Ce texte est inclus dans le “Post-scriptum” d’Ouvriers et Capital, dont il constitue la cinquième partie.
La première édition d’Operai e capitale a été publiée en 1966 aux éditions Einaudi. Le “Post-scriptum” est inclus dans l’ouvrage depuis la deuxième édition, publiée en 1971
La traduction française, réalisée par Yann Moulier, avec la collaboration de G. Bezza, a été publiée en 1977 chez Christian Bourgois.
Au fond il n’y a eu de grande initiative du capital qu’une seule fois, et ce n’est pas un hasard si elle a eu lieu après la plus grave crise de son système et au milieu des luttes ouvrières les plus avancées de son histoire. En fait il est sans doute excessif d’affirmer – comme le fit plus tard Rexford G. Tugwell – que l’alternative se situait le 4 mars 33 entre une révolution prévue, préparée, “ un abandon pacifique et rapide des méthodes du passé ” (18) et une révolution violente contre les structures capitalistes. On serait sans doute plus près de la vérité en disant qu’il n’y avait qu’une seule voie ouverte, un seul itinéraire obligatoire, et tout à fait original, qui, en comparaison des misérables événements institutionnels de la société contemporaine, acquiert à coup sûr aujourd’hui bel et bien l’aspect d’une “ révolution capitaliste ” : révolution non pas contre les structures du capital, mais de ces structures sur l’initiative politique qui les dote à partir d’en haut d’une nouvelle stratégie ou qui a essayé de le faire. H. G. Welles écrit de Roosevelt: “ Il est toujours révolutionnaire, sans jamais aller jusqu’à provoquer une crise révolutionnaire violente (19)… ” Et C. G. Jung le définit simplement comme “ une force ” (20). “ L ‘heureux combattant ” dans son itinéraire de Hyde Park sur l’Hudson à la Maison-Blanche de Washington – comme l’a raconté Arthur M. Schlessinger – imposait aux autres son propre champ de bataille. Que l’intérêt du capital le plus moderne passât à un moment donné par Roosevelt, cela se passe de démonstration. Que la politique opère chez lui la médiation entre des poussées contradictoires qui s’exercaient à l’intérieur de sa propre classe – à mi-chemin entre les new dealers enragés et les new dealers modérés – c’est une chose attestée par toute l’historiographie qui concerne la question. Que cette révolution du capital décrive un arc qui part de 33, monte jusqu’à la fin 38, pour amorcer après sa redescente, c’est un fait qu’il faudrait approfondir ultérieurement en en dégageant les raisons ouvrières tant américaines qu’européennes : le rapport entre les luttes de classe aux États-Unis et le néo-nationalisme économique marqué par le progressisme, la transformation de l’isolationnisme historique des luttes ouvrières américaines en national self-sufficiency keynésienne appliquée lors du premier New Deal, c’est là un sujet qui mérite à lui seul un examen critique. Et plus généralement, que la forme révolutionnaire de l’histoire capitaliste possède ici un contenu ouvrier, mieux, qu’elle n’ait acquis une telle forme qu’en vertu même de ce contenu; que les ouvriers aient réussi par leurs luttes à dresser le capital contre les capitalistes, l’État formellement au service de tous, contre l’intérêt réel d’un petit nombre, que la conquête par les ouvriers d’un terrain d’organisation propre ait donc eu pour conséquence de soustraire à l’adversaire de classe des morceaux de son propre terrain organisationnel, tous ces problèmes sont à prendre en charge dans une recherche qui part de l’histoire, qui passe par la théorie pour en arriver à la politique. Il est un fait que l’adoption d’une politique nationale en matière de travail se produit tardivement au sein du New Deal. Durant les fameux Cent Jours entre l’Emergency Banking Act, l’Agricultural Adjustement Act et la Tennessee Valley Authority Act, on parlera peu de l’industrie et des ouvriers. Le paragraphe 7 fut certes l’étincelle, mais il a fallu les grandes luttes de 33 et 34, Minneapolis et San Francisco, Toledo et la Compagny Town de Kohler, la Georgie des ouvriers du textile, l’affrontement armé de Rhode Island pour que jaillisse en 35 la flamme des premières lois sur le travail adoptées par le capital qui ne placent plus les ouvriers dans la position juridique de classe subalterne. La loi fut déclarée “ injuste ” car elle imposait des obligations aux donneurs de travail, et pas aux travailleurs. Réponse du Sénateur Wagner : “ Personne ne jugerait injuste une loi sur la circulation qui réglementerait la vitesse des automobiles sans réglementer celle des piétons (21). ” Tels étaient Roosevelt et les hommes du New Deal qui avaient compris, qui clairement, qui moins clairement, qu’une société, économiquement en avance, ne peut pas être politiquement arriérée. Si c’est le cas, c’ est la crise à la limite, le blocage des mécanismes de fonctionnement du système, la situation révolutionnaire non capitaliste en tant que telle. William E. Leuchtenburg l’a écrit: “ Les hommes du New Deal étaient persuadés que la dépression n’était pas le résultat d’un simple effondrement économique, mais de la faillite d’un système politique; ils partirent donc à la recherche de nouveaux instruments politiques (22). ” Et plus loin: “ Les réformateurs des années 30 abandonnèrent le vieil espoir émersonien de réformer l’homme pour se borner à la transformation des institutions. ” Dans cette mesure, l’expérience rooseveltienne fut “ révolutionnaire ”, au sens bourgeois traditionnel d’une adaptation de l’appareil d’État aux besoins du développement de la société, d’un “ aggiornamento ” institutionnel face à la croissance économique. Avec une différence importante : la présence dominante de l’idéologie comme noyau même de la praxis politique disparaît. Les new dealers se préoccupaient de promouvoir le pouvoir d’achat en en faisant le ressort du développement; ils appelaient les programmes d’assistance des mesures de conservation de la force de travail; ils parlaient de travail aux chômeurs, de marché aux agriculteurs, de commerce international aux industriels, de finances nationales aux banquiers. C’était au tour des conservateurs de recourir à l’arme de l’indignation morale contre les injustices qui s’ajoutaient ainsi aux injustices. On ne confondra pas ce que Roosevelt appelait un “ pragmatisme courageux et tenace ” avec la tradition progressiste américaine jeffersonienne, jacksonienne, reprise par Theodore Roosevelt et Wilson. Il y a là un saut politique, un passage à un pragmatisme qui touche au cynisme délibéré, un effort anti-idéologique, une charge agressive d’anti-humanitarisme, derrière lesquels on entrevoit et reconnaît la main ouvrière qui meut indirectement les fils du discours. Thurman Arnold était responsable du programme antitrust: il dirigea à juste titre sa polémique contre le progressisme de toutes les lois qui prirent pour cible, à partir du Sherman Act et cela revêtit la “ forme d’une religion nationale ”, comme l’a défini Andrew Shonfield, l’“ illégalité ” des organisations industrielles au lieu de se proposer d’atteindre des objectifs économiques. Le Folklore du capitalisme c’était justement la lutte purement idéologique contre le pouvoir de l’empire industriel. “ Se borner à prêcher contre lui, n’avait pour autre résultat qu’un contre-prêche… Les réformistes étaient prisonniers de ces mêmes croyances où les institutions qu’ils tentaient de réformer puisaient leur appui. Obsédés par un comportement moral envers la société, ils pensaient en termes utopiques. Ils s’intéressaient aux “ systèmes ” de gouvernement: la philosophie leur importait plus que la politique quotidienne; leurs succès finirent par se limiter à la philosophie au lieu de concerner la politique (23). ” R. Hofstadter a écrit: “ Ces hommes respectables, animés d’idéaux humanitaires, avaient commis l’erreur typique, aux yeux d’Arnold, d’ignorer que ce n’est pas la logique qui gouverne une société organisée, mais son organisation (24). ” Les luttes ouvrières qui se produisaient au sein du New Deal avaient contraint le capitalisme à abattre ses cartes. Après que la crise l’eut poussé à se moderniser au niveau politique, la lutte ouvrière l’avait rivé à se montrer dans sa vérité de classe y compris vis-à-vis de l’extérieur. Ce n’est pas un mince résultat si l’on veut arriver à frapper son véritable adversaire et non sa contre-figure idéologique. Thurman Arnold écrit encore, dans les Symbols of Government, cette fois-ci : “ Les dirigeants de l’appareil industriel ignorant les principes juridiques, humanitaires et économiques, furent les propres artisans de leurs erreurs; leur action fut opportuniste; ils se livrèrent à leurs expériences sur le matériel humain sans égard envers la justice sociale. Cela ne les empêcha pas d’amener le niveau des capacités de production à des sommets qui passaient même les rêves de leurs pères (25). ” La grande initiative capitaliste a été une victoire ouvrière rien que parce qu’elle nous permet de projeter une lumière crue sur l’ennemi arrivé au plus haut de son résultat historique. Après quoi, le condamner est inutile ; ce qui compte pour nous c’est de l’utiliser.
Le président Roosevelt a magnifiquement raison: c’est le titre d’un article de Keynes dans le Daily Mail en été 33. La foudre était tombée de l’Amérique: pas de stabilisation de la valeur en or du dollar. Et Keynes commentait: “ Cela faisait longtemps qu’un homme d’État n’avait pas balayé les toiles d’araignée avec une audace comparable à celle qu’à montrée hier le président des États-Unis… II s’agit en substance d’un défi qui nous est lancé pour que nous décidions entre les vieux et funestes sentiers battus, ou l’exploration de routes nouvelles, nouvelles pour les hommes d’État et les banquiers, mais non pour la pensée (26)… ” Il faisait référence à lui-même. Sa longue lutte contre le gold standard, ce principe déchu appartenant aux concepts d’avant-guerre, ce “ reste bourbonien ” trouvait finalement une voix autorisée, disposée elle aussi à l’écouter. Le “ retour à la parité or ” en Angleterre avait été l’éclaireur qui lui avait permis de comprendre à l’avance et de prophétiser deux grandes mésaventures pour le capital: 26 en Angleterre et 29 dans le monde. La décision de réévaluer de 10 % le taux de change de la livre sterling équivalait à “ réduire de deux shillings par sterling ” le salaire ouvrier. Les Conséquences économiques de Winston Churchill seront cette grève politique qui, partie des mineurs, se répandra dans la classe ouvrière à peine un an après les prophéties keynésiennes. “ On ne saurait s’attendre à ce que les classes laborieuses comprennent ce qui est en train d’arriver mieux que ne le comprend le conseil des ministres. Ceux qui subissent en premier l’attaque qui est portée à leur salaire, doivent accepter une réduction de leur niveau de vie personnel puisque le coût de la vie ne diminuera pas, sauf lorsque toutes les autres catégories auront été touchées également; et ils ont donc raison de se défendre… Si bien que les travailleurs ne peuvent rien faire d’autre que résister le plus longtemps possible; et ce sera la guerre ouverte jusqu’à ce que les plus faibles économiquement, s’écroulent sur le sol (27). ” L’autre prophétie, bien plus terrifiante, ne mettra que quelques années à se vérifier. “ Le gold standard qui ne repose que sur le hasard, dans sa confiance dans des “ réajustements automatiques ” et dans son indifférence générale à l’égard de ses implications particulières de caractère social, est l’emblème majeur, l’idole de ceux qui sont aux postes de commande. A mon avis, ils font preuve d’une folle témérité dans leur cynisme, dans leur optimisme vague, dans leur espoir confiant qu’il ne peut rien arriver de vraiment grave. Neuf fois sur dix il ne se produit rien de grave. Mais s’ils continuent à appliquer les principes d’une politique économique élaborée à partir des hypothèses du laissez-faire et de la libre concurrence dqns une société qui est en train de se libérer rapidement de ces hypothèses, ils courent le risque de voir se vérifier le dixième cas (28). ” Ce sont des paroles qui datent de 1925; l’application des vieux principes se poursuivit et le dixième cas se vérifia; ça ne semblait être qu’une grande dépression, et ce fut une grande crise. “ Personne ne nous a trompés; nous sommes cependant tombés dans un énorme piège. pour avoir commis une erreur dans le contrôle d’un mécanisme délicat dont nous ne comprenons pas le fonctionnement (29). ” Face au péril, la science supérieure du capital fait preuve d’autant de courage que la grande initiative politique qui prit corps sur la terre américaine. Keynes est aux États-Uunis en juin 31 ; il y retourne en juin 34. Entre-temps le New York Times publie le 31 décembre 33 sa lettre ouverte au président Roosevelt. Le président y apparaît comme le dépositaire, le fiduciaire d’une “ expérience calculée dans le cadre du système social existant (30). ” S’il ne réussit pas, il en résultera un blocage du progrès national, et il n’y aura plus aux prises que l’orthodoxie d’un côté, et la révolution de l’autre. “ Mais s’il réussit, des méthodes nouvelles et plus hardies seront expérimentées partout, et nous pourrons écrire le premier chapitre d’une nouvelle ère économique (31). ” Les deux hommes se verront en chair et en os. Keynes nous décrira minutieusement la forme des mains du président. Et Roosevelt écrira à Felix Frankfurter : “ J’ai eu une longue conversation avec K. Il m’a plu énormément (32). ” L’un des deux a dû dire de l’autre, comme Napoléon de Goethe: Voilà un homme! Harrod nous dit que, pour ce qui est de l’influence directe de la théorie de Keynes sur l’action de Roosevelt, les sources se contredisent. “ On a supposé que Keynes lui avait insufflé le courage d’entreprendre des opérations sur une grande échelle. Et il est vrai que Keynes n’aurait pas manqué d’abonder dans ce sens; mais on peut penser que le président aurait été poussé par son instinct dans la même direction (33). ” Il semble plus probable que l’influence de Keynes, sur la tournure que prirent les événements en Amérique, ait emprunté un canal légèrement différent, “ non pas à travers Roosevelt, mais à travers les hommes avisés qui avaient ouvert leurs oreilles dans l’antichambre (34) ”. De toute façon, ce n’est pas là l’enjeu du débat. Que Keynes soit arrivé en Amérique par un canal ou par un autre, cela ne fait aucun doute. Ce qu’il faut soutenir, c’est l’autre thèse: à savoir que c’est l’Amérique, la situation politique de l’économie américaine, la lutte de classe aux États-Unis qui ont pesé sur la formation du noyau central de la pensée keynésienne, beaucoup plus qu’on ne l’admet généralement aujourd’hui, beaucoup plus que ne veulent bien le reconnaître explicitement ceux qui voient un danger scientifique à admettre une telle perspective. Paul A. Samuelson écrit justement à propos de Keynes: “ La science, tout comme le capital, s’accroît par apports successifs, et l’offrande qu’apporte sur ses autels chaque homme de science, la fleurit éternellement. ” Éternellement et partout. La science, tout comme le capital n’a pas de frontières. Nous connaissons toujours la cervelle matrice qui engendre la découverte, mais la véritable paternité de la conception reste obscure et mystérieuse à celui-là même qui porte en lui la créature nouvelle. Si les semences sont aussi nombreuses, c’est que la trame des faits historiques est complexe. Lord Keynes, ce “ produit de Cambridge de la tête aux pieds ”, comme l’a dit E.A.G. Robinson, et comme cela paraît évident à tout le monde, est en réalité un économiste américain. On s’est demandé s’il y aurait eu une General Theory sans Keynes. Et l’on a répondu non, en s’en tirant à bon compte. Là n’était pas la question. La préface de l’édition originale de la Théorie Générale porte la date du 13 décembre 1935. Année fabuleuse, puisqu’elle avait déjà donné le Wagner Act et le CIO.
C’est durant la décennie précédente que les éléments de la “ révolution keynésienne ” mûrissent et éclatent. En 24, son intervention, publiée dans la Nation, à propos du débat ouvert par Lloyd George sur un programme de travaux publics pour remédier au chômage, ouvrait déjà la voie à une nouvelle conception de la politique économique. Avec La Fin du laissez-faire publié deux ans plus tard, il met au point les futurs concepts fondamentaux, même si cela en reste encore au stade de brillantes intuitions. “ Nous avons besoin d’un nouvel ordre d’idées qui soit le fruit naturel d’une révision honnête de nos sentiments les plus profonds à l’égard de la réalité extérieure (35). ” Pour agir, “ l’Europe manque de moyens, l’Amérique de volonté de faire un mouvement (36) ”. Depuis les articles sur l’industrie cotonnière du Lancashire de la fin de 1926, en passant par l’opuscule Can Lloyd George Do It ? au printemps 29, pour arriver enfin à The Means of Prosperity en 33, il s’agit en permanence d’une réflexion à haute voix qui surveille tout signe de changement chez les autres. Ce n’est qu’à partir du moment où, à l’horizon américain, la volonté de bouger apparaît acquise, qu’on assiste au déclenchement du mécanisme d’exposition programmatique de la théorie, que la science se met à débiter en ordre ses découvertes, que tout le système conceptuel anticlassique de l’économie vient à être fixé matériellement dans une écriture, et objectivé en un texte classique à son tour. La question sérieuse est de savoir si l’on aurait pu avoir une General Theory sans la grande initiative capitaliste, et tout ce qui se trouvait derrière elle : la crise, les luttes et l’Amérique pays de la crise et des luttes. “ La batterie ne marche pas – disait Keynes – comment ferons-nous pour redémarrer ? ” Aurait-on pu avoir une nouvelle théorie de la politique économique sans les premiers mouvements pratiques du capital le plus moderne sur le terrain ouvrier le plus avancé ? Qui vient d’abord : Roosevelt ou Keynes ? y aurait-il pu y avoir un succès aussi rapide de ces idées nouvelles, sans la leçon destructrice des événements qui avait fait place nette des dogmes de la théorie classique les plus durs à mourir. “ La difficulté ne tient pas aux idées nouvelles, elle est de se débarrasser des vieilles idées. ” Avec le Treatise on Money, oui, on avait le produit d’un expert raffiné des problèmes monétaires et du dernier des économistes cambridgiens comme Malthus avait été le “ premier ”; et comme on voit dans les Principles de Marshall, l’Angleterre victorienne se pavaner avec sa science. Mais derrière la Théorie Générale l’horizon s’élargit : la grande science anglaise du passé ne pouvait plus la produire, car elle se produisait précisément contre elle; quant à l’ambition quelconque de produire une autre science, la petite histoire de l’Angleterre n’était plus alors dans la course; nous sommes donc au-delà d’un fruit isolé, et au milieu d’un océan d’influences à très longues distances. D’un produit de la situation mondiale du capital, pourrait-on dire, si ce n’était là une formule générale pour dire spécifiquement: un produit de la situation de classes dans les États-Unis des années 30. C’est seulement de la sorte qu’on obtient une recomposition du rapport luttes/science, au stade supérieur de son développement. Il n’est pas nécessaire d’aller chercher banalement chez Keynes la question ouvrière posée en termes explicites. II a écrit dans How to Pay for the War ? : “ Je n’ai jamais cherché à traiter directement le problème des salaires. Je pense qu’il est beaucoup plus opportun de traiter indirectement un tel problème. ” A l’époque marshallienne, la science supérieure du capital pouvait encore minauder sur les qualités méconnues des classes laborieuses. A ce stade, cela devenait impossible. Là nous en sommes au discours sur la chair et l’os, sur la pulpe et le noyau, ou, si nous voulons de toute façon traduire les expressions sincères de A Short View of Russia, au discours qui oppose le “ prolétaire grossier ” au bourgeois ou à l’intellectuel qui sont “ la qualité de la vie (37) ”. Il avait écrit un jour qu’il n’est pas d’état d’âme plus pénible que celui d’être continuellement dans le doute. Mais que savoir le conserver peut être signe de qualité politique. Il n’avait aucun doute sur la façon dont il se situait socialement, et il ne voulait pas paraître en avoir. Et pourtant contrairement à ce que l’on pense, c’était un grand politique, plus grand que beaucoup de ceux qui font professionnellement de la politique. Il pratiquait personnellement la devise qu’il adressait en 33 aux réformateurs qui se mettaient alors au travail: “ Quand un homme de doctrine passe à l’action, il faut pour ainsi dire qu’il oublie sa propre doctrine. ” Si Keynes, théoricien du New Deal avait dû assumer la direction politique de la “ révolution capitaliste ”, il aurait été le Lénine américain.
“ Le président Roosevelt veut que tu t’inscrives au syndicat ”, lisait-on sur les affiches du CIO au moment des premières grandes adhésions à l’unionisme industriel. On connaît les efforts personnels déployés par Roosevelt pour refaire l’unité syndicale après la scission historique de 1935. La “ grande initiative ” avait besoin d’un interlocuteur unique à niveau ouvrier pour manœuvrer à l’intérieur du capital. Mais avant cela, ce dont elle avait besoin c’était d’un nouvel interlocuteur. Sans New Deal il n’y aurait pas eu de CIO; ou alors avec un retard considérable. Tandis qu’il devenait urgent, pour le succès même de la nouvelle politique capitaliste, que l’organisation ouvrière mette à jour ses mécanismes pour pouvoir étendre son contrôle sur la nouvelle classe ouvrière des industries à production de masse croissante, et ce, au maximum, à des niveaux décisifs et extrêmement difficiles à atteindre. C’est néanmoins l’inverse qui se produit. Le succès immédiat et impressionnant du CIO ne peut s’expliquer que par l’atmosphère politique qui prévalait généralement dans le pays, la faiblesse des capitalistes individuels et l’insuffisance de la vieille organisation ouvrière. Les hommes nouveaux du syndicat le savaient, et c’est pour cette raison qu’ils se servaient du nom du président des Etats-Unis dans leurs campagnes de prise de carte. Le mot d’ordre: organisons les inorganisés, allait aussi bien au capital moderne qu’au nouveau syndicat. Il existe des moments d’affinités électives entre les deux protagonistes de classe de l’histoire moderne, où l’un comme l’autre, et chacun dans son camp, se retrouvent en état de division interne, et doivent résoudre au même moment des problèmes de comportements stratégiques et de restructuration de leurs organisations. Alors on voit la partie la plus avancée du capital tendre la main à la partie la plus avancée de la classe ouvrière et, à la différence de ce que l’on serait sectairement en droit d’attendre, la classe ouvrière ne repousse pas le baiser, ne refuse pas l’immonde union, mais au contraire l’exploite allégrement pour gagner quelque chose. Ce sont donc des moments où il y a coïncidence des intérêts des deux classes opposées, non plus pourtant au sens traditionnel de l’intérêt politique formel du temps où tout le monde se battait pour la conquête de la démocratie. L’intérêt revêt désormais dans son contenu même une épaisseur matérielle: on ne rappelle plus aux autres ses propres droits, mais leurs devoirs. Quand John L. Lewis parlait du travail qui prétend et exige avoir son mot à dire dans la détermination de la politique en matière d’industrie, il voulait dire que celui-ci “ veut siéger là où l’on prend les décisions qui influent sur la quantité de nourriture que la famille de l’ouvrier pourra manger, sur le temps que ses enfants pourront passer à l’école, sur la qualité et la quantité de vêtements qu’ils porteront et sur les rares divertissements qu’ils pourront s’offrir (38) ”. Il haussait le ton: 30 millions d’ouvriers veulent la fondation pour de bon d’une démocratie du travail mais ils réclament aussi de “ participer à ses fruits concrets ”. Aussi sur ces mots, la masse des ouvriers non qualifiés, les immigrés, les Noirs, les femmes affluaient dans le nouvel industrial unionism. Pelling écrivait qu’“ en 1935 l’AFL ne ressemblait pas à grand-chose de plus qu’une association de pompes funèbres, un groupe de sociétés de secours mutuel pour artisans, dirigé par des vieillards dont la seule préoccupation était d’entretenir des bons rapports avec les donneurs de travail (39) ” : bref la photographie classique de toute vieille organisation. Voici à l’opposé le portrait, typique lui aussi, de toute organisation nouvelle à ses débuts. Schlesinger écrit: “ A la suite des campagnes du CIO, une ferveur quasi évangélique commença à gagner de larges secteurs américains du travail. Le réveil de 36 avait par bien des traits l’aspect d’une renaissance. Les organisateurs travaillaient sans trêve et surmontaient les dangers imprévus tels des missionnaires; les travailleurs se bousculaient dans les salles de réunion pour entendre le nouvel évangile; l’esprit de corps qui unissait les travailleurs faisait surgir de nouvelles sections locales; ce fut un hymne général entonné en chœur (40) ”. Aux accents de Mammy’s Little Baby Loves a Union Shop, la force du CIO comptait à la fin de 37, 3 700 000 membres contre 3 400 000 dans l’AFL : 600 000 mineurs, 400 000 ouvriers de l’industrie automobile, 375 000 ouvriers de la sidérurgie, 100 000 ouvriers agricoles et des industries de conserve, 300 000 du textile, 250 000 de l’habillement; une organisation pour chaque industrie du sommet à la base sans distinction de qualification ou de catégorie. Telle était la charge politique objectivement contenue dans ces moyens organisationnels sous leur forme syndicale. Quand Hillmann dira ainsi que Dubinsky, un “ socialiste à la mode américaine ” : our programm was not a programm for labour alone, il ne conférera pas, à l’opération que représenta cette nouvelle organisation, sa portée politique exacte. Quand Lewis se servit de la direction du CIO pour former l’American Labor Party à New York et une Labor’s Non Partisan League pour appuyer électoralement Roosevelt, ce ne fut pas là non plus le véritable débouché politique qui pouvait naître de façon rigoureusement cohérente du niveau des luttes américaines. En revanche lorsque le Steel Workers Organizing Committee s’est vu reconnaître comme seul interlocuteur pour les conventions collectives de toutes les sociétés contrôlées par l’US Steel Corporation ; quand le sitdown strike fit plier les géants de l’automobile à l’exception de Ford; quand les nouvelles figures de l’ouvrier-masse, de l’ouvrier non qualifié, de l’ouvrier non travailleur, prennent possession du dernier-né des terrains d’organisation, se rassemblant ainsi derrière une alternative par rapport au restant de la société; c’est alors, et alors seulement qu’on peut affirmer que la recomposition de l’intérêt ouvrier avait trouvé son expression politique. En ce sens l’histoire du CIO, comme expérience d’organisation politique des ouvriers américains, est riche d’enseignement, même si elle est ambiguë dans son contenu et de brève durée. Lorsqu’en 38 le Committee for Industrial Organization change son nom en celui de Congress of Industrial Organization, les temps héroïques, la période offensive, l’époque de la rupture radicale, tout cela c’est déjà du passé. Ce n’est pas un hasard si la même année, après le Fair Labor Standards Act, le New Deal perd de son punch, abandonnant le train de galop qui avait été celui de ses débuts, et s’est pratiquement acquitté de sa fonction historique. Le caractère ambigu d’une solution politique, qui ne va pas au-delà de propositions syndicales, n’est pas seulement le propre du CIO, mais celui même du terrain américain sur lequel se présente l’organisation ouvrière. Si nous nous mettons à rechercher le parti, nous ne trouverons que des “ groupes ” d’intellectuels qui cultivaient leur propre jardin pendant ce temps-là. Mais si nous jetons les yeux sur le résultat, nous voyons que jamais aucun parti de la classe ouvrière n’a été capable d’obtenir autant que ce qu’a obtenu le nouveau syndicalisme industriel au sein du New Deal. Les ouvriers américains vivent encore des rentes de ces conquêtes historiques. Il y a une chose qui scandalise le clergé de la révolution: la classe ouvrière la mieux payée du monde l’aemportéune fois, et elle s’est offert le luxe de se payer un peu de bon temps grâce aux fruits de sa victoire. On peut alors soutenir que le premier CIO constitue en matière d’organisation politique des ouvriers l’expérience la plus avancée qui ait été possible sur le terrain américain. Ce n’était pas une tâche facile que de réussir là où avaient échoué les Knights of Labor et Eugène V. Debs, l’ American Railway Union et les I.W.W., De Leon et les communistes. C’est le premier industrial unionism réussi qui ait su imposer un niveau d’organisation convenant parfaitement, pour un temps, à une classe en lutte dans des conditions spécifiques. On juge une organisation non sur le résultat qu’elle laisse dans son développement historique à long terme, mais sur le rôle politique qu’elle a rempli au moment de sa naissance. Et le rapport luttes/organisation, dans la phase montante du New Deal, ne pouvait se poser qu’en termes politiques. Le nouveau syndicat était un phénomène de nature politique pour trois raisons: il surgissait sur le terrain de luttes ouvrières vraiment avancées; il répondait au besoin d’organiser de façon nouvelle une nouvelle classe ouvrière; il allait dans le même sens qu’une grande initiative du capital. Ne restons pas prisonniers des noms qu’on donne aux choses. Un parti peut bien s’appeler, dans ses statuts, “ l’organisation politique de la classe ouvrière ” et n’être en fait qu’une association de pompes funèbres, une société de secours mutuel, comme l’était l’AFL en 32. Un syndicat peut restreindre son programme à la stricte dimension de l’intérêt immédiat de l’ouvrier, remplir à un moment donné, précisément pour cette raison, le rôle d’un parti, et il peut lui revenir la tâche politique d’affronter le système. Il n’est aucun terrain sur lequel la classe ouvrière fasse preuve de plus d’indépendance et d’une plus grande absence de préjugés que sur celui de l’organisation. Elle sait qu’elle ne peut jamais vaincre toute seule, mais seulement lorsque le capital l’y aide; elle sait qu’elle doit coller à une couche spécifique d’ouvriers d’industrie à qui il reviendra de tenir à ce moment-là la corde des luttes; elle sait enfin que ces luttes doivent partir de la condition des ouvriers dans l’usine pour investir la distribution sociale de la richesse nationale. En ce sens, les traditions d’organisation des ouvriers américains sont les plus politiques du monde, car ce sont leurs luttes qui sont les plus chargées de la défaite économique presque totale de l’adversaire; ce sont celles qui se rapprochent le plus, non pas de la conquête du pouvoir pour construire dans le vide une autre société, mais de l’explosion salariale visant à faire du capital et du capitaliste des éléments subalternes à l’intérieur de cette même société. Adolph Strasser disait: “ Nous n’avons pas de plans pour le futur. Nous allons de l’avant au jour le jour. Nous nous battons seulement pour des objectifs immédiats ”. Samuel Gompers dira: “ Davantage et toujours davantage du produit de notre travail. ” Et John L. Lewis: “ Attendez que les travailleurs s’organisent. Attendez que les ouvriers se réunissent. Attendez un peu qu’ils réclament tout haut… les privilèges qui leur sont dus. ” Pour qui sait lire, il y a tout un cheminement de la première de ces phrases à la dernière. De l’International Cigar Maker’s Union à l’AFL jusqu’au CIO : le terrain d’organisation des ouvriers américains; et ne nous empressons pas, comme ça été le cas jusqu’à présent, de prononcer leur condamnation, mettons plutôt sur le tapis notre problème. Derrière ce choix d’une organisation particulière pourrait bien se cacher la réponse actuelle à l’éternelle question : qu’est-ce que c’est que la classe ouvrière en général
Les choses ainsi mises en place, c’est alors que l’approche marxiste du problème ouvrier, conforme à l’orthodoxie, s’avère gravement inadéquate. On s’aperçoit parfois subitement du caractère primitif de l’articulation de notre langage, de ces archaïsmes de langue qui obligent notre pensée à devoir s’exprimer de façon trop élémentaire pour pouvoir retenir la complexité du rapport social moderne. Derrière cela, et plus profondément, transparaît tout un appareil conceptuel qui n’a pas cheminé avec le temps, qui ne s’est ni rénové ni transformé au fur et à mesure de la croissance ininterrompue des niveaux de la lutte, qui ne s’est pas mis à jour comme une véritable théorie en se réglant sur les échéances de la politique, qui s’est arrêté à la description de la situation préhistorique de notre classe, alors même que l’on peut déclarer presque entièrement consommée son histoire elle-même. Mieux: lire aujourd’hui, Marx en main, les luttes de classe en Amérique, s’avère d’une telle difficulté que la chose paraît exclue. Il y aurait à faire un travail intéressant, un travail historique ou théorique nouveau: écrire un chapitre sur la fortune (ou sur l’infortune) américaine de Marx. Il s’est produit aux États-Unis le contraire de ce qui s’est passé chez nous. Là-bas, l’initiative politique du capital, sa science et l’organisation ouvrière d’autre part ont toujours eu une vue indirecte de Marx à travers les médiations de la lutte de classe.
Chez nous, nous avons toujours vu indirectement la lutte de classe à travers la médiation du marxisme. La situation américaine a été, elle, objectivement marxienne, la moitié du siècle au moins jusqu’au deuxième après-guerre. On pouvait y lire Marx dans les choses, c’est-à-dire dans les luttes, dans les ripostes provoquées par les problèmes que soulevaient les luttes. La démarche correcte ne consiste pas à aller chercher l’interprétation des luttes ouvrières américaines dans les livres de Marx, au contraire, c’est dans ces luttes qu’il est sans doute possible de découvrir l’interprétation la plus exacte des textes marxiens les plus avancés. On recommandera donc, à qui possède le goût ou le génie de la découverte critique, une lecture “ américaine ” du Capital et des Grundrisse. En Europe en revanche, Marx a dû faire subir, à la perspective stratégiquement avancée du capital, la médiation, nation par nation, de situations arriérées. Il a dû par conséquent recourir lui-même, chez nous, à des lectures idéologiques, à des applications tactiques qui liaient les points avancés du système à ses poches de retard. Voilà pourquoi il n’y a eu de développement fécond du marxisme que là où l’organisation ouvrière a su combler le vide de la pratique, de la politique qui est toujours le rapport entre ce qui va de l’avant de son propre chef et ce qui ne suit qu’en y étant contraint. Marx et le parti paraissent alors avoir eu le même destin, la même fonction. La classe ouvrière américaine s’est passée, elle, de l’un comme de l’autre. Mais elle ne s’est passée ni de ses propres instruments d’organisation, ni de l’exigence d’avoir sa propre science. Il y a une histoire américaine d’organisations qui ne sont pas le parti et qui sont pourtant de véritables organisations. Tout comme il existe dans la pensée américaine, une veine qui n’est pas marxiste, mais qui représente une véritable pensée ouvrière. Une classe ouvrière forte n’est pas aussi jalouse de sa propre autonomie que les couches semi-subalternes qui cherchent un débouché révolutionnaire à leur situation désespérée. Une classe ouvrière forte est capable de former sa propre organisation en utilisant l’organisation capitaliste du travail industriel, et de former sa propre science en captant les résultats de la pensée des intellectuels du capital qui sympathisent avec les ouvriers. Il vaut la peine de citer ici intégralement une réflexion de John Roger Commons. Elle se trouve dans Labor and Administration, livre de 1913. Deux années auparavant Taylor avait publié les Principes d’organisation Scientifique du Travail et c’était de 1912 que datait sa déposition devant la Commission spéciale de la Chambre des Représentants. Commons s’enthousiasme de ce que finalement la psychologie de l’ouvrier y est analysée par des expériences autrement plus soigneuses que celles auxquelles on se livre dans la chimie des différents types de carbonne. “ … On assiste à la naissance d’une nouvelle profession d’ingénieur qui repose sur la science de la psychologie industrielle. Ces tentatives de brider les forces de la nature humaine pour les faire servir à la production de richesse, sont merveilleusement intéressantes (41). ” Les pionniers en la matière peuvent être comparés aux grands inventeurs de la turbine et de la dynamo puisqu’ils cherchent à réduire les coûts et à multiplier l’efficience. “ Mais ce faisant, ils accomplissent exactement ce qui contraint les forces du travail à acquérir une conscience de classe. Tant qu’un homme voit sa propre individualité maintenue, il est plus ou moins protégé contre le sentiment de classe. Il a conscience de lui-même. Mais lorsque son individualité est subdivisée scientifiquement en parties aliquotes, et que chacune de ces parties se voit menacée d’être remplacée par des éléments identiques empruntés chez d’autres hommes, alors son sens de sa supériorité disparaît. Lui et ses compagnons de travail entrent en compétition en tant qu’unités de production et non pas en tant qu’êtres humains en entier… Ils sont donc mûrs pour reconnaître leur solidarité et pour se mettre d’accord de ne pas se faire concurrence. Et c’est là la cause essentielle du conflit de classe (42). ” Nous sommes donc encore en deçà de l’institutionnalisme de l’école du Wisconsin au véritable sens du terme. Mais nous sommes déjà au-delà d’une prise de conscience précise des conséquences politiques de l’organisation scientifique du travail sur les luttes de classe au sein du capital. Il existe une longue continuité de pensée et d’expériences pratiques entre la Sozialpolitik, de greffe allemande, aux techniques américaines de l’Industrial Goverment. Il vaudrait la peine de suivre patiemment le cheminement de la “ vieille ” école historique de Karl Knies à la “ jeune ” école historique de Gustav Schmoller à sa greffe américaine qu’on voit à l’œuvre chez un Richard T. Ely, passant par le nœud riche et perspicace que constitue Weblen pour en arriver précisément à la Wisconsin Theory des institutionnalistes comme Adams, Commons, Selig Perlman et peut-être aussi Tannenbaum. C’est dans cet ordre d’idées, sur la classe ouvrière, que les recherches sur le travail ou l’étude du travail éclateront et qu’on en fera craquer les limites. Le task management, plus généralement l’Industrial Engineering, la technique de production comme l’organisation scientifique du travail constituent l’autre face du discours réaliste de l’approche pragmatique du moment de la lutte des ouvriers ou, selon leur expression, du moment conflictuel, comme base des différentes formes d’organisation de classe. Alors on comprend mieux le principe du look and see, ainsi que la reprise sous une terminologie nouvelle des concepts wébléniens d’efficiency et de scarcity, et le leurs possibilités d’agencement à travers le correctif de l’action collective. Les institutionnalistes – ces newdealistes avant la lettre, comme l’a dit Guigni – se trouvèrent prêts non seulement à accueillir le programme rooseveltien, mais aussi à le théoriser. L’article de S. Perlman, The Principles of Collective Bargaining date de 36 : la convention collective “ présente beaucoup moins d’intérêt pour l’algèbre statistique des trends économiques que pour la discipline de l’organisation et pour la formation des dirigeants ”. La job consciousness , le “ communisme des circonstances économiques ”, le pessimisme économique naturel des groupes ouvriers, le fossé absolu qui sépare la mentalité ouvrière de la mentalité politique et idéologique, ne sont pas seulement de brillantes définitions, les fruits d’intelligences brillantes, ils constituent en fait le relevé précieux de ce qui a été la condition historique concrète d’une classe ouvrière dans le pays du capitalisme par excellence. Nous avons tous eu dans le passé pour péché originel d’avoir considéré la classe ouvrière comme “ une masse abstraite aux prises avec une force abstraite ”. Le refus polémique qui a détruit dans l’œuf la figure de l’intellectuel marxiste et qui l’a toujours empêché de fourrer son nez dans le véritable terrain du mouvement ouvrier américain, est l’une des rarissimes traditions pàssées que nous devrons faire nôtre dans un proche avenir. Là où c’est l’ouvrier qui peut se présenter comme le “ chevalier de l’idéal ” – même si l’on veut falsifier les données –, l’homme de la science du travail ne peut pas revêtir l’habit du maître de morale révolutionnaire. Perlman a écrit de Commons qu’il fut “ totalement exempt de l’espèce de snobisme la plus insidieuse: celle qui prête, avec condescendance, son cerveau supérieur à la cause des humbles ”.