Articles

Monogrammes X

Partagez —> /

(Monogrammes, traits disjoints, contrastés, brisés, questions disputées.)L’abstention au référendum sur Maastricht, telle que je l’avais exposée dans la dernière chronique[[Futur Antérieur n° 14., m’a valu de vifs débats avec plus d’un ami. J’ai proposé à Philippe Lacoue-Labarthe de me répondre ici même. Je lui laisse la parole. (J.- L.N.)

Strasbourg, le 17 novembre 1992

Cher Jean-Luc,

Vers la fin de l’été, nous avons convenu qu’à l’occasion du neuvième de tes “Monogrammes” nous discuterions publiquement de notre différend à propos de Maastricht et que, par conséquent, je répondrais à ton texte. Je vais essayer de le faire, le plus brièvement possible, juste pour indiquer où, entre nous, passe la différence, et ce qu’une telle différence entraîne, éventuellement, quant à une conception plus générale du politique. Mais soyons clairs : entre le moment où tu as écrit ce texte et aujourd’hui, tu sais, parce que je ne m’en suis pas caché, que j’ai voté “oui” au référendum, ce qui veut dire, et tu sais également que pour moi cela ne va pas de soi, que : 1. j’ai voté ; 2. j’ai voté “oui”. Double geste, donc, fait en connaissance de cause, par où se manifeste, que dans l’affaire j’ai, comme on dit maintenant, beaucoup investi. C’est ce dont je dois m’expliquer.
(Une parenthèse : au lendemain du référendum, j’ai appris, par la presse que nous lisons habituellement – exception faite de notre presse régionale, plus qu’honorable ces dernières années, et (curieusement ?) très fière du “vote alsacien”- que mon vote était au fond scandaleux (ou du moins scandaleusement typé) : vote de nanti, de riche, de yuppie – vote des régions traditionnellement antirépublicaines et sous l’influence des Églises (Bretagne, Alsace), vote blanc en somme -, opposé au vote “de gauche”, des pauvres, des disqualifiés, des laissés-pour-compte, des chômeurs (des vaincus de l’histoire, pour parler comme Benjamin), de ce qu’on n’ose même plus appeler le prolétariat. Les journalistes qui avaient appris l’analyse électorale à “Sciences-Po.” étaient tout heureux de voir se recomposer, disaient-ils, le paysage politique du siècle dernier ou du début de celui-ci : la France radicale, héritière de la Révolution, contre la France “réfractaire” – ce qui laisse au demeurant rêveur, s’agissant de l’Alsace. Et je ne dis rien de l’amplification, à mon sens indécente, du propos : vote (guerre) du Nord, ou du Centre, contre le Sud, ou la périphérie. On s’y reconnaissait enfin, après le gaullisme – maintenu vaille que vaille par Mitterrand – et mai 68, demeuré inclassable sinon en termes de reconversion performante des anciens gauchistes (c’est en ces tenues également qu’on analyse la victoire de Clinton, ce qui est, pour le coup, tout à fait abyssal). Je ne dis pas que le diagnostic est absolument faux. Je ne dis pas non plus qu’il n’existe pas une très profonde fracture interne à la France, dont au reste elle ne semble pas avoir l’exclusivité et qui me paraît bien antérieure à la Révolution, voire à la Réforme. Je me demande simplement comment, dans ce cas précis, on peut rappeler ces (plus ou moins) anciens clivages : si je comprends bien qu’on puisse identifier une sorte de “girondinisme” français – je n’y crois pas trop, mais admettons -, je vois très mal comment subsumer sous le même “jacobinisme”, sauf à faire fond sur la plus qu’obscure catégorie du “populaire”, le P.C.F. (et, supposée derrière lui, la “classe ouvrière’), la droite bonapartiste (Pasqua, Seguin) et le prétendu national-populisme, qui est en réalité un authentique fascisme. La question posée était plutôt précise, quoi qu’on ait dit sur le caractère “technique” du traité : êtes-vous pour, ou contre, l’élargissement – encore bien timide – de la notion de citoyenneté ? Au regard de cette question, c’est la crispation nationale qui m’a le plus choqué. Outre le fait que je n’avais pas du tout envie de sanctionner la “gestion” socialiste, ni la personne de Mitterrand -je suis plutôt d’accord avec toi, ils n’ont pas si mal travaillé, malgré tout et bien qu’ils n’aient jamais bénéficié du pouvoir régalien d’intimidation ou de légitimation autoritaire que s’arrogent les droites européennes, ou extra-européennes, depuis deux siècles -, je ne voulais pas voter “français”, même si je ne peux me réclamer d’aucune autre identité, en particulier linguistique. Mais c’est te dire aussi bien – je vais fermer cette parenthèse – que je comprends parfaitement ton abstention. Soyons clairs : la tentation de l’abstention était très forte, en effet. La circonstance européenne m’en a dissuadé. Je t’explique en quatre points pourquoi.

1. On a dit et répété : l’Europe qu’on soumet à votre approbation est celle du marché et de la bureaucratie bruxelloise. L’argument de la bureaucratie est faible (je ne vois vraiment pas ce que la bruxelloise a de pire, comparée à la française, à l’allemande, etc.). Celui du “marché” est beaucoup plus fort : le marché n’est pas autre chose que le Capital. Je maintiens, contre beaucoup de vents et quelques marées, que le Capital est la forme historique majeure de l’exploitation, et qu’il est donc, à ce titre, l’ennemi, si nous avons encore la faiblesse de croire (mais nous l’avons) qu’il y va, ici-bas, d’une libération ou d’une émancipation. Je ne vais pas gloser là-dessus. Cela dit, le marché, ce sont les marchands. Et avons-nous, franchement, quoi que ce soit de très grave à reprocher aux marchands ? Arrêtons l’idylle : Rousseau, voire Marx, celui en tout cas de la Contribution à la critique de l’économie politique, qui en est encore à exalter un improbable “troc” primitif. Chaque fois que les marchands sont venus au premier plan, du moins en Europe, chaque fois qu’ils ont pris le pas sur des souverainetés dures (royales ou princières, religieuses, militaires), au XIIe siècle, à la Renaissance, au XVIIIe siècle, chaque fois, c’est une immense circulation intellectuelle et artistique qui s’est créée, chaque fois il est pour ainsi dire né une civilisation. Le même Marx, qui vilipendait les “eaux glacées du calcul égoïste” (et il parlait en connaissance de cause), savait encore faire l’éloge de la bourgeoisie. Ce n’est plus notre tâche : la bourgeoisie est en décomposition. Mais essayons de penser ce que signifient l’argent, le marchandage et la marchandise. Sinon, nous n’arriverons à rien. Je coupe là, mais j’aurais beaucoup à dire, et en particulier sur le devenir-abstrait de la marchandise : ce n’est tout simplement pas vrai. La marchandise n’est devenue “spectacle” que du point de vue d’un rousseauisme, voire d’un christianisme crispé (je pense : 1. à Debord, miraculeusement redécouvert par l’ex-intelligentsia parisienne (ex-PC en 68, un comble, ex-Mao en 70-72, ou au-delà, ce qui est inqualifiable) ; 2. à Virilio, qui verse définitivement dans l’apologétique). La marchandise – l’argent – est une réalité originaire, comme le langage. Si nous ne nous affrontons pas à cela, nous n’aurons rien fait. Et c’est très exactement la raison pour laquelle il ne faut pas cesser de lire Marx : rien n’a encore été traité du problème qu’est le Capital.

2. On a dit encore – et tu dis toi-même – qu’il n’y a pas la moindre préoccupation sociale dans les dispositions du Traité. Mais fallait-il qu’il y en eût, si du moins l’on considère qu’il s’agissait là d’un traité en réalité politique ? Je ne peux pas souscrire à ce que tu dis de 1789 ce n’est pas l’irruption du “social” mais l’invention du politique moderne, c’est-à-dire la mise en cause du théologico-politique. La Révolution n’est sociale (rousseauiste) qu’après coup, avec la Montagne, l’aile gauche des Jacobins, les Enragés, etc. Ce qui est resté de 89 – la République – ne doit rien à cette confusion du politique et du social, qui est en revanche responsable de l’échec de la Révolution. Sur ce point j’accepte tout à fait les analyses de Hannah Arendt. Cela ne veut pas dire que je partage son enthousiasme pour la Révolution américaine. Mais je trouve juste qu’elle ait déploré, à l’occasion de 56 (Budapest) et de l’expérience conseilliste, qu’on n’ait au fond jamais trouvé la forme politique d’une révolution sociale. Pas une seule révolution sociale n’a réussi à engendrer autre chose que des dictatures militaires-policières, des excroissances bureaucratiques et du capitalisme d’Etat. On a entendu dire, depuis 1989, que le capitalisme avait gagné ; mais ce “triomphe” était acquis au moins depuis la NEP. Là encore, si nous ne voulons pas désarmer, une tâche est devant nous : celle de repenser le statut politique. Les pensées majeures de ce temps y ont achoppé : ce n’est pas forcément une raison pour baisser les bras.

3. Comme je te l’ai dit souvent durant l’été, je reste persuadé que Maastricht est en réalité un traité de paix déguisé. Au demeurant, cela a fini par se dire au cours de la campagne, même si cela s’est dit de manière particulièrement maladroite et grossière (vis-àvis de “nos amis allemands’). Pendant presque un demi-siècle, le partage de l’Europe a entériné la punition de l’Allemagne. Du jour où l’empire soviétique (ou plutôt russe et néo-tsariste) s’effondrait, il fallait bien esquisser une première forme de contrat où l’Allemagne (réunifiée, du moins tant qu’on respecte la ligne Oder-Neisse) trouvait un statut. Cela s’est fait sur la base de l’acquis (le CEE), avec une argumentation économique (la division du marché mondial en trois grands pôles) et dans l’idée restée assez confuse qu’il fallait bien préparer une “intégration” des pays dits “de l’Est”, c’est-à-dire des entités politiques qui allaient surgir ou resurgir du fait même de l’effondrement de l’Empire. S’il existe une chance de paix sur ce continent, et rien n’est moins sûr, il me semble qu’il fallait en passer par là, quelque insatisfaction qu’on en ressentît, d’autant plus que le traité incluait – en principe – l’Angleterre, qu’il détachait donc de la nébuleuse “anglosaxonne”. Ce n’est pas un geste historique indifférent, et nos vieux staliniens, nos nationalistes de toujours et nos néo-fascistes ne s’y sont pas trompés un instant

4. Enfin, mais sur ce point une discussion sur le fond excéderait les limites de cette réponse, je ne crois pas pertinente, s’agissant du moins du politique moderne, l’opposition que tu fais entre le “figural” et le “social”. Le siècle entier nous apprend que c’est à la collusion forcenée des deux que nous avons (eu) affaire, et c’est du reste pourquoi, quelque discutable qu’il soit, le livre de Jünger sur le Travailleur est l’un des plus lucides qui aient été écrits sur l’époque. La “fusion” que tu évoques n’est pas simplement le fait du fascisme ; elle l’est tout autant du lénino-stalinisme et de ses copies conformes. Je (accorde sans difficulté qu’elle est très atténuée, voire absente (cela reste à prouver), dans lesdites démocraties, pour autant que le Capital puisse faire l’économie d’une figuration. Mais elle peut ressurgir à chaque instant, ne serait-ce que sous la forme de la fusion du figural et du national, comme on le constate malheureusement dans les décombres de l’Empire. C’est au point, tu le sais, que je me demande si la figuration, en politique, n’appelle pas immanquablement la fusion. Il y a là une immense question. Ce n’est pas aujourd’hui que nous allons même en esquisser les contours. Mais nous serons bien obligés d’y revenir.
A bientôt par conséquent, ici ou ailleurs. (Ph. L-L.)

Je ne répondrai pas aujourd’hui. Je dirai seulement ceci à Philippe

1. Sans aucune facilité, ni récupération complaisante, je suis vraiment heureux de ce que de tels dissentiments – et la faiblesse du “oui” qui en est aussi l’écho – aient interdit de considérer l’ “Europe” comme une évidence en marche, et fassent surgir, erfimn, des questions de cette importance.

2. Si “l’invention du politique moderne” ne s’articule que comme “la mise en cause du théologico politique”, alors elle n’est pas “invention” : elle engage seulement dans le ‘figurai”, en effet, comme substitution éperdue de figures fusionnelles à la figure Monarchique (entendue comme douée de tous ses attributs). En revanche, si c’est autre chose (j’avoue qu’on peut en douter, mais alors c’est le politique comme tel qui est clos), il me semble que ce doit être :
a) ce que je voulais indiquer par le “social” opposé au ‘figurai’, à savoir, non “le destin d’un peuple”, mais l’existence (rune collectivité (si on ne veut pas dire “communauté”), c’est-à-dire encore, et malgré tout, “liberté, égalité, fraternité”, chacun de ces termes étant, en droit, vecteur de dé-figuration;
b) la nécessité de cette complication supplémentaire : que cela même (une “libération”, oui) est aussi à présenter, à inscrire, à tracer, ou à phraser (comme tu voudras) – exigence que j’ai aussi désignée comme celle d’une `figuration” ,faute de mieux. Je veux bien changer le mot. Ma question : le marché est-il un tel tracé ? Car enfin, le marché est-il simplement identifiable aux marchands ? c’est-à-dire, pour faire “figure’, aux Phéniciens, à l’alphabet, à la naissance d’une culture ?

Au fond, notre question est peut-être : allons-nous accoucher d’une culture grâce à la fin du politique ou contre cette fin, qui ne serait que prétendue ? En tout cas je maintiens, contre tous les refrains dominants, que ce sera grâce à la ‘fin de la philosophie”, pourvu qu’on veuille enfin penser ce que cela veut dire, et qui implique, bien entendu, le sort du “politique”. – Ce qui signifie le nom de “Maastricht” m’a paru décidément trop enfermé dans la “philosophie” (dans la “conception du monde”), et peu propice à la pensée. (J.-L. N.)