Le numéro 116 du magazine montréalais d’art contemporain Parachute (un beau numéro d’ailleurs, consacré à São Paulo et coordonné par notre collaboratrice Suely Rolnik) contient cette récension de Multitudes 15, proposée par Stephen Wright
BH
Depuis sa création en 2000, la revue Multitudes se distingue dans le paysage éditorial et politique français comme un laboratoire de réflexion sur les paradoxes du capitalisme post-fordiste, non seulement en analysant les nouvelles pratiques d’exploitation et d’accumulation (basées, comme on le sait, moins sur la production d’objets de consommation que sur la production de sujets à consommer) mais en mettant en évidence les nouveaux terrains de luttes contre l’appropriation capitaliste ainsi que les contradictions inhérentes à la société du travail immatériel. L’art contemporain étant une manifestation emblématique du travail immatériel où ces contradictions se laissent examiner in vivo, cette quinzième livraison de la revue consacre sa «Majeure» aux pratiques artistiques existant en dehors des institutions, avec une série d’essais critiques (par Suely Rolnik, Brian Holmes) et d’artistes (Bureau d’études, The Yes Men, Jordan Crandall, Marko Peljhan). Ces textes sont à lire à la lumière de la «Mineure», consacrée au rôle de la créativité au travail, où entre autres, Maurizio Lazzarato montre comment la logique des biens communs (connaissances, langages, arts) est incompatible avec celle du capitalisme cognitif qui cherche à se les approprier : comme ils résultent de la «coopération entre cerveaux», ils sont indivisibles et finalement inappropriables. Au lieu d’insister sur l’esthétisation du travail, Lazzarato souligne en quoi l’esthétique est elle-même productrice d’autonomie, ouvrant ainsi – tout comme les pratiques artistiques concrètes évoquées précédemment – de nouvelles perspectives de résistance possibles. Ce numéro évite ainsi les deux écueils qui guettent toute réflexion se voulant politiquement lucide sur l’art : les interventions ne s’enlisent ni dans une dénonciation du système institutionnel de l’art, ni dans un encensement de l’art en général ; mais elles ne se résignent pas non plus à constater la captation stratégique de la créativité par le capital, mettant plutôt en avant la capacité réelle de certaines pratiques à déconstruire «l’homogénéisation dans la perception et l’uniformisation dans la sensation». En art comme ailleurs, se demande-t-on dans l’éditorial, «comment singulariser individuellement et collectivement les machines d’expression pour produire des devenirs minoritaires qui échappent aux logiques spectaculaires de la production du sensible ?» En se penchant sur cette question centrale du numéro – parmi les plus cruciales de notre époque – Multitudes révèle sa véritable ambition : d’être non seulement un véhicule critique mais un chantier de propositions. Ce n’est donc que plus utile que cette quinzième livraison, comme d’ailleurs tous les numéros, hormis les deux derniers, est désormais disponible en entier sur Internet.