Le Monde 10 octobre 2004Le message à porter était clair pour la bonne centaine de spécialistes venus
du monde entier – en particulier d’Amérique latine – du mercredi 29
septembre au samedi 2 octobre, pour assister à la Sorbonne, puis dans les
locaux de l’université Paris-X (Nanterre), à la quatrième édition du congrès
Marx international.
Réunie à l’initiative de Jacques Bidet, directeur de la revue Actuel Marx,
la rencontre était, cette année, consacrée à un thème suscité par
l’actualité internationale et l’intervention américaine en Irak : “Guerre
impériale, guerre sociale”.
Il s’agissait également de montrer, par un effet de masse et sous la double
forme de l’érudition et de l’intervention, que la pensée marxiste, loin
d’agoniser, a repris toute sa vitalité pour lutter contre le
“néolibéralisme” et “le ralliement de l’ensemble des puissances du Nord à un
ordre universel”, après avoir accusé le coup que fut l’effondrement des
régimes qui se réclamaient de cette philosophie, au début des années 1990.
La richesse des innombrables tables rondes, dont il est impossible de
résumer le contenu, ne doit pourtant pas faire illusion. Dans sa
contribution à l’Histoire des gauches (La Découverte, vol. 2, 778 pages, 37
euros), récemment parue, l’historien Daniel Lindenberg, de l’université
Paris-VIII, peu suspect de sympathie pour un esprit du temps qu’il a naguère
lui-même fustigé comme “néoréactionnaire”, avertit que, au-delà des
résurgences du marxisme, “il ne faut pas méconnaître l’essentiel, qui est le
déclin irrémédiable d’une théorie atteinte à mort par les révoltes ouvrières
(Pologne, Hongrie)”, tandis que, pour “ceux du Sud, l’émancipation a pris
d’autres couleurs, politico-religieuse par exemple”.
POLARITÉS ET CLIVAGES
Depuis longtemps le marxisme de la IIe Internationale (sociale-démocrate),
dont les derniers représentants de quelque poids furent l’Autrichien Otto
Bauer (1882-1938) ou le Français Léon Blum (1872-1950), ne constitue au
mieux qu’une pieuse référence en France, elle-même balayée par la “troisième
voie” blairiste en Grande-Bretagne. Et même dans le camp de la gauche dite
“critique”, de l’altermondialiste ou de l’extrême gauche trotskiste, on voit
les concepts les plus fondamentaux du marxisme étrillés par de sévères
révisions.
C’est ainsi qu’une notion aussi fondamentale que celle de “classe sociale”,
à laquelle tient encore bec et ongles le philosophe Daniel Bensaïd, membre
de la LCR, se voit sérieusement questionnée par des penseurs radicaux comme
Toni Negri et Michael Hardt, qui la compliquent par celle de “multitude” –
titre de leur dernier ouvrage publié (La Découverte, 408 pages, 22 euros) et
d’une revue proche de leur pensée.
Une autre mise en cause du traditionnel paradigme “classiste” vient du
féminisme et, plus généralement, des études de genre, autrement dit de
l’analyse de la réalité sociale du point de vue de la différence sexuelle.
La directrice de la revue Nouvelles questions féministes, la sociologue
Christine Delphy, dans une sévère critique de la loi contre le foulard
islamique, juge ainsi que la reproduction héréditaire des discriminations
dont souffrent les populations immigrées originaires des pays anciennement
colonisés justifie désormais le recours à la catégorie de “caste”, naguère
applicable aux sociétés du sous-continent indien.
D’autres débats traversent un “mouvement social” dont les contours ne se
laissent plus enserrer à l’intérieur des limites étroites de la “classe
ouvrière” de jadis. Par exemple, celui que suscite l’ouvrage d’un marxiste
d’origine britannique, John Holloway, qui suggère aux progressistes
d’aujourd’hui de “changer le monde sans prendre le pouvoir”. Autrement dit,
de rompre avec la violence révolutionnaire et d’adopter pour modèle d’action
les villages zapatistes, les “conseils ouvriers” du marxiste néerlandais
Anton Pannekoek (1873-1960), l’un des inspirateurs des oppositions
communistes de gauche, ou encore la Commune de Paris (1871).
Pour Michael Löwy, directeur de recherche au CNRS, spécialiste du
surréalisme et de la théologie de la libération, même s’il s’agit là d’une
“querelle de famille”, le risque de cette option, assez populaire dans le
mouvement altermondialiste, comporte le danger d’abandonner du même coup le
monopole de la violence à “la réaction”. “Aucune action humaine collective
n’est possible sans pouvoir sûr, objecte-t-il. La question est de savoir
s’il s’agit d’un pouvoir autoritaire ou démocratique.” Une illustration de
cette problématique est fournie avec la fin brutale de l’expérience de
révolution pacifique chilienne de 1973, dont le documentaire de Patricio
Guzman, Salvador Allende, qui attire de nombreux jeunes dans les salles
obscures, retrace les étapes et les limites.
Il est enfin intéressant de constater qu’en se lovant dans l’université, la
pensée marxiste a fini parfois par en adopter les polarités et les clivages.
Par exemple, ceux qui opposent une philosophie “continentale”, plus
métaphysique et politique, à une philosophie analytique, dite
“anglo-saxonne”, plus tournée vers les sciences et l’analyse du langage.
Tandis que, en France, depuis la parution du Spectres de Marx de Jacques
Derrida (Galilée, 1991), une sorte de marxisme “messianisant”, utopiste,
plus proche du philosophe allemand Walter Benjamin, domine la scène
intellectuelle, aux Etats-Unis, persiste une tendance “néopositiviste” qui
entend au contraire purger Marx de ses scories romantiques.
Comme si, entre le Marx prophète, héritier de l’idéalisme allemand, et le
Marx contemporain de Darwin, la question n’avait toujours pas été tranchée.
Seul un avenir toujours bien incertain dira si les chercheurs finiront par
abandonner définitivement aux érudits du corpus marxien le soin de répondre,
et si les rencontres de Nanterre représentent l’ultime legs de la dernière
génération marxiste ou une promesse de renaissance.
Nicolas Weill