(Monogrammes : 1) initiales stylisées, marque d’identification, d’appropriation : il faut s’approprier l’événement, et à l’événement – 2) où l’on ne trouve que les lignes, les contours, dessin flottant : identité suspendue, en attente – 3) réunion de plusieurs lettres en un seul caractère, écriture indiscernable, événement inappropriable).[[Proposée par Futur Antérieur, une rubrique est inaugurée ici sous ce titre de “Monogrammes”, que j’avais utilisé dans cinq numéros de Digraphe, entre 1979 et 1981. D’une certaine façon, j’enchaîne : d’où le numéro VI).Figure politique
Pré- et para-électorale, la saison va ramener tous les débats sur la figure et la figuration politiques. Sur l’allure des acteurs, sur leurs prestations, sur leurs effets, sur la “médiatisation”, sur la politique prisonnière du show-biz, etc. Je suis plutôt persuadé que ce sont ces débats, amenés par les médias, qui sont prisonniers d’eux-mêmes et de leur propre mise en scène, et qui évitent ainsi les enjeux politiques effectifs, et les motivations décisives, qui sont dans le chômage ou dans le malaise des transferts éco-techniques, dans les mouvements, dénouements ou glissements de liens sociaux. De manière générale, il en va de même des débats infinis sur l’image, le spectacle, le semblant, et sur les médias, et enfin sur les débats eux-mêmes… (Dans Médiocrité et folie, Hans-Magus Enzensberger demande comment les théoriciens de la crétinisation par la télévision, étant eux-mêmes forcément téléspectateurs, ont pu rester immunisés contre “l’idiotie qu’ils constatent (chez les autres) avec souci”.)
La dissection critico-spéculative de la “communication” (de la télé, de la pub, du clip, du câble, etc.), dans toutes ses variantes indignées, hautaines, sarcastiques ou gémissantes, se réduit le plus souvent au montage en boucle de la (non) communication même, ou à son clonage dans une image intellectualisée : le penseur de la “culture” n’a plus rien d’autre à cultiver, ni donc à communiquer, que sa déploration de l’état navrant de la culture et de la communication… Cela n’est pas très nouveau : on pourrait se contenter de quelques bonnes feuilles de Platon (tirées de Ion, par exemple). C’est du reste pourquoi, au fond, il n’y a pas grand-monde pour s’intéresser vraiment à cette critique du “spectaculaire” ou à cette dénonciation du “simulacre” (avatars ramollis et conformistes de la critique situationniste d’antan). Tout le monde sait que les figures sont là pour un jeu bien réglé, bien délimité, qui joue aussi à se dénoncer lui-même – et que les enjeux sont ailleurs. (Par exemple, ils peuvent se trouver, pour les publicitaires, dans une certaine usure des effets qu’ils obtenaient encore naguère, y compris par une pub auto-réflexive, auto-critique, auto-autorisée… Mais ça lasse aussi, et puis, lorsque le pouvoir d’achat baisse…)
De manière analogue, les “affaires” scandaleuses ou spectaculaires dont on nous rassasie à plaisir, qu’elles soient du type “Urba”, “Habache” “Tapie”, ou d’un autre type encore, déclenclient une attention pour les “figures” où il faut voir, sans doute, le but véritable de leur exploitation. Toutes ces faces qu’on déclare perdues ou sauvées sont le plus souvent autant de leurres, et les affaires n’ “éclatent” que lorsqu’un rapport de forces déterminé demande ou permet leur usage.
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Il règne en tout cela une ambiguïté remarquable, et très puissante. La figure en général et la figure politique en particulier sont à la fois rejetées et désirées, avec une double violence égale. Cette ambiguïté et cette ambivalence indiquent la présence d’un vrai problème, masqué mais manqué de peu. Car s’il est vrai qu’une télé ne fait pas le printemps politique, en revanche le politique ne va peut-être pas sans figure, et peut-être tient-il même, de manière essentielle, à la présentation d’une figure, mais en un sens assez peu médiatique du mot.
S’il y a bien une marque du monde moderne en politique, elle n’est pas dans l’abus des images, elle est plutôt dans l’effacement tendanciel du relief et de l’éclat de la figure politique – jusqu’au dérisoire du chef d’État en complet-veston, que Bataille trouvait encore comique, alors que nous n’y pensons même plus, et que les uniformes et les insignes royaux sont eux aussi, mais autrement, devenus dérisoires (même la fière Albion doute de la royauté, et commence à réclamer que Sa Majesté paye des impôts).
Au reste, tout le monde sait plus ou moins cela, et ce savoir se traduit dans l’alternance des moments de fixation sur des figures (Bush ou Havel, Delors ou Rocard) et des moments où l’emporte le “tous pareils”, “tous pourris” ou, de manière plus sobre et plus pénétrante, “tous gris, tous anonymes, sans figures sous leurs allures”.
Mais ce n’est pas de la même valeur de la figure qu’il s’agit[[La double valeur de la “figure” (plutôt plus que double, ou plus complexe que “simplement double”) est en jeu dans l’analyse engagée par Lacoue-Labarthe dans La fiction du politique (Bourgois, 1987 – “fiction” est un doublet de “figure”), et dans celle de Cacciari, “Dialogue sur le Ternie. Jünger et fleidegger” in DRAN, Ed. de l’Eclat, 1992.. L’une – la figure visible, représentable et représentée, imaginable, identifcatoire – est image dont on jouit, toujours avec une certaine distance esthétique. On ne pardonne pas à la politique de se confondre avec ça. On ne lui pardonne pas son esthétisation, c’est-à-dire sa comédie (et du reste, on ne la pardonne pas non plus à l’art ou à la production d’images en général, lorsqu’ils y cèdent).
L’autre figure est schème, c’est-à-dire non visible ou plus que visible d’une instance de sens, monogramme, timbre d’une énonciation, frappe d’une phrase. Elle est “symbolisation” au sens de la découpe d’un espace commun, du repérage et du partage d’un lieu possible du “politique”. On n’en jouit pas, on y est exposé (ce qui n’exclut pas qu’on y jouisse).
Il peut y avoir du schème dans une image, ou bien le schème peut rester une abstraction frêle, ou encore l’image peut dissoudre tout schème, ou elle peut n’être qu’une pellicule translucide à travers laquelle le regard se perd dans un lointain, dans le vague ou dans le chaos.
Mais le rapport à la figure, schème ou image ou image-schème, peut relever lui-même de diverses postures. Il peut être un rapport d’adhésion, de coalescence ou d’incorporation, un rapport d’identification à la figure, ou bien il peut être un rapport de repérage et de prise de position, identification de la figure, de son lien et de sa fonction.
Ces modes d’identification sont donc très différents. La première est identification de soi à la figure, la seconde est identification de la figure par “moi” (un “moi” qui peut-être ne s’identifie par rien d’autre que par ce geste). Selon la première, la figure vaut d’abord comme intériorité, selon la seconde elle vaut comme espace, lieu d’une disposition ou d’une exposition.
La première correspond à la production ou à la genèse d’un sujet au sens philosophique plein du terme, c’est-à-dire au sens de l’appropriation d’une présence-à-soi, procédant par l’assomption ou par la médiation d’une image, par sa mise en miroir : c’est un narcissisme qui se construit ou qui se conforte, en se tendant l’image du chef, du père, de la mère, du frère, du peuple, du travailleur, etc.
La seconde identification suppose au contraire un “sujet” en un tout autre sens : un existant singulier, déjà là et qui n’a pas à être engendré, ni auto-engendré, ruais qui pratique l’engagement dans le lien social qui le lie, dans la pluralité constitutive des singuliers (en latin classique, singuli ne se dit qu’au pluriel ; l’être-un se dit de tous, l’en-commun se dit de chacun).
Cette double possibilité de l’identification et de la figure se joue sans doute tout entière au fond ou au centre du contrat de Rousseau, dans un rapport à l’image du corps (ou au corpsimage) et/ou au schème du souverain, dans une production du Sujet par le contrat et/ou dans une praxis du rapport des singuliers. C’est elle encore qui commande le montage complexe du monarque hégélien, présence de la vérité et de la majesté intérieures de l’Etat dans une existence singulière naturelle, extérieure, contingente et insignifiante.
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La figure est la croix de la politique moderne : nécessité de son appropriation, et catastrophe de son incorporation. C’est pourquoi elle est à la fois requise et bannie, honnie et désirée, à la fois futile (un buste de Marianne, moulé sur B.B. ou sur Anne Sinclair) et inévitable (il faut une présentation, une voix ou un tracé de l’en-commun). Et c’est aussi pourquoi s’agite, avec la question dite de “l’État”, un ensemble de déterminations plus complexe qu’on ne voudrait souvent le croire : à l’État comme organe de coercition ou de régulation fait face aussi l’État comme lieu propre de l’intersection des trois dimensions du politique (sans qu’il soit toujours simple de les distinguer) : la puissance (distinguée du “pouvoir” comme simple accaparement du contrôle), l’espace public, le sens commun ou du commun.
Tant que des figures ont été disponibles, ces dimensions se nommaient la souveraineté , l’agora ou le parlement en son sens premier (l’échange des paroles), le peuple, la nation ou la patrie. Chacune de ces f gures contient le ressort de sa propre perversion, et le “totalitarisme” est la perversion conjointe des trois.
Le nouage accompli (si jamais il fut effectif) de cette figuralité formait ce que Carl Schmitt appelait le “théologico-politique”. La “République” en a été la reproduction laïcisée, mais aussi toujours restée seulement à demi figurée, distendue entre un schème trop abstrait (trop moral ?) et des images d’Epinal. Ce qu’on appelle aujourd’hui la “démocratie” est à cet égard la f n s’accomplissant du “théologico-politique”, jusque dans sa version mal figurée. C’est à la fois l’étalement et la dilution du figurai dans la domination immanente du marché et de l’ “État-de-droit”, l’éclatement des figures en “micro-politiques” (groupes, interventions, localisations, événements), et la mélancolie qui découle d’une incorporation de la Figure morte.
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Le ratage décisif du “socialisme” européen, et plus spectaculairement du socialisme français, est à rapporter à la question de la figure. (Le socialisme français a gardé plus longtemps, malgré tout, et comme le communisme italien, le sens de la figure, peut-être parce qu’il avait dû chercher, à cause de de Gaulle, à le reprendre à la droite – laquelle aujourd’hui l’a tout autant perdu ; quant à l’extrême droite, elle ne vit pas proprement de la figure, niais du fantasme ou du mythe, qui est la forme autistique dans laquelle la figure devient sa propre origine et sa propre fin). Ce ratage ne consiste pas, en effet, dans ce qu’on dénie si injustement aux malheureux “socialistes”, à savoir, la prise en charge, vaille que vaille, des mutations de la fin du siècle : déplacements des polarités économiques et techniques, remodèlement des sociétés occidentales, redéploiement du capitalisme industriel et financier, toutes tâches qu’il aura été bien commode de leur confier, en l’absence d’une invention politique, aussi bien, sinon plus, à droite qu’à gauche.
(Sans doute, on peut aussi leur reprocher d’avoir assumé ces tâches. Ce serait même, en principe, le seul point de vue “de gauche” rigoureux. Dans ce cas, on pose la question radicale de la réinvention du politique, d’un autre tracé de sa figure, question que nul, en ce moment, ne sait articuler).
Mais l’échec socialiste tient à l’absence de perception de l’enjeu `figurai”. Cet enjeu reste bien au-delà d’une “réforme de l’État” telle qu’elle a été entreprise, non sans mérites. Il est hors de portée des remaniements du discours en termes d’ “ouverture”, de “pluralisme”, de “complexité” et d’ “agir communicationnel”. Il est incommensurable avec des velléités de politique internationale où l’avancée vers le “Sud” retombe lourdement en guerres du Golfe, et où les grandes manoeuvres européennes occultent toute question sur le genre de société que couvre ou que couve ladite “communauté” .
L’enjeu figurai est dans la possibilité – ou non – de présenter autre chose, au lieu pour l’instant vacant du politique, que des versions toujours plus diluées et inconsistantes de la triple figure dont la référence reste au fond inchangée : souveraineté, agora, destin national, et autre chose aussi que cette version qui concentre les trois en une figure unique, absolue, “peuple” ou “ouvrier” , par exemple (cela soit dit sans rien estomper de ceci, que si l’analyse en termes de “classes” ne convient plus, ce n’est pas pour autant qu’il n’y ait plus de condition ouvrière – pour ne même pas parler de la condition la plus générale du “Sud”).
On devrait pourtant commencer à le savoir : le “retrait du politique” ne désigne pas seulement, ni simplement, l’effacement de cette triple figure. Il désigne tout autant, et avec une insistance chaque jour accrue, précipitée par tous les événements d’Europe et d’Eurasie, la question de retracement du politique en tant que figure, ou que figurai. “Retracer” ne voudrait pas dire ici “repasser sur les traits”, mais “tracer autrement” – et cependant, tracer, figurer. La “démocratie” ne peut pas se contenter d’être l’affirmation de sa propre infigurabilité, car cette affirmation ouvre simultanément sur une dés ide ntifi cation et sur une délocalisation du politique où la “démocratie” elle-même vacille, et pourrait bien sombrer. Si “démocratie” doit encore avoir un sens, si elle doit s’inventer, c’est par une (ré)invention du figurai.
Mais la question devient alors : que serait une figure qu’il y aurait à s’approprier, mais non à s’incorporer ? Que serait une identification qui n’entre pas dans le procès de la subjectivation narcissique (quelque chose, en somme, d’analogue à ce que Lacan donnait pour tâche de la psychanalyse – mais précisément, sur un registre où sont indisponibles les figures de l’ “analyse” et de l’ “analysant”) ? Quelle serait la configuration d’un lien qui ne ferait pas noeud ? D’un événement qui ne serait pas fondation ? D’un être-en-commun qui ne serait pas “corps” ? De telles questions n’ont jamais de réponses directes. Elles reposent encore trop sur des références négatives à ce qui s’est retiré et qui continue de se retirer. Mais le retracement, la re figuration, viendront nécessairement d’ailleurs, et autrement, et inévitablement en partie au moins à notre insu. C’est peut-être même cette part de l’insu qui préserve la chance politique, et la possibilité de la saisir (sans oublier que l’insu peut aussi dissimuler le pire).
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Saisir l’occasion juste, le kairos, tel est l’art de la “science politique” ou “science royale” selon Platon (Le Politique, 305 c-d) – c’est-à-dire de cette science dont les détenteurs “ne poussent pas par nature dans les cités, comme il en éclôt dans les ruches” (301c). (De là, soit dit en passant, on pourrait tirer que la-figure du Roi, après tout la seule figure consistante du passé, avec en vis-à-vis celle du Prolétaire – l’une et l’autre désormais dans le retrait -, proposerait de manière exemplaire, avec toutes ses annbiguïtés, la problématique du tracement “non naturel”, non imitatif et pourtant identificatoire, de la figure).
Mais la science du kairos n’est pas elle-même déterminable a priori, sinon dans l’indétermination de l’occasion, et de cette occasion supplémentaire qui fait qu’il y en a un ou quelques-uns pour saisir l’occasion -pour “savoir” saisir l’occasion, et peut-être sans avoir eux-mêmes le savoir de ce savoir, savoir en forme de coup d’oeil et de décision. Dans l’art oratoire des Grecs, le kairos joue un rôle important. L’eukaïrie est la perception juste et habile du bon moment de l’intervention, selon le temps, le lieu, le public. Alcidamas insiste en particulier sur le kairos de l’improvisation dans les discours politiques que les citoyens échangent sur l’agora. Il l’oppose au discours préparé à l’avance par le tyran.
Une figure qui ne serait pas l’Identité, ni l’Idée, ruais le kairos ? Non pas un kairos réglé sur l’horizon ultime d’un Bien ou d’un Corps communs (précisément, dit le même Platon, il ne saurait y avoir de loi tout simplement uniment et uniquement bonne). Mais un kairos pour saisir l’événement possible d’une figure, et d’une figure qui ne soit pas à incorporer : qui ne soit pas un mythe, ni un fantasme. Une figure, par conséquent, qui soit elle-même événement.
Dernières nouvelles opportunes sur l’art
De pareilles formules, c’est l’art qui permettrait une autre approche. Ou du moins, cela qui dans l’art se soustrait à l’identification incorporante, mélancolique, et donc à l’art sacré aussi bien qu’à l’art comme substitut du sacré.
Dans son désarroi ou dans son suspens même, l’art indique peut-être aujourd’hui comment il ne peut plus figurer (au sens de représenter) une essence ou une Idée politique – mais comment, en revanche, l’événement figure, qui est l’être même de l’art, ou sa tekhnê, fait en tant que tel un signe nécessairement politique, ou fait signe vers le politique à venir. (On n’a jamais assez médité ce qu’a pu signifier l’événement conjoint de Malévitch et des Soviets, et le divorce des deux. Il. faudrait être capable de dire comment le Carré noir de 1915 figurait quelque chose qui devait être aussi le schème des “Conseils”, et qui ouvrait pourtant une autre histoire qu’eux).
C’est que dans l’art il s’agit bien de l’existence (de l’ “être”, et de ce qu’il est en-commun). Il s’agit de son appropriation (de son “sens”, de sa “vérité”), et de l’événement ou du saut de et dans son appropriation (fût-elle celle d’un sens inappropriable). Il faut bien dire qu’il s’agit de cela dans l’art, il faut le dire même ainsi, à la hâte et grossièrement, car il faut bien répliquer aux dernières nouvelles qu’on nous livre à son sujet.
On nous apprend en effet que toutes les philosophies de l’art depuis deux siècles sont un tissu d’illusions naïves et de discours filous, empressés d’extorquer à l’art des secrets métaphysiques auxquels il n’a jamais seulement pensé. Exit, donc, toute la clique, de Hegel à Adorno en passant par Heidegger. Retour à l’atelier, à la patience des gestes, au génie des matières et à la délicatesse du goût. Une fois de plus, la philosophie n’avait rien
compris. On s’en serait douté.
Je serais parmi les derniers à récuser la critique ou la déconstruction de pensées de l’art (et même de l’idée de “pensée de l’art” …) qui proviennent d’une époque où celui-ci fut au moins en partie substitué à la religion dans un rôle de révélation. Parmi les derniers aussi à refuser d’examiner – pour prendre un seul exemple, dans un travail en cours – comment, lorsque Heidegger lit les poètes, et leur fait précisément révéler quelque vérité, c’est toujours un poème déjà traduit en discours qu’il lit (fût-ce en un discours sur le poème lui-même, et sur notre “habiter poétique”), et comment la non-discursivité du poème, sa littéralité et sa littérarité, restent en quelque façon hors de prise, au profit d’une Idée – philosophique – de la poésie (ce qui, pour être juste, n’empêche pas ce détournement de faire aussi avancer la pensée, non pas “du” poème, mais “vers” lui).
On n’a pas attendu les anges gardiens de la virginité de l’ “art” pour interroger un esthétisme métaphysique ou une “surveillance” philosophique de l’art et de la littérature (expression de Lacoue-Labarthe), et pour se demander ce que c’est que “penser par sensations” (expression de Deleuze).
Mais ces interrogations elles-mêmes procèdent d’une situation et d’une histoire de l’art qui font de lui, depuis deux siècles, un des lieux privilégiés de notre expérience (un privilège payé de ce qu’on appelle la “fin de l’art”, et qui est en effet la fin de quelques Idées de l’art). C’est-à-dire, de l’expérience de la fin de la révélation des arrière-mondes, et de l’entrée dans un monde où l’être, et le retrait de l’être (= l’existence), ne se jouent pas hors de la manifestation.
De simples rappels de ce genre sont sans doute déjà beaucoup trop pour les anges gardiens, qui débarquent avec une (fausse) candeur et une (vraie) ignorance de notre époque, croyant venue l’heure des liquidations et des “retours” (à Kant, pour ne pas changer), alors que – tant pis pour eux – tout est en train de commencer à neuf.
Cela dit, je n’ai pas voulu proposer une forme d’ “art politique”, ni de “politique de l’art”, loin de là. Les sens de chacun de ces mots sont en suspens, ou en sursis, et bien plus encore l’est toute association des deux. J’ai seulement suggéré un rapport entre la forme inédite que pénétrait la figure dans le retracement du politique, dans la manifestation de l’existence en commun, et un art qui n’est plus pensé comme la (re)présentation d’un “sens” incorporable dans des `formes”, mais comme l’événement de la manifestation, qui ne manifeste rien d’autre que l’existence, et le monde, la venue au monde. Ou encore : la figure comme kairos, c’est-à-dire comme l’opportunité de l’être (à condition de donner au mot “opportunité” son sens propre en français, au lieu du sens anglais qu’on s’est mis à lui donner). Après tout, Aristote trouvait opportun que nous soyons des animaux politiques, puisqu’il y voyait la chance d’un `vivre bien” (eu zein). C’est de ce “bien” – comme adverbe (eu), non comme substantif (to agathon) – qu’il nous revient de saisir ou de tracer une figure.
Quelques images
Spectacle d’ouverture des Jeux Olympiques d’hiver à Albertville : ses formes ont ceci de remarquable qu’elles flottent entre l’image reconnaissable, identifiable dans une esthétique déjà codée (ici, tantôt un futurisme daté, tantôt un folklore détourné) et le schème qui ouvrirait un sens (une certaine idée du sport, et de la communauté des nations), sans parvenir, et du reste sans même vraiment chercher à réaliser l’un(e) dans l’autre. Cela reste dans un état multiple, indécis, qui ne s’adresse proprement ni au goût, ni à la signifiante (et pas du tout au fantasme). On ne manquera pas de dire que c’est sans goût et sans pensée. Je retiens plutôt la saveur incertaine, acidulée, de ce flottement.
J’y oppose, à titre de simple exemple, un type d’image dont la récurrence m’a frappé, par le hasard de quelques rapprochements. C’est un détail au milieu de toute l’imagerie rétro que la mode puise dans les trente premières années du siècle (le “rétro” est déjà par lui-même signe de mélancolie) : les engins militaires blindés de cette époque, avec leurs allures grêles d’insectes, et leur technologie désuète de tôles boulonnées (on pourrait citer plusieurs bandes dessinées, films, spectacles de théâtre ;je préfère n’en mentionner aucun, pour ne pas suggérer d’amalgame là où il ne s’agit que de ce détail). J y vois – esquissée, effleurée – une figure troublante aussi bien par son schème (guerrier) que par son image (dure, sèche) et par ses allures mythiques (surtout lorsque l’action est dans un désert) : comme si l’éloignement autorisait la jouissance qu’on n’ose pas manifester avec les chars d’assaut de Desert Storm…