Dans le Traité de Maastricht, le processus d’intégration économique mis en place repose sur une combinaison de stratégies étatiques nationales et sur la création d’institutions monétaires supranationales (L’Institut Monétaire Européen au 1er janvier 1994 puis le système Européen de Banques Centrales à partir du ler janvier 1999). Il est le fruit de compromis largement négociés sur la base de trois principes (Padoa-Schioppa, 1992, p. 227) : celui de l’adhésion, celui de la coordination volontaire, celui de la supranationalité institutionnalisée.
Ce processus d’intégration pose problème dans la mesure où l’option politique d’une Europe fédérale n’a jamais été présentée dans les accords de Maastricht comme un objectif explicite. Dès lors en effet que l’Europe du Traité ne sera pas une et indivisible politiquement, de quelle intégration parle-ton ? Quelle solution de continuité peut-il exister entre les Productions Intérieures Brutes (PIB) des économies nationales, leur échange sur le Grand Marché de la Communauté et l’Eure?
Plus exactement, se pose, au niveau communautaire, un problème d’étalonnage ou de « dimensionnement » de l’espace économique européen entre d’un côté, des marchés nationaux unifiés, ouverts à tous et sur lesquels se positionnent librement des firmes de quelque nationalité que ce soit et, de l’autre, des territoires économiques où l’activité et des firmes résidentes est encore largement sous le contrôle et le pouvoir régulateur des Etats-Nations. Le contraste est pourtant saisissant en Europe entre d’un côté une territorialisation marquée des relations de travail (Eichengreen, 1990) et, de l’autre, l’impossibilité pour les systèmes productifs nationaux de se boucler sur eux-mêmes par l’intermédiaire des marchés intérieurs.
Ce constat nous paraît décisif en ce qu’il fait ressortir une conception étroite de la notion d’intégration mise en oeuvre par les rédacteurs du Traité.
I. Le Traité de Maastricht, persistance des Nations et concurrence entre Communautés de salariés
1. Dans le texte du Traité, persiste en filigrane un antagonisme irréductible entre des conditions spécifiquement communautaires de validation de l’activité des firmes résidentes et des modalités proprement nationales de régulation des marchés du travail.
Plus précisément, cet antagonisme tient en ceci que, tant que l’Euro ne sera pas adossé à des principes de légitimité et de souveraineté pour mesurer et réaliser le pouvoir d’achat des revenus formés sur l’ensemble du territoire de la communauté, les pays-membres de la Communauté européenne. resteront des nations économiquement distinctes. Pour ainsi dire, les productions nationales garderont leur autonomie et, avec elles, la communauté des salariés impliqués dans les activités concourant à leurs fabrications.
A nous en tenir au texte du Traité, la difficulté qui se pose aujourd’hui pour avancer sur la voie de l’intégration économique est donc claire et précise. Celle-ci tient à la persistance des Nations et, incidemment, à l’impossibilité d’homogénéiser la production des firmes résidentes à l’échelle de la Communauté. Notons que cette question ne se résume pas, loin s’en faut, à un problème statistique d’agrégation des productions nationales, mais à un problème aigu de mesure et de gestion des niveaux d’activité et d’emploi au sein même des Régions-Nations de la Communauté.
2. Autrement dit, dans le Traité de Maastricht, la formation d’une production communautaire est une question totalement passée sous silence car l’intégration économique des RégionsNations au sein de l’Europe est conçue de façon restrictive, sur la base de relations purement financières, de créanciers à débiteurs.
Dans cette conception, rapidement brossée ici, l’Euro viendrait se substituer au plan interne aux moyens de paiement nationaux et jouerait au plan externe le rôle de monnaie de règlement de la balance des paiements de la Communauté vis-àvis du reste du Monde.
Les implications de cette conception sont importantes et il convient de ne pas les sous-estimer. Celles-ci résident dans les modifications qu’entraîne l’introduction de l’Euro aux niveaux des relations entre les systèmes nationaux de paiement (suppression des marchés des changes et des mouvements spéculatifs des capitaux) et de financement (possibilités de transferts financiers et de répartition plus équilibrée de la charge de financement des déficits publics intercommunautaires et des déficits commerciaux vis-à-vis du reste du Monde).
Comme telle cependant, l’institutionnalisation de l’Euro et son usage dans les paiements ne modifient en rien les conditions de valorisation des capitaux productifs investis sur le sol européen. Les paiements, qu’ils soient exécutés ou non au moyen de l’Euro, resteront toujours des transactions qui se rapporteront à la vente de productions préalablement mises en valeur au niveau des Nations, directement par l’intermédiaire du travail des salariés résidents. Dès lors, on imagine assez bien les dynamiques macro-économiques qui risquent de prévaloir au sein de la future U.E.M. (Boyer, 1993)
– Les entreprises seront amenées à vendre leurs productions dans des conditions de concurrence directement liées aux normes de travail propres à chaque économie nationale (à la durée légale du travail, aux coûts de la main d’oeuvre, aux systèmes de protection sociale…). La concurrence entre entreprises sur le Grand Marché ne manquera pas de se redoubler d’une concurrence entre Etats à propos de ces normes ellesmêmes, au risque d’un alignement de celles-ci sur la norme la plus basse. Une possibilité réelle d’inégalité de développement entre les diverses Régions de la Communauté existe donc. Car la croissance peut se révéler appauvrissante si les salariés d’une Communauté nationale donnée sont obligés de fournir un effort de travail supplémentaire pour préserver un même niveau de vie comparé à celui des Communautés voisines.
– En outre, au niveau Communautaire où la production des firmes résidentes est aussi celle des Nations, le travail que peut fournir un salarié d’une Communauté nationale donnée a toutes les chances de ne pas être égal socialement au travail fourni dans des conditions identiques par les salariés d’une Communauté « concurrente ». Tout dépend, in fine, de l’efficacité des conditions locales dans lesquelles la force de travail est consommée productivement par les firmes résidentes. En d’autres termes, le danger existe que le pouvoir d’achat des salaires ne soit pas mesuré de façon homogène sur l’ensemble du territoire de la Communauté, faute d’étalon monétaire qui mesure uniformément la part de travail social fourni par chaque Communauté nationale dans le total du travail dépensé par les salariés de la Communauté Européenne considérée dans son ensemble.
3. En résumé, dans le texte de Maastricht, la Communauté Européenne ne peut se donner les moyens d’une véritable identité économique parce que les intérêts des Etats-membres, collectifs et généraux par essence, se confondent encore avec ceux des firmes résidentes (ou par extension aux intérêts des capitaux productifs dont ces firmes permettent la valorisation).
Cette coalition d’intérêts découle de conditions spécifiques de concurrence entre capitaux en ce sens que les Etats, soucieux de préserver les niveaux d’activité et d’emploi sur les territoires qu’ils contrôlent, se trouvent être directement et individuellement impliqués dans l’offre des ressources productives (humaines et matérielles) consommées par ces derniers. Cette implication constitue un véritable frein au processus d’intégration car elle conduit ces capitaux à «jouer» des rivalités inter-Etats pour se mettre en valeur.
Dans cette configuration, la concurrence entre firmes résidentes se redouble d’une concurrence entre espaces productifs nationaux. En d’autres termes, l’espace de la division sociale du travail demeure encore aujourd’hui étroitement circonscrit par les frontières politiques des Etats-Nations. Ce qui signifie, pour faire bref, que la valeur d’échange des marchandises et sa détermination par le temps de travail demeurent une norme sociale qui n’est pas encore pleinement développée à l’échelle de la Communauté.
Aussi, pour avancer dans ce sens et éviter ainsi une concurrence directe entre salariés de nationalité différente, il conviendrait que la production de chaque économie nationale relève d’un même étalon de mesure, c’est-à-dire qu’elle soit reconnue et mesurée préalablement à son échange sur les marchés de la Communauté comme une contribution à la production globale réalisée par les économies de la Communauté Européenne considérée comme un tout. Cette reconnaissance affirmerait l’autonomie des marchés nationaux du travail vis à vis des conjonctures nationales en même temps qu’elle permettrait que s’établisse une concurrence spécifiquement communautaire entre firmes résidentes sur la base d’une production « made in Europe » (chaque unité de marchandise vendue mesurant dès lors la contribution des RégionsNations au PIB de la Communauté).
Pour ce faire, et si nous raisonnons dans un contexte non fédéral, il conviendrait d’aller au-delà du Traité de Maastricht en visant un objectif politique de déconnexion radicale des relations sociales de travail (spécifiques à chaque économie nationale) des conditions nouvelles de concurrence imposées par l’Acte Unique signé en 1986. Cet objectif n’est pas une utopie mais un projet ambitieux qui, par rapport aux textes financiers du Traité, demande à ce que soient clarifiés la place et le rôle de l’Euro dans la mesure et la validation de la production des firmes résidentes (quel que soit le lieu en Europe où elles exercent leurs activités).
Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans le détail des fondements théoriques d’un tel projet. Soulignons simplement ceci : dans le traité de Maastricht l’institutionnalisation de l’Euro en remplacement des monnaies nationales apparaît certes, comme une condition nécessaire pour permettre aux marchandises de réaliser leur « valeur » en n’importe quel point du territoire de la Communauté. Nécessaire, pour autant, cette condition n’est pas suffisante en soi pour que, réciproquement, la vente de ces marchandises, par l’intermédiaire de la dépense de revenu des agents résidents, permette à n’importe lequel des capitaux productifs investis de se valoriser à un taux identique quel que soit le lieu de fabrication de ces marchandises au sein de la Communauté. Il en est ainsi parce qu’il existe au niveau de la Communauté autant de normes sociales de valorisation des capitaux productifs qu’il existe de normes d’intensité et de productivité du travail spécifiques à chaque régime salarial national.
Autrement dit, faute d’une unité de compte qui, à l’échelle de la Communauté, pose la valeur d’échange des marchandises produites localement (aux niveaux des RégionsNations) comme la mesure d’un travail homogène et abstrait, nécessairement le rapport quantitatif dans lequel se mesure le pouvoir d’achat des revenus distribués aux agents résidents s’avère erratique et donc, problématique pour la valorisation du capital productif en général ; des conflits d’intérêt entre capitaux nationaux et des transferts de valeur hors-marché ne manqueront pas de se produire, exacerbant d’autant la concurrence et imposant en retour des contraintes très fortes sur les marchés nationaux du travail.
C’est pourquoi, avec l’application des dispositions contenues dans le Traité de Maastricht, la loi de la valeur risque d’agir sur un mode des plus brutal car c’est le travail lui-même qui, dans la régulation des rapports économiques intra-communautaires, devra supporter la contrainte d’ajustement.
II. La question problématique de l’ancrage nominal de l’Euro dans les rapports sociaux de production
1. Pour l’essentiel, le Traité de Maastricht met en oeuvre une conception purement financière de la monnaie. Cela signifie que la monnaie est considérée avant tout comme un actif financier dont la caractéristique principale est la liquidité et dont la fonction est de servir directement ou indirectement au règlement des positions débitrices des agents. Aussi, posée en ces termes, l’institutionnalisation de l’Euro vise-t-elle à la construction d’un espace de circulation de la monnaie homogène sur tout le territoire de la Communauté européenne.
Pour une part, il s’agit là d’une réforme dont les modalités d’application reposent sur l’étude de la place et du rôle de la Banque Centrale Européenne (BCE) dans l’organisation et la gestion des systèmes nationaux de paiements. Ainsi, pour un auteur comme M. Aglietta, la question posée, avant toute autre, par le passage à la monnaie unique, est celle de la légitimité ou de l’ancrage de la monnaie dans un espace de circulation qui déborde largement celui placé jusqu’à aujourd’hui sous le contrôle et le pouvoir régulateur des Etats-Nations (Aglietta, 1991).
La source de cette légitimité, l’auteur croît la déceler dans le statut d’indépendance des banques centrales. Pour faire bref, le statut d’indépendance serait un substitut à l’édiction de règles monétaires fondées sur le principe de convertibilité-or des monnaies nationales. Ainsi, « Au lieu d’un ancrage formel par déclaration officielle du prix d’un même métal dans les différentes unités de compte nationales, ce qui est recherché est u n ancrage institutionnel par séparation dans les différents pays du pouvoir monétaire de la banque centrale et du pouvoir gouvernemental au sein de l’Etat » (Aglietta, 1995, p. 22).
Notons que cette innovation institutionnelle ne déroge pas au principe d’organisation et aux règles de fonctionnement des systèmes monétaires contemporains reposant sur le cours forcé. Dans ces systèmes en effet, les monnaies nationales sont de pures « formes numériques » (Schmitt, 1988) et leurs usages, comme monnaies de paiement, ne peuvent être dissociés des conditions réglant l’émission du volume de crédit des banques.
De fait, la qualité de l’ancrage de l’Euro dépend-elle directement de la politique monétaire de la BCE et du comportement des banques affiliées au SEBC. Plus exactement, l’ancrage de l’Euro comme unité de compte est-il directement fonction de la crédibilité et de l’efficacité des Autorités monétaires à assurer la stabilité du niveau général des prix par un contrôle du crédit et partant, du volume des moyens de paiement en circulation.
Ce mode de légitimation n’est donc pas sans risques dans la mesure où l’acceptation de l’Euro par l’ensemble des agents de la Communauté Européenne repose tout entier sur des règles de gestion soumises en permanence à des seuils de tolérance (rapportés notamment aux niveaux d’inflation, d’endettement et de déficits publics) très volatiles, disparates selon les pays et très difficiles à apprécier. Comme le souligne M. Aglietta, « Maintenir l’économie monétaire dans un domaine de viabilité serait un problème de régulation dynamique si les seuils étaient repérables et si la position de l’économie était prévisible à partir d’indicateurs objectifs incontestables. Mais il n’en est rien. » (Aglietta, 1995, p. 18).
Dans ce contexte, l’indépendance des Banques Centrales peut être interprétée comme un dispositif institutionnel dont les fondements seraient à rechercher dans le « déplacement du compromis entre les tendances à la politisation et les tendances à la dépolitisation de la monnaie sous l’impact de la libéralisation financière. » (Aglietta, op. cit., p. 8).
2. Cependant, l’indépendance des Banques Centrales Nationales et de la Banque Centrale Européenne n’est pas tout. En effet, le Traité de Maastricht laisse un certain nombre de questions sans réponse dans la mesure où, dans le contexte d’une Europe non fédérale, la monnaie unique est un objectif qui ne peut se formuler dans les mêmes termes au niveau de la sphère de circulation des marchandises qu’au niveau de la sphère de leur production :
– Au niveau de la sphère de production des économies nationales, les produits du travail forment d’emblée un ensemble homogène car la mesure de leur valeur d’échange au moyen de la monnaie est normée politiquement. Cette norme découle d’un rapport de nécessité tenant au rapport salarial lui-même, à la fois rapport de production et rapport marchand. A ce niveau en effet, les monnaies nationales doivent pouvoir fonctionner à la fois comme étalon des prix de la force de travail salariée et comme unité de mesure de la valeur créée à l’occasion de sa consommation :
* Comme étalon des prix de la force de travail, les monnaies nationales sont des monnaies de compte ayant force de loi pour mesurer l’engagement des entreprises à l’égard des salariés. Plus exactement, dans le prix de la force de travail, les noms de monnaie sont des noms de compte mesurant le taux de change d’une unité de moyen de paiement (ou de travail monétisé) contre une unité de travail concret réalisé sous forme de valeurs d’usage. Cette contrainte monétaire, valable pour un espace déterminé de la division sociale du travail est, pour reprendre les mots de M. Aglietta et A. Orléan, « la manifestation la plus abstraite de la souveraineté de la monnaie » (Aglietta, Orlean, 1982, p.44) ; pour ainsi dire, cette contrainte monétaire est l’expression d’un rapport politique (juridique) qui directement impose au respect des engagements de rémunération consignés dans le contrat de travail par les partis-signataires.
* Comme mesure de la valeur créée par la force de travail, les monnaies nationales indiquent la portion de travail social dans laquelle chaque unité de marchandises nouvellement produites (comme valeurs d’usage) se réalisent en tant que valeur d’échange. Ce rapport numérique définit la valeur de la monnaie ou son pouvoir d’achat. Il permet la fixation du niveau de production auquel a droit chaque salarié par l’intermédiaire de son revenu. Dans les systèmes monétaires contemporains fondés sur le cours forcé, ce droit des salariés est garanti par « l’action coercitive de l’Etat qui impose l’acceptation sociale sans restriction des signes monétaires émis par la Banque Centrale » (Aglietta, 1976, p. 288).
– Il en va différemment au niveau de l’UEM où, comme nous l’avons déjà évoqué, les productions des firmes résidentes sont aussi celles des Nations. A ce niveau en effet, la mesure de leur valeur d’échange devient problématique car les productions apparaissent comme la contrepartie de travaux réalisés dans des conditions de consommation de la force de travail spécifiques à chaque économie nationale. La conséquence de cette hétérogénéité est que la valeur d’échange des marchandises est mesurée au moyen de la monnaie sur la base d’un temps de travail qui n’est pas homogène partout, c’est-à-dire identique à luimême quels que soient le lieu et les conditions dans lesquelles la force de travail a été consommée. Dans une Europe non fédérale, cela revient à dire qu’il existe autant de taux de change « monnaie/travail » que de normes nationales de consommation de la force de travail. Il s’ensuit que la valorisation des capitaux productifs par l’intermédiaire du Grand Marché devient un processus anarchique. Il en est ainsi car les prix ne peuvent plus servir d’indicateurs marchands pour mesurer de manière uniforme les valeurs relatives des marchandises. Tout se passe en fait comme si la vente des marchandises sur le Grand Marché reposait sur une confrontation directe, hors-marché, des temps de travail dépensé par les salariés dans la sphère de production de chaque économie nationale.
En somme, il ne suffit pas que l’Euro soit « déclaré » monnaie légale pour que son usage dans les paiements soit régulateur de la répartition du travail social entre les différents capitaux productifs investis sur le sol européen. S’en tenir à cette « déclaration » (fut-elle proclamée sous l’égide d’un système de Banques Centrales indépendantes), c’est ignorer la dualité de la monnaie dans le rapport salarial. C’est ne pas voir autrement dit que, dans la sphère de production des économies nationales, la monnaie exprime par elle-même (en tant qu’unité de compte) un rapport d’argent dont l’enjeu, pour chaque économie nationale, est la fixation d’un quantum déterminé de travail social comme unité de mesure de la valeur des marchandises.
Ce point est important à nos yeux. Il signifie en effet qu’en l’état, le Traité de Maastricht ne peut apporter aucune solution institutionnelle et explicite au problème de l’hétérogénéité des conditions de mise en valeur des capitaux productifs investis en Europe[[En quelque sorte, le Traité de Maastricht serait la parfaite illustration des conceptions de J. Steuart pour qui la monnaie-unité de compte ne serait qu’ «un étalon arbitraire de parties égales, inventer pour mesurer la valeur relative des objets à vendre » (Steuart J., cité par Marx, 1965, t. il, p. 334).. Par cela même, est entériné un mode de valorisation fondé sur une unité de compte abstraite[[Sur ce point, on ne peut qu’être frappé du parallèle existant entre cette question et l’expérience des Assignats français. Comme le souligne Marx : « On pourrait qualifier de monnaie approximativement idéale, au sens de J. Steuart, l’Assignat français : « Domaines nationaux. Assignat de cent francs ». Certes, la valeur d’usage que devait représenter l’Assignat était spécifiée, à savoir les terres confisquées, mais on avait oublier de déterminer quantitativement l’unité de mesure, et le « Franc » était par conséquent un nom vide de sens. La quantité plus ou moins grande de terres que représentait un franc assignat dépendait, en fait, du résultat des ventes publiques. » (Marx, 1965, il, p. 336). dont l’ancrage nominal, non moins abstrait, repose en fait, directement sur les conditions d’usage et de rémunération de la force de travail, conditions négociées au cas par cas sur les différents marchés nationaux du travail de la Communauté.
III. Au-delà du Traité de Maastricht : l’institutionnalisation de l’Euro comme instrument de mesure et de validation de l’activité des firmes
Dans le traité de Maastricht, la notion d’ancrage nominal prend essentiellement appui sur l’exercice du pouvoir monétaire de la Banque Centrale Européenne auprès de Nations considérées comme des « zones de libre circulation ». Cette conception est restrictive car, comme nous avons essayé de le montrer, sa mise en oeuvre conduit à l’édification d’une espace économique où la loi de la valeur n’agit pas de manière uniforme sur tout le territoire de la Communauté. Ce problème pose explicitement la question de la création d’un référentiel monétaire commun pour mesurer et valider à l’échelle de la Communauté le volume d’activités engagées par les propriétaires titulaires des capitaux productifs dans les sphères de production de l’ensemble des économies de la Communauté.
1. D’un point de vue théorique, cette exigence impose de reconnaître en la production des économies nationales le résultat d’un travail productif, général et collectif, réalisé par les salariés de l’ensemble des Communautés Européennes (toutes choses égales par ailleurs en ce qui concerne le niveau et les conditions juridiques de formation des salaires qui, au plan national, les lient contractuellement à leurs employeurs). Pour être plus précis sur ce point, la création institutionnelle d’un étalon monétaire commun appelle une réforme qui dissocie le lieu de résidence où les firmes exercent leurs activités (lieux où elles consomment la force de travail mise à disposition par les salariés résidents) des conditions de prix et de vente réglant l’échange de leur production sur le Grand Marché.
Or, concernant ce point il est bon de rappeler quelques évidences : dans la sphère de production de chaque économie nationale, les entreprises ne sont tenues par aucun engagement vis-à-vis de la « société salariale » quant au contenu et au volume de travail entrant dans la fabrication des produits. Il en est ainsi car, par le jeu du rapport salarial, les salariés font directement crédit aux propriétaires-titulaires des capitaux productifs, du temps que représente sur la durée de leur vie active, le temps de consommation de leur force de travail.
Ce point est important théoriquement. Du point de vue de la valorisation du capital, il signifie en effet que le temps prélevé sur la vie active des salariés n’est pas compté socialement comme une « dotation » (ou une ressource rare). Ce temps-là ne relève pour ainsi dire d’aucun calcul économico-social. Tout se passe en fait comme si la force de travail des salariés était louée et consommée pour un temps de travail compté abstraitement (en unité de compte) par les entreprises comme un temps immédiatement productif.
En d’autres termes, dans le rapport salarial de chaque économie nationale, les salariés seraient payés pour le temps durant lequel leur force de travail est consommée productivement. Inversement cependant, ce temps de consommation prélevé sur la vie active des salariés ne serait l’objet d’aucune évaluation monétaire au regard du volume d’heures de travail que la population active d’une économie donnée peut mettre à disposition auprès des entreprises pour la réalisation de leurs projets de production.
Une conséquence de cette particularité est que la consommation de la force de travail par les firmes forme une activité qui se trouve être exonérée de toute procédure d’évaluation en ce qui concerne le volume des ressources productives (humaines) prélevées sur les différents territoires économiques nationaux de la Communauté où elles sont implantées.
Autrement dit, dans le procès de mise en valeur des capitaux, seule compte la sanction sociale opérée par le marché et qui directement porte sur la qualité et l’intensité du travail fourni par les salariés résidents de chaque Communauté. De fait, les productions nationales apparaissent dans ce mode de valorisation comme la contrepartie de travaux concrets dont le contenu (en emploi en l’occurrence) et les modes d’exécution s’avèrent exempts de toute procédure de validation.
Du temps du fordisme, cette indétermination n’a jamais réellement fait problème en raison de la forte croissance des gains de productivité du travail réalisé par les salariés. En effet, sous l’impulsion de « formes institutionnelles monopolistes », cette croissance permit d’arrimer au plus juste le cycle de reproduction de la force de travail à la dynamique de reproduction du capital dans un espace commun de circulation des marchandises, l’espace national. (Il est à noter que, durant les années 70, la montée de l’inflation et de l’endettement peut être interprétée comme le signe annonciateur d’une crise de ce mode de valorisation).
Aujourd’hui, avec la mondialisation de l’activité des firmes, cette indétermination resurgit au grand jour sous la forme d’une déconnexion radicale entre lieux de production et lieux d’échange des marchandises : d’un côté, les Etats marchandent et se font directement concurrence pour dissuader les propriétaires-titulaires de capitaux de venir investir leur argent sur les territoires économiques qu’ils contrôlent ; de l’autre, il ne fait aucune difficulté pour constater que, sous l’aiguillon de la concurrence et du progrès technique, les marchandises sont le résultat d’activités de production et de vente qui, pour les Etats, s’avèrent de plus en plus coûteuses socialement (en termes d’infrastructure, mais aussi d’éducation, de formation…).
Cette contradiction privé/social logée au sein même du processus de valorisation du capital apparaît comme indépassable dans le cadre du Traité de Maastricht. Nulle part en effet, n’existe dans ce texte un principe de réforme qui permette au niveau communautaire une gestion et un contrôle global du volume des ressources productives consommées dans les sphères de production de chaque économie nationale.
2. De ces quelques éléments de réflexion découle la possibilité pour les différents Etats de la Communauté d’ imposer de façon explicite l’usage de l’Euro comme monnaie de compte spécifique pour la mesure et la validation des performances des firmes dans la sphère de production des économie nationales (et non plus seulement sur les marchés). A grands traits, l’avènement de l’Euro, comme instrument de mesure et devalidation de l’activitédes firmes, est l’occasion de rompre avec les préceptes monétaristes portés par cet ancrage « institutionnel » (M. Aglietta) de la monnaie européenne dans la sphère générale de circulation.
Notons que, d’un point de vue historique, la monnaie de compte n’a jamais été reconnue en tant que telle, encore qu’il existait des régimes monétaires où le nom de la monnaie de compte (Livre-Sou-Denier) différait du nom donné à la monnaie servant dans les paiements (Franc). Encore aujourd’hui, dans le cadre même du Traité de Maastricht, l’unité de compte n’est reconnue que sous la forme d’un nom (Euro) ; son usage relève, pour ainsi dire, d’une fonction purement « imaginaire », celle de servir in abstracto de référence pour le calcul et la mesure des prix des marchandises.
Il est à noter que, dans le contexte d’une nette réticence des Etats à s’engager sur la voie du fédéralisme, l’objectivation et l’instrumentation de l’Euro comme monnaie de compte ne paraît pas devoir être un objectif impossible à atteindre.
A la différence de la monnaie-moyen de paiement dont les conditions d’usage procèdent d’une transaction réglant la répartition des droits sur la production entre salariés, la monnaie de compte n’a pas besoin par nature d’être adossée à des principes de légitimité et de souveraineté. Son usage n’est en rien la source d’un droit assigné à des personnes physiques qu’il s’agirait de garantir. La monnaie de compte n’a pas vocation à circuler à titre privé par l’intermédiaire de la dépense des revenus. Pour reprendre une terminologie empruntée à C. Benetti et J. Cartelier, la monnaie de compte est l’instrument d’une procédure particulière de « déclaration sociale » des activités productives des firmes résidentes. Son usage n’est pas la source d’un droit mais d’une contrainte de mesure des ressources consommées par ces dernières afin de normaliser le caractère échangeable de l’ensemble des produits fabriqués sur tout le territoire de la Communauté.
L’instrumentation de la monnaie de compte par l’intermédiaire de l’Euro ne serait donc pas contradictoire socialement avec la fonction de moyen de paiement dévolue aux monnaies dans la formation et la distribution des salaires. Son avènement ne serait pas synonyme d’une desconstruction des rapports salariaux nationaux mais, pour chacun d’eux, permettrait au contraire de pousser la séparation travail/force de travail à son terme, c’est-à-dire jusqu’à la reconnaissance explicite de la distinction entre activité des entreprises (avec ses règles propres de validation) et travail salarié. Ainsi, le « droit » des entreprises de consommer librement de la force de travail des salariés perdrait son caractère d’automaticité. Ce droit serait médiatisé par la monnaie de compte sur la base d’une monétisation préalable du coût en travail que demande la réalisation des projets de production des entreprises. Cette monétisation serait donc une opération préliminaire à la négociation et au paiement des salaires. Elle aurait pour finalité sociale de déconnecter le processus de formation du pouvoir d’achat de la monnaie européenne de la formation et la distribution des revenus des salariés résidents.
Au plan des structures monétaires, l’institutionnalisation de la monnaie de compte serait un premier pas allant dans le sens d’une séparation entre Monnaie et Finance en donnant naissance à ce que l’on pourrait appeler des Banques d’unités de compte (B.U.C.). Du point de vue des réformes, ces banques pourraient être instituées, soit par la création d’établissements bancaires spécialisés dans le crédit à la production, soit par la création de départements monétaires spécifiques au sein des Banques Centrales du SEBC et autres établissements affiliés. Incidemment, la création de Banques d’Unités de Compte permettrait que s’établisse une distinction claire entre le circuit monétaire des revenus et le circuit monétaire du capital (ou entre la forme monétaire des revenus et la forme-argent du capital).
En pratique, le principe de cette réforme consisterait à doter les Etats de la Communauté d’une monnaie spécifique jouant le rôle d’étalon des salaires. Son usage viserait à imposer aux propriétaire-titulaires des capitaux productifs une contrainte monétaire sur la production elle-même, très précisément au niveau des conditions de disposition du « crédit en travail » directement avancé par les salariés dans la sphère productive de chaque économie nationale.
Sans argumenter plus avant dans le détail, cette monnaie procéderait d’un rapport de crédit exclusivement monétaire entre les Banques d’Unités de Compte (affiliées au S.E.B.C.) et les entreprises à propos de la réalisation du prix des ressources productives (la force de travail en particulier) contenues dans leurs plans de production. Ainsi, par ce crédit monétaire, il ne s’agirait pas de financer une dette salariale, mais de monétiser les engagements de crédits des banques, eu égard à la capacité des entreprises à conférer au travail avancé par chaque salarié, les caractéristiques sociales d’un travail général et collectif, productif pour tout dire. Pour faire bref, émis en contrepartie de crédits bancaires à la production, l’Euro serait l’équivalent d’une dette inscrite au passif des Banques d’Unités de Compte pour la validation de la consommation des ressources productives que coûte pour la Communauté dans son ensemble la masse de marchandises que représentent les décisions de production des firmes.
En somme, pour assurer la Communauté Européenne de conditions homogènes de consommation de la force de travail salariée, les entreprises auraient à « faire valoir » leurs engagements dans la sphère de production sur la base d’une monétisation directe du temps de travail prélevé sur le temps social total disponible auprès de la collectivité des salariés de chaque Communauté nationale. De la sorte, le travail des salariés deviendrait un travail immédiatement social et les conditions de valorisation des capitaux productifs seraient identiques en tout point du territoire du Vieux Continent.
Ainsi, en jetant les bases institutionnelles d’une monnaie supranationale, le Traité de Maastricht ouvre la possibilité d’une autre Europe fondée sur les principes d’une économie monétaire de production. Bien évidemment, cette possibilité est toute théorique. Toutefois, restituée dans une perspective historique, celle-ci n’en revêt pas moins une signification sociale lourde de sens : avec l’institutionnalisation de l’Euro comme monnaie de compte, la mise en valeur du capital devient un processus qui échapperait un peu plus encore au pouvoir et à la logique économique imposée, depuis les marchés financiers, par les propriétaires-actionnaires des firmes résidentes. La monnaie de compte marquerait en somme une avancée décisive dans la socialisation du capital productif des firmes. Elle ouvrirait la voie à la formation d’une Europe économique, plus démocratique et plus solidaire, fondée sur la reconnaissance explicite du caractère social du travail salarié.
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