendus en chantier

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EntretienJean-Pierre Rehm : Bon nombre de vos travaux tournent autour de l’enfance : Peterchen, Playgrounds, le livre d’entretiens avec des enfants Four or Five Roses, King Kong, et beaucoup d’autres. L’enfance est liée, d’un côté, au topos romantique de l’innocence et de l’origine, et, d’un autre côté, à un marché qui cible aujourd’hui un nouveau champ de consommateurs, la fin de l’enfance comme terra incognita. Pourquoi une telle insistance ? Et, si la question a un sens pour vous, comment cela pourrait-il prendre part à un art « critique », si l’on pense à des œuvres récentes, centrées sur des enfants, qui sont restées prisonnières, disons, de l’après-pop ?

Peter Friedl : Je dirais que mes travaux traitent de la représentation de l’enfance, non de l’enfance elle-même. C’est de là qu’ils partent, et ils se nourrissent des questions qu’elle charrie. Ce pourrait être un choix, voire une stratégie, parce que, décidément, j’aime les malentendus constructifs. On obtient toujours des résultats amusants quand on prend pour point de départ un problème, d’ordre linguistique par exemple. Qu’est-ce qui se passe, mettons, quand on prend des problèmes relativement complexes et que, juste avant qu’ils ne deviennent trop complexes, on les traite sur un autre « niveau », a priori moins « pertinent » ? Si on les traite, par exemple, au niveau enfantin, au lieu du niveau adulte ; en privilégiant le subalterne par rapport à tout le reste, avec tout ce que ça comporte de désir fou ? Il y a beaucoup d’autres niveaux à partir desquels il est possible de travailler ; le niveau des opinions politiques ou celui de la rigueur documentaire (mais il faudra attendre pour cela que la mode du documentaire actuelle se tasse). À mon avis, les réponses dépendent directement du genre selon lequel on les traite. Pour résoudre les problèmes esthétiques, il faut parvenir à les placer entre parenthèses, en les « exposant » (ce qui ne va jamais de soi) ; en se débrouillant pour en faire une opération stratégique. Il ne s’agit en aucun cas de répondre à la demande pressante pour tout ce qui évacue l’ambiguïté, et qui serait, dans le cas présent, la réponse aux attentes en ce qui concerne « l’enfance », qu’elles soient romantiques ou anti-romantiques. De toute façon, pourquoi s’inquiéter ? Il n’y a aucun risque. Le sujet n’est pas près de s’épuiser.

Jean-Pierre Rehm : Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par : « Pour résoudre les problèmes esthétiques, il faut parvenir à les placer entre parenthèses, en les “exposant” (ce qui ne va jamais de soi) ; en se débrouillant pour en faire une opération stratégique ». Faut-il comprendre que vous envisagez ici trois manières de résoudre les problèmes ? Est-ce que l’acte de montrer équivaut à mettre entre parenthèses ? Et pouvez-vous donner des exemples à partir de vos travaux Playgrounds et Four or Five Roses ?

Peter Friedl : Tout se tient, c’est comme la Sainte Trinité… Je ne sais pas du tout combien il y a de manières de résoudre ces problèmes, ni précisément en quoi consistent ces problèmes, mais, certes, l’exposition est un médium et, telle que je la comprends, elle a une historicité propre. Le recours à l’« Histoire » (ou mieux : à davantage d’histoire) n’est pas nécessairement une option préférable à « pas d’histoire ». Ça montre seulement comment on envisage les choses, dans leurs interactions, et en portant le questionnement sur les influences que ces relations pourraient avoir. Exposer veut dire, entre autres choses, que l’« étalage » tend à devenir plus saillant. Et par « étalage », j’entends : l’ensemble (visible et non-visible) de piédestaux, cadres, murs, projections, arènes, etc. Je me plais à concevoir certaines de mes œuvres comme des outils en attente d’utilisation. Cela ne veut pas dire que la relativité de la forme est une fatalité, et encore moins que la forme n’a aucune importance. C’est un type de relativité, mais en un sens très précis. Playgrounds est un projet en évolution : il s’agit simplement de diapositives couleur de terrains de jeu publics, que j’ai prises, et qui proviennent du monde entier. Le commentaire, le discours et toute l’information en arrière-plan, restent invisibles et sont simplement devenus un composant de la série. On peut dire que les photos – toutes au format « paysage » (à l’italienne) – s’inscrivent explicitement dans un genre, la photographie conceptuelle. Elles sont censées rester tout à fait imperméables aux interprétations que l’on peut en faire, et même à la manière dont elles sont présentées. En l’occurrence, elles sont projetées depuis un DVD, plus ou moins placé à la hauteur des enfants. Quelqu’un a écrit un jour que ces photos montraient des terrains de jeu déserts. C’est faux, bien sûr. Cela donne pourtant une indication de ce que les gens comprennent, et des contenus qu’ils attendent. Il est vrai que certaines photos montrent des terrains de jeu déserts, mais c’est uniquement parce qu’il n’y avait personne le jour où j’ai pris la photo, parce que les enfants sont censés être à l’école le matin, par exemple… Deux de mes projets sont composés de monologues d’enfants : Kromme Elleboog, réalisé à Rotterdam, et Four or Five Roses, en Afrique du Sud. Ces œuvres n’existent que sous forme de textes imprimés, sous la forme d’un livre. C’est en soi un parti pris quant à ce que pourrait être une représentation « pertinente » des enfants, en particulier dans le champ des arts visuels. Ça porte sur des propos tenus par des enfants ; une chose qui est souvent mal rendue dans ce cadre de représentation visuelle. On peut penser à une autre référence (pas trop éloignée de l’attitude anti-pop qui me caractérise) comme France/tour/détour/deux/enfants de Godard et Miéville. Si l’on écoute (et regarde) l’interrogatoire fouillé de Godard dans ces épisodes, on comprend aisément que la fille à qui il s’adresse, Camille, se soit sentie très mal à l’aise. Quelqu’un m’a dit que Camille l’avait confirmé récemment (vingt-cinq ans plus tard, donc). Le problème est simplement que, en temps ordinaire, on a tendance à surestimer le rôle des images dans la construction de la vérité. En réalité, le texte est tout autant surestimé. C’est un handicap qui traverse toute l’esthétique documentaire. On voit des gens parler, on voit des gens poser des questions, ou alors on ne les voit pas, mais on les entend, tandis qu’on on continue de voir le visage de la personne qui répond aux mêmes questions… L’homme ou la femme qui tient la caméra ou le micro détermine le temps que cela va durer, ce qui sera coupé, et personne ne doute cependant qu’il se joue là une vérité, ou au moins une réalité… Tout ceci n’est-il pas un peu curieux ? Si l’on envisage des solutions en pensant à l’aide des genres, il apparaît que la photo conceptuelle a constitué l’une des techniques qui permettaient de sonder les aspects idéologiques, et autres ratés dans le processus, de manière assez fine (pour produire au bout du compte d’autres clichés). Mais, de cette manière, l’élucidation des propos s’arrête à mi-chemin. Représenter par omission, ça peut marcher, ça marche même souvent, mais pas toujours. Alors c’est devenu le b.a.-ba pour moi de retourner à une technique plus théâtrale, plus entachée de compromis aussi, et de re-proposer une forme comme le monologue (un texte, transcrit et mis en forme), en se plaçant cette fois à l’échelle des enfants. Les enregistrements se sont déroulés dans des terrains de jeu publics – donc dans des sites à la fois très particuliers et très banals. Je ne sais pas très bien si les monologues des enfants ont contribué à faire du terrain de jeu le cadre d’une enquête de terrain. Ce type de projet demande peut-être à finir de façon plus délicate, moins intentionnelle, en un sens… Je ne sais pas. C’est toujours un peu difficile d’analyser la délicatesse…

Jean-Pierre Rehm : Pouvez-vous nous décrire le rôle joué par le temps dans Playgrounds et Four or Five Roses. Le temps pour recueillir tout le matériau, par exemple, qui est aussi un temps ouvert (puisque d’autres images viendront s’ajouter à Playgrounds). La « rigueur documentaire », dont vous parliez, commencerait-elle par là ?

Peter Friedl : J’ai commencé Playgrounds en 1995. Le projet ne vise pas à constituer une anthologie, même s’il en donne l’impression. (il tiendrait plutôt du projet anthropologique.) On trouve presque partout des terrains de jeu ; et pourtant, dans une certaine mesure, ils semblent négligés par la théorie autant que par l’esthétique. Après tout, dans le champ de l’Art public, je les trouve plutôt pas mal, surtout quand on les rapporte aux projets d’Art public plus ambitieux et réellement désastreux des deux dernières décennies. Il y a une certaine facilité à dire : il semble y avoir des règles consistantes, partout dans le monde, qui restreignent la conception des terrains de jeu. Et cette facilité peut en amener une autre, qui consiste à en faire une étude de cas de la mondialisation – mais on est toujours à un niveau « non pertinent » (ou même métaphorique). D’autres questionnements, comme l’urbanisme, la sociologie ou l’éducation, viennent aussi tout de suite à l’esprit. Mais je crois que cette étude relève avant tout d’une autre question, qui concerne la narration. Les photos montrées dans la série sont aussi importantes que celles qui ne sont pas montrées ou celles qui n’existent pas. Le projet Playgrounds ne vise pas à produire des données statistiques sur un nombre défini de terrains de jeu, provenant de telle ou telle origine géographique. En ce sens, il reste complètement ouvert ; il jette un regard critique sur un ensemble de standards conceptuels institués. On pourrait avancer alors que sa structuration résulte de mouvements biographiques, et l’on voit les connotations un peu romantiques, façon « dérive », qui pourraient s’y rattacher. (Suivant les cas, il a pu m’arriver de rater une partie des terrains de jeu, les meilleurs peut-être, parce que je n’avais pas mon appareil sur moi ce jour-là, ou parce que je ne suis pas arrivé à les trouver, ou encore parce que j’avais oublié ma mission.) Est-ce que vous savez qu’Aldo van Eyck est littéralement obsédé par les terrains de jeu ? De très nombreux sites d’Amsterdam ont été photographiés en noir et blanc sur le modèle « avant / après », aux emplacements mêmes où Aldo van Eyck construisait des terrains de jeu. Soit dit en passant, ces photos sont très différentes des miennes : ce sont des vues aériennes, prises avant et après les interventions des architectes. Je privilégie pour ma part des photos à hauteur de regard. Grâce à une vraie mode des terrains de jeu – les « people’s parks » – dans les années 50 et 60, on en a construit pas moins de 734 à Amsterdam. Ces terrains de jeu sont bien sûr pour partie voués à disparaître. Il m’est d’ailleurs arrivé la même chose : il y a quatre ans, par exemple, j’ai photographié un terrain de jeu à Madison Square à New York. Il a depuis été complètement transformé et reconstruit. J’ai travaillé trois ans à Four or Five Roses. Le titre vient d’un quartier de Soweto. La première fois que j’ai demandé à des enfants du coin le nom de leur terrain de jeu, ils m’ont répondu « Quatre roses », sans doute pour me taquiner. En fait, c’est « Cinq roses ». Quand je suis allé à Johannesburg en 2001 – mon second voyage en Afrique du Sud – pour tourner le film King Kong, où Daniel Johnston déclame son morceau assis dans Triomf Park, j’ai décidé de commencer une série d’entretiens avec des enfants, sur des terrains de jeu, d’abord à Johannesburg et Soweto, puis au Cap et ses banlieues noires comme Gugulethu. D’après sa nouvelle Constitution, l’Afrique du Sud comporte neuf langues officielles, dont les plus répandues sont le zoulou et le xhosa. Dans tous mes enregistrements, j’étais accompagné d’assistants et d’amis qui maîtrisaient ces langues que, vous vous en doutez, je ne parle pas. On a pas mal discuté ensuite des transcriptions et traductions en anglais. J’ai finalement décidé de composer Four or Five Roses exclusivement de textes en anglais. La décision n’a pas été facile, d’ailleurs, particulièrement dans le contexte de l’Afrique du Sud de l’après-Apartheid.

Jean-Pierre Rehm : Vous parlez, c’est un peu surprenant, de « genre ». Pourquoi conservez-vous ce terme ancien ? Comment peut-on le reprendre à son compte aujourd’hui, et que peut-on en tirer ?

Peter Friedl : Ce qui m’intéresse dans une redéfinition du concept de genre, c’est la création de différence, au-delà de la vieille philosophie de l’identité. Cela offre la liberté de regarder les choses de manière plus différenciée, et cela peut enrichir l’exploration politique et esthétique. Les choses deviennent un peu plus étranges dès qu’on renforce leur capacité d’autonomie (relative). J’utilise principalement le terme « genre » au sens où il était employé, il y a quelque temps, dans la théorie du cinéma. Dans le monde de l’art, il reste entouré de beaucoup trop de superstition. En ce qui concerne le travail artistique, on a beaucoup trop tendance à considérer que celui ou celle qui s’intéresse à un objet finit tôt ou tard par basculer dans la fascination. (En science, par exemple, il est tout à fait légitime d’avoir un objet d’étude non spectaculaire, problématique, ou à l’identité instable.) Je ne tiens pas pour autant à tomber amoureux de mon matériau, pas à plein temps en tout cas. « Genre » veut simplement dire : montrer quelque chose. Cela n’implique pas d’y croire au même degré. C’est une façon de désarmer le pouvoir, quand le pouvoir lui-même utilise l’identité (ou les identités) à des fins hégémoniques. En d’autres termes : faire des choses relevant d’une esthétique plus générique donne une consistance nouvelle aux petites différences… C’est, si l’on veut, une opération stratégique visant à instaurer une meilleure forme de communication, tout en court-circuitant le dispositif néolibéral qui tire habituellement les ficelles en coulisses. Il se trouve aussi que l’histoire, ou l’historicisation, est une option qui relève du genre. Si vous m’interrogez sur les différents genres (au sens ancien) auxquels je recours, je dirais que Playgrounds relève du genre de la photographie conceptuelle ; Four or Five Roses, du théâtre (monologue) ; King Kong, du vidéo-clip.

Jean-Pierre Rehm : Pour poursuivre sur le « genre », j’ai l’impression que, dans vos travaux, vous concevez le théâtre, sinon comme un modèle, du moins comme une façon de procéder. Je pense à l’usage de la scène dans Playgrounds, des monologues, ou de la performance d’acteur dans King Kong. Le théâtre est-il lié à une critique du modernisme, à une façon d’interroger le public, ses comportements en général, et vis-à-vis des formes artistiques en particulier ? Est-ce une manière de faire émerger ce que pourrait être une communauté fantôme ?

Peter Friedl : Vous voulez dire que le théâtre est l’ennemi ? C’est certain, mais pas de panique, le concept de genre n’en a pas peur. Les bons ennemis, c’est toujours utile ; et si on n’a pas le choix, je n’ai rien non plus contre un ennemi plus mauvais. Précisons bien que nous parlons du théâtre, pas simplement de la théâtralité en art (ce qui amènerait à historiciser davantage la question). Comme la plus misérable des photos grandeur nature du dispositif général de représentation, le théâtre est gravement compromis ; et il est non seulement compromis, mais aussi contagieux. Bon, il faut croire que c’est aussi ce qui fait sa séduction. C’est toujours la même force d’attraction, j’imagine ; toujours sur le fil et un brin pathétique. Moi-même, je n’ai été acteur qu’une seule fois, dans Dummy, le court-métrage produit pour la Dokumenta X en 1997. Je n’étais pas particulièrement chaud, mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle. Les projets comme La bohème et Peter Friedl sont très proches du théâtre (ou des arts de la scène), et si j’envisage à l’avenir des liens encore plus étroits, je doute sérieusement malgré tout que le théâtre porte les germes d’une communauté à venir. Je serais assez d’accord avec vous, tant qu’on s’en tient à un projet spécifique. Playgrounds est une ethnographie esthétique, qui examine le terrain de jeu comme la scène où se développent les premières expériences publiques, institutionnalisées, de « petits » sujets (les enfants). À travers la série d’images, et en jouant de la différence et la répétition, cette scène se définit comme une topographie d’expériences possibles. Et en ce sens, elle est peut-être aussi une scène pour l’émergence d’une communauté. À part ça, je pense que, dans toute la question du théâtre, la partie la plus intéressante est celle qui souligne la différence entre la scène et le public. Reste à voir ensuite comment ça marche quand on pervertit les circonstances.

Jean-Pierre Rehm : Quelles peuvent être ces circonstances perverties ?

Peter Friedl : Les circonstances dans lesquelles on est plongé. Quand tout le monde veut être spectateur et protagoniste en même temps – et en l’absence, certainement, de tout romantisme révolutionnaire -, et lorsque même le désespoir d’un Pasolini devient un exemple clefs en main pour le premier vidéo artiste hystérique venu (masculin ou féminin) ; alors, oui, les circonstances sont bel et bien perverses. Le vrai scandale, c’est la complicité. Ce pourrait d’ailleurs être l’occasion, pour une fois, d’évoquer l’autre côté, vos affaires à vous, et votre responsabilité, la pratique des commissaires d’exposition, des critiques… Si l’on veut bien admettre que le « cinéma » a été élu comme paradigme dans le champ des arts visuels au cours de la dernière décennie, il faut aussi discuter de la signification et des conséquences réelles de cette élection. Quelle conception du cinéma a été élue ? Et pourquoi celle-là, au juste ? Pour être concret, au cours des dix dernières années il n’y a pas eu de pratiques de commission d’exposition traitant correctement de film (de temps) et d’espace au sein des institutions artistiques. La mission a échoué. Les commissaires ont réellement l’air de penser qu’il suffit pour cela de convertir l’espace public (pour autant qu’il demeure public) en salles obscures. Cette conception mystique mise à part, n’importe quel idiot corrompu sait à présent comment monter une exposition qui a vaguement l’air politique. Quitte à être un peu direct, les bons commissaires ne sont déjà pas si nombreux, mais même ceux qui le sont n’arrivent pas à organiser des expositions plus intéressantes que la moyenne. C’est une affaire très sérieuse, quasiment une reddition. Pourtant, quand on se berce d’illusions hédonistes, on doit pouvoir y trouver un progrès…

Jean-Pierre Rehm : Pour en revenir aux Playgrounds, il semble y avoir un lien avec les Homes for America de Dan Graham, ou avec le Children’s Pavilion (centré également sur de « petits » sujets). Seriez-vous d’accord ? En d’autres termes, qu’est-ce que vous avez retenu du modernisme, ou de sa critique (son héritage) ? En d’autres termes encore, qu’avez-vous conservé de la tradition, constamment réaffirmée, du lien entre art et politique – même quand la politique n’est pas directement abordée en tant que telle, bien sûr ? Ce lien apparaît de manière plus ou moins évidente dans vos travaux : la citation cryptique de Nino à propos de Gramsci, Captain Bellamy, des références plus lisibles comme votre drapeau kurde de couleur rose.

Peter Friedl : Je me rappelle une conversation très « générationnelle » avec Hans Haacke il y a plusieurs années, alors que je l’interrogeais sur son habileté brechtienne, que l’on pourrait qualifier de « classique ». Sans trop de surprise, il disait mettre l’accent sur l’art quand les gens lui parlaient de politique ; sur la politique quand les gens lui parlaient d’art. Je ne suis pas très fan de l'(auto-) mystification générale qui règne dans l’art conceptuel, particulièrement dans cette esthétique très délicate des années 60. Il serait temps d’établir clairement que les réponses qu’ils avaient apportées font aujourd’hui partie du problème, un peu de la même manière que la grande comédie de la psychanalyse, que cela ait été délibéré ou non (les bonnes-mauvaises blagues en miroir !). En même temps, il est vrai que les problèmes qui apparaissent en histoire de l’art tendent généralement à disparaître (dans le musée), plutôt qu’à être résolus. On peut appeler ça « théorie de la justice », si l’on veut. Bien, Homes for America – en tant que constitué d’un texte – appartient au genre des œuvres « textes-pour-magazines-d’art » ; les vingt (si je ne m’abuse) photos appartiennent au genre des œuvres « diapositives » (le nouvel appareil 24 x 36 mm au lieu de l’Instamatic de Smithson). J’ai un peu tendance à confondre les choses au fil des ans. Dans mon souvenir, les images étaient des épreuves photographiques. Pour autant que je sache, une reconstruction de la version avec diapositives, bien plus originale, a été entreprise en 1997 ou 1998. Dan Graham a apporté des diapositives supplémentaires, datant des années 70 (qui remplaçaient quelques diapositives égarées). Je n’ai pas eu l’occasion de les voir. Il faut bien voir que le monde de l’art entretient une perspective très particulière sur les États-Unis, à la fois comme contexte suburbain et comme premier-monde. C’est une donnée fondamentale (et peut-être une limite historique) pour ce type d’art. C’est le genre-dans-le-genre dans Homes for America; un accent sur le populaire qui le tire presque vers une variété d’affirmative action. À l’évidence, cela ne provient pas d’abord d’un accroissement de l’« aura », ni d’une quelconque « atemporalité », acquis par ces images au fil des années, parce que c’est quasiment la règle pour la photographie documentaire (d’où la mode actuelle du documentaire)… C’est peut-être pour une raison du même ordre que les gens tiennent tant à voir mes terrains de jeu déserts. Le vide rassure. Je suppose qu’il y a des « histoires » plus précises, par exemple dans les films et photos d’enfants des rues de Helen Levitt, mais, du même coup, ses images peuvent paraître plus démodées. Quant au Children’s Pavilion, je persiste à ne pas l’aimer. Ce projet de Dan Graham et Jeff Wall est vraiment monstrueux. On n’est pas loin de L’aube de la mort. Je crois que leur discours ronflant (universalisme, etc.) ne mène nulle part, et reste prisonnier de la perversion et l’usurpation caractéristiques de l’université. Autant mettre Las Meninas au Panthéon. Je suis un peu démuni sur la question de l’héritage, je devrais essayer d’avoir un peu plus de conscience de classe… J’aimerais arriver à dire que je n’aime pas beaucoup la posture critique en art. Malheureusement, il semble que ce soit encore un peu difficile de faire ces clarifications sans manier le paradoxe, même si la matrice de ces clarifications devrait être (et elle est, d’une certaine manière) un lieu commun aujourd’hui. Je comprends bien votre question sur le modernisme, mais j’ai aussi l’impression qu’il n’y a pas grand chose de neuf à ajouter à son propos. La dramaturgie question/réponse elle-même est parvenue à un statut classique et auto-réalisateur. Mettre des guillemets autour, c’est une réponse. Tant mieux si l’on s’en contente. Proposition vraie : L’importance d’être moderne est surestimée. Proposition non moins vraie : L’importance d’être moderne est sous-estimée.

Traduit de l’anglais par Christophe Degoutin