Critique de la thèse de l’ouvrage de Jennifer Hyndman (Managing Displacement: Refugees and the Politics of Humanitarianism, Minneapolis: University of Minnesota Press, 2000, 253 p.) sur
l’aide humanitaire dans les camps de réfugiés au Kenya et en Somalie,
selon laquelle cette aide humanitaire est responsable des inégalités des
rapports de pouvoir entre humanitaires et réfugiés et de la violence
contre les femmes. Se refusant à tout attribuer à la violence
structurelle du colonialisme de la compassion, il interroge le refus
tacite de critiquer les pratiques sociales violentes des cultures
post-coloniales ou non occidentales, tout particulièrement quand il
s’agit de la violence sexuelle à l’encontre des femmes et de l’extrême
misogynie de certaines pratiques culturelles locales.Managing Displacement est le résultat d’une tentative ambitieuse visant à analyser une expérience de terrain dans les camps de réfugiés en Somalie et au Kenya sous l’angle des rapports entre les sexes et de l’inégalité des rapports de pouvoir (entre les ONG et les réfugiés), et à montrer la pertinence de ces facteurs dans la problématique du déplacement des populations. Cette approche nouvelle, dans laquelle l’auteur tente en particulier de mettre au jour bon nombre de postulats auxquels adhèrent les ONG, intéressera certainement tant les théoriciens que les praticiens de l’action humanitaire. L’auteur soutient que le HCR et les ONG, du fait qu’elles souscrivent à un mythe naïf basé sur la notion d'” unité au cœur de la diversité ” (c.-à-d. que malgré nos nombreuses différences, nous partageons une même humanité), ne voient pas les rapports hiérarchiques de domination et d’oppression qui sont endémiques dans les camps de réfugiés. Hyndman s’en prend tant à la violence structurelle du ” colonialisme de la compassion ” (l’expression qu’elle emploie pour désigner l’aide d’urgence occidentale) qu’à la violence physique qu’infligent aux femmes réfugiées des hommes de leur propre culture ou du pays d’accueil. Pour l’auteur, le mythe occidental d’une ” humanité collective ” est le principal responsable de cet aveuglement institutionnel vis-à-vis des expressions structurelles et physiques du pouvoir et de l’oppression qui caractérisent la vie des réfugiés au Kenya et en Somalie. Tout comme la violence structurelle d’un système légal comme l’apartheid était responsable de la violence physique interraciale en Afrique du Sud, Hyndman voit dans la structure organisationnelle des camps de réfugiés comme celui de Dadaab la cause profonde du taux élevé de violence physique entre réfugiés.
Imprégnée des courants contemporains du féminisme et du post-structuralisme, Hyndman reste toutefois simple dans son discours et évite soigneusement le jargon académique à la mode. Le fait est rare et mérite d’être souligné. Toutefois, son analyse de ce qui constitue indéniablement un problème fondamental, à savoir la notion de “contrôle” qui prédomine actuellement dans la manière d’aborder la question des réfugiés et du déplacement de populations, est fondée sur une contradiction interne plus fondamentale. Cette contradiction interne se présente comme suit : on a, d’une part, un engagement pour la justice et le bien-être à l’échelle planétaire, et, de l’autre, un refus tacite de critiquer les pratiques sociales violentes des cultures post-coloniales ou non occidentales. Trop soucieux d’éviter à tout prix de ” tirer sur l’ambulance “, c.-à-d. de critiquer les peuples qui ont souffert de l’impérialisme occidental- bon nombre de théoriciens et d’activistes de gauche limitent souvent leur critique de la violence et de l’oppression à des formes de domination spécifiquement occidentales. J’évoque plus loin cette réticence à critiquer la victime.
Comme c’est le cas de bon nombre d’études similaires, le néo-colonialisme de l’action humanitaire contemporaine est la cible privilégiée des critiques de l’auteur. Cela fait partie du dessein général du livre qui consiste à ” théoriser la différence ” (ou l’altérité), un passage obligé pour de nombreux universitaires anglophones et francophones cherchant à se faire une place et une réputation dans la gauche culturelle. Mais ce genre d’exercice est beaucoup plus aisé lorsque le contact physique avec les ” culturellement autres ” est minimal ou purement imaginaire. L’intérêt et l’originalité de l’étude de Hyndman résident dans le fait qu’elle est enracinée dans toutes les complications et toute la confusion d’une crise bien réelle et persistante, celle des réfugiés, et qu’elle est par conséquent à mille lieues d’un exercice purement théorique. En général, la manière dont elle explique comment le concept d'” homme universel “, sans race ni sexe, -celui-là même qui inspire les Nations unies, les droits de l’homme et l’action humanitaire- se heurte à ses limites, est réellement éclairante. L’importance prédominante des contextes locaux, qu’ils soient culturels ou politiques, par rapport au mythe occidental d'” humanité universelle “, est soutenue par des observations de terrain et par l’expérience professionnelle que l’auteur a acquise en travaillant avec le HCR dans la région. Comme l’explique Hyndman :
La Grande Famille des Nations unies est basée sur l’idée selon laquelle les différences nationales et culturelles sont une simple question de diversité et qu’elles peuvent être tolérées et gérées puisque ” nous sommes tous des êtres humains “-un seul et même ” genre humain “. Cet humanisme onusien est intenable. Rien ne va plus lorsque le discours sur l’égalité se heurte à des conceptions distinctes, tant géographiquement que socialement, du ” nous ” et du ” eux “, conceptions générées par des pratiques administratives dans les camps et ailleurs. Il est crucial à cet égard d’identifier et de reconnaître l’inégalité des rapports de force ainsi que les différences sur lesquelles elle se fonde (pp. 187-88)
Ce n’est que lorsqu’on arrive à l’analyse de la violence sexuelle à l’encontre des femmes somaliennes dans les camps au Kenya que l’on ressent distinctement, comme je l’ai évoqué plus haut, cette réticence de la gauche à ” condamner la victime “. Dans son raisonnement, Hyndman laisse penser en effet que si l’aide aux réfugiés était optimale, l’injustice et la violence entre réfugiés cesseraient. La violence et l’oppression dans les camps de réfugiés seraient dans une large mesure la conséquence du ” colonialisme de la compassion ” de l’Occident, des tactiques de contrôle des populations du HCR, etc. Sa critique rappelle le dicton africain : ” la main qui reçoit est toujours en dessous de la main qui donne “. L’auteur décrit en détail le traumatisme vécu par de nombreuses femmes réfugiées, mais attribue leur terreur au néo-colonialisme des tentatives occidentales d'” ordonner le désordre ” : les ” méthodes de surveillance ” draconiennes du HCR, et les ONG avec leurs innombrables ” sitreps ” et autres comptages. Pourquoi donc le sentimentalisme de gauche empêche-t-il des observateurs par ailleurs consciencieux d’envisager que l’extrême misogynie de certaines pratiques culturelles locales, avec leur conception ” moi Tarzan, toi Jane ” de la masculinité, puisse être, ne fût-ce que partiellement, responsable des viols et d’autres atrocités que les femmes réfugiées doivent subir de façon répétée ? Et que dire de la forte stigmatisation qui pèse sur les victimes de viol ? Est-ce aussi la faute du HCR ? Après tout, la misogynie n’est pas l’apanage des groupes de ” shiftas ” autour de Dadaab.
L’idée selon laquelle des idéaux occidentaux seraient responsables à la fois de l’inégalité des rapports de pouvoir entre les réfugiés et le personnel humanitaire et de la violence dirigée contre les femmes dans les camps, constitue une thèse provocante qui ne doit pas être prise à la légère. Cependant, la tentative de Hyndman de destituer l’eurocentrisme de l'” homme universel ” en accusant des organisations occidentales d’être responsables de la violence et de l’oppression chez les réfugiés ne fait que remplacer un eurocentrisme par un autre. La contradiction entre le fait de se sentir solidaire des populations en danger et celui de les exonérer de toute culpabilité parce que ce sont des victimes ne constitue pas seulement une caricature, mais également un réel problème dont les acteurs de la cause humanitaire et les théoriciens devraient être davantage conscients. Si les ONG humanitaires et les organes des Nations unies veulent échapper au cercle vicieux de l’aide humanitaire ” de fortune “, il faut s’attaquer au projet plus délicat qui consiste à restaurer l’autonomie des populations par le biais d’échanges critiques interculturels, quel que soit le risque de verser dans le franc plaidoyer politique ou de tomber dans les pièges du colonialisme. S’il est vrai que les camps de réfugiés sont fondamentalement une espèce d’apartheid, tant dans l’esprit que dans la forme, n’est-il pas par ailleurs plausible que certaines pratiques et croyances culturelles locales soient partiellement responsables de la misogynie ultra-violente qui a donné à des lieux comme Dadaab une aussi mauvaise réputation ? Ceci étant dit, je reconnais la complexité inextricable d’un tel projet.
Médecins Sans Frontières répond dans une certaine mesure à ce type de critiques via son action informelle de témoignage. Une partie de cette action consiste à faire pression sur les autorités locales afin qu’elles prennent leurs responsabilités face aux populations en danger. Quand cela marche, c’est une manière de restaurer l’autonomie et la prise en charge, ce qui est un objectif absolument crucial de l’action humanitaire, dans la mesure où il répond à la question : ” Qui est en fin de compte responsable de cette injustice ? “. Comme l’ont montré maintes fois les échecs de l’action humanitaire résolument neutre, sans un souci de justice, l’objectif à plus long terme, qui est d’établir des rapports de force égalitaires entre le Nord et le Sud, restera un mirage. La véritable justice est basée sur l’idée fondamentale selon laquelle tous les hommes sont égaux devant la loi, et que la justice ne peut s’accommoder de préjugés de quelque nature que ce soit. Si nous choisissons d’accepter le fait que la violence et l’oppression systématiques dans des camps tels que celui de Dadaab sont entièrement d’origine occidentale -et elles le sont peut-être-, n’oublions pas qu’en faisant cela, nous dégageons les acteurs locaux et la culture locale de toute responsabilité. Il s’agit là d’une conception plutôt douteuse de la justice, vu que d’emblée, elle ne considère pas les membres des populations locales comme des individus égaux et responsables. Attribuer à la culture occidentale et à l’illusion de ” l’homme universel ” la responsabilité d’actes injustes commis par des populations victimes contre elles-mêmes n’est pas seulement une conception biaisée et idéologique, c’est aussi une vision paternaliste, vu qu’elle traite les réfugiés comme des enfants irresponsables. La position de Hyndman génère ainsi ses propres affinités avec le colonialisme.
Au fil de ses réflexions, Hyndman soulève des questions importantes à propos de l’aspect colonial de la mondialisation : qui dirige ce processus ? Et qui a accès aux commandes ? Les réfugiés somaliens ont-ils leur mot à dire dans le contexte spécifique de la mondialisation, ou même sur la manière dont l’Occident conçoit son action humanitaire ? Peut-on s’attendre à ce que la mondialisation ou l’action humanitaire érode l’inégalité des rapports de force entre le Nord et le Sud ? Je crains que ce ne soit pas le cas. Hyndman illustre cette triste réalité à la lueur de l’action de l’ONU et des ONG, en montrant que les rapports de pouvoir actuels (” la main qui reçoit par-dessous la main qui donne “) dans les camps de réfugiés kenyans et somaliens ne contribuent pas aux idéaux humanistes de la charte des Nations unies : liberté, fraternité et égalité. Au lieu de cela, ces rapports perpétuent l’inégalité et continueront à le faire à mesure qu’avance la mondialisation.
L’étude de Hyndman n’est pas un plaidoyer pour l’isolationnisme, un travers dans lequel finissent par tomber de nombreux théoriciens de gauche au nom de la défense pseudo-radicale de la différence culturelle. Elle reconnaît au contraire qu’on ne peut en fin de compte distinguer un isolationnisme ” éclairé ” s’appuyant sur la différence culturelle de la complicité politique-ne pas critiquer Laurent Kabila dans le souci de respecter son droit à l’autonomie culturelle revient à soutenir sa dictature. Ou, comme le dit l’auteur : ” un engagement imparfait vaut mieux qu’une absence totale d’engagement justifiée par une peur paralysante. ”