Articles : Sociologies

Normes et normativité en sociologie de l’éducation

Partagez —> /

Le récent colloque que l’AISLF[[Pour un nouveau bilan de la sociologie de l’éducation, colloque du Comité de recherche « Modes et procès de socialisation » de l’Association Internationale des Sociologues de Langue Française, Paris, INRP, 25-27 mai 1993. a consacré au bilan de la sociologie de l’éducation de langue française a mis en lumière l’importante diversification de ses objets et des questions auxquelles elle se propose de répondre, mais il a surtout insisté sur le tournant d’ordre paradigmatique qu’elle aurait pris à l’aube des années quatre-vingt. De fait, rompant avec les théories de La Reproduction, de nombreux travaux s’efforcent depuis lors de réintroduire l’approche ethnographique en sociologie de l’éducation et d’ouvrir ces quasi-« boîtes noires » qu’étaient jusqu’alors la classe, l’établissement ou la « communauté »[[Cf. Agnès Henriot, Jean-Louis Derouet et Régine Sirota, « Approches ethnologiques en sociologie de l’éducation : l’école et la communauté, l’établissement scolaire, la classe », Revue française de pédagogie, n° 78, janvier-février-mars 1987, p. 73-108, et n° 80, juillet-août-septembre, 1987, p. 69-97., à l’aide des scalpels méthodologiques et paradigmatiques utilisés dans les travaux anglo-saxons inspirés par l’interactionnisme symbolique, la phénoménologie sociale ou l’ethnométhodologie. Il ne s’agit plus alors de débusquer les modes selon lesquels se réalise une inégalité jouée d’avance et de dévoiler la méconnaissance ou les intérêts cachés des acteurs, mais d’étudier « l’inégalité en train de se faire », « en prenant au sérieux la rationalité des acteurs » et en tentant « de rendre compte de la manière dont, en situation, ils construisent le social »[[Jean-Louis Derouet, « Une sociologie qui prend au sérieux la rationalité des acteurs », Revue française de pédagogie, n° 95, avril-mai-juin 1991, p. 65-66.. Suivant, avec retard, l’exemple de ses homologues anglophones, la sociologie de l’éducation de langue française, rompant avec les paradigmes objectivistes, serait devenue « constructiviste » et « compréhensive ».

Le renversement ainsi opéré entre approche « objectiviste » et approche « subjectiviste » des institutions éducatives se joue pour une part essentielle autour de l’opposition-imposition vs production de normes : « L’une (de ces approches) définira l’institution comme une forme sociale définie en dehors des acteurs, comme un ensemble de normes s’imposant à eux ; l’autre inversera le rapport que les membres entretiennent avec leurs institutions, qu’ils contribuent au contraire à fabriquer dans un bricolage institutionnel permanent », au cours duquel « les normes sur lesquelles l’institution scolaire repose (…) sont produites au jour le jour par les partenaires de l’acte éducatif »[[Alain Coulon, Note de synthèse « Ethnométhodologie et éducation », Revue française de pédagogie, n° 82, janvier-février-mars 1988, p. 65-101.. On peut cependant se demander si, formulée ainsi, une telle opposition ne repose pas sur la tentation commune à l’une et l’autre approche de dissoudre la tension interne à la notion de norme en hypostasiant ce qu’elle doit aux rapports (de distinction, de conflit, de négociation ou d’interaction) entre acteurs et groupes sociaux, au détriment de ce qu’elle doit à la spécificité des objets de savoir et de culture et des activités (d’enseignement et d’apprentissage) qui permettent (ou non) leur appropriation par les élèves.

Ainsi peut-on déceler comme un débat ou une hésitation internes aux théories de La reproduction dans les premiers travaux de Bourdieu concernant le rôle de l’école dans la perpétuation des inégalités sociales. A l’un des pôles de cette tension la thèse selon laquelle la violence symbolique exercée par le système scolaire tient à son indifférence aux différences qui lui préexistent, au fait que la formation qu’il donne ne peut être réellement appropriée que par ceux qui ont acquis au cours de leur socialisation primaire la formation qu’il ne donne pas : « en ne donnant pas explicitement ce qu’il exige, (le système d’enseignement) exige uniformément de tous ceux qu’il accueille qu’ils aient ce qu’il ne donne pas, c’est-à-dire le rapport au langage et à la culture que produit un mode d’inculcation particulier et celui-là seulement. (…) La dépendance du système traditionnel à l’égard des classes dominantes se lit directement dans le primat qu’il accorde au rapport à la culture sur la culture »[[Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction, Ed. de Minuit, 1970, p. 163 (souligné par moi).. Une telle définition de la violence symbolique, parce qu’elle préserve une différence entre culture et rapport à la culture, laisse la place pour des propositions de remédiation. Jusqu’en 1970, celles-ci ne manquent pas dans les travaux de Bourdieu et de son équipe qui plaident alors pour une pédagogie explicite, rationnelle, s’opposant à « la prépondérance absolue (que le système d’enseignement français) accorde à la transmission orale et à la manipulation des mots, (à) la disproportion entre l’apprentissage par ouï-dire et l’apprentissage sur pièces par la discussion réglée, l’exercice, l’expérimentation, la lecture ou la production de travaux »[[Ibidem, p. 151. De telles propositions pour une pédagogie explicite figurent également dans Les Héritiers, Ed. de Minuit, 1964, dans l’article de P. Bourdieu, « L’école conservatrice. Les inégalités devant l’école et devant la culture », Revue Française de Sociologie, VII, 1966, p. 325-347, ainsi que dans P. Bourdieu, J.-C. Charnboredon et M. de Saint-Martin, Rapport pédagogique et communication, Cahiers du centre de sociologie européenne, Mouton, 1968..

A l’autre pôle de cette tension, la thèse selon laquelle la violence symbolique exercée par le système scolaire procède tout entière de sa fonction sociale d’imposition arbitraire de l’arbitraire culturel de la classe dominante, et une acception radicale de cet arbitraire déniant aux savoirs et aux objets de culture, aux formes et pratiques symboliques, toute nécessité normative transcendante par rapport aux positions des acteurs dans l’espace social, désavouant donc par avance tout effort de rationalisation de la pédagogie visant à enseigner mieux des contenus qui vaillent. C’est cette dernière posture qui a prévalu, tant dans le travail de Bourdieu et de son équipe que dans ce qu’en ont retenu la plupart de ses lecteurs et commentateurs. Dans les travaux de Bourdieu postérieurs à La Reproduction, dominera sans partage une problématique qui, dans l’institution scolaire comme sur l’ensemble des « marchés » culturels ou linguistiques, réduit pratiques et contenus culturels ou scientifiques à leur valeur emblématique monnayable sur les différents marchés de la Distinction, dans les différents champs d’un espace social qui ne saurait être défini que « par l’extériorité réciproque des positions »[[Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Ed. de Minuit, 1989, p. 9.. Ne pouvant faire aucune place aux exigences normatives internes propres à la production de connaissances, à l’activité artistique[[Cf, sur ce point, la note de lecture que Claude Amey a consacrée dans le n° 16 de Futur antérieur à l’ouvrage de Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, 1992. ou à la production par les hommes de leurs moyens d’existence, une telle critique radicale de la culture confine au relativisme culturel et épistémologique, et au désaveu par avance de toute entreprise visant à s’attaquer aux phénomènes de violence symbolique à l’école. De fait, les travaux de Bourdieu postérieurs à La Reproduction ne feront, à ma connaissance, plus aucune allusion au rôle possible d’une pédagogie explicite dans la lutte contre l’inégalité scolaire et culturelle[[Il reste que la tension interne à la définition de l’arbitraire culturel et de la violence symbolique du système scolaire dans les premiers travaux de Bourdieu est réapparue ces dernières années, mais sous forme de contradiction externe entre, d’une part, un travail sociologique instruisant le procès généralisé de la culture, et, de l’autre, le rôle d’ « expert » joué par Bourdieu dans l’élaboration et la rédaction des Propositions pour l’enseignement de l’avenir, commandées par F. Mitterrand au Collège de France en 1985, puis du rapport préliminaire à la Consultation Nationale sur les Contenus d’Enseignement organisée en 1989-1990 par le ministère de l’Education nationale..

Quant à elles, les approches de type interactionniste ou ethnométhodologique se donnent pour objectif de décrire les procédures, les raisonnements pratiques et les bricolages par lesquels les acteurs construisent le social et produisent, au jour le jour, les normes sur lesquelles repose l’institution scolaire, en refusant d’y voir la « révélation » (au sens photographique) d’une inégalité jouée par avance en amont des situations et interactions scolaires, d’où le privilège accordé à l’observation directe des interactions et activités pratiques et le refus de les évaluer en fonction de critères et de normes extérieurs aux situations ou aux comptes rendus que peuvent en faire leurs protagonistes. Ainsi P. Woods écrit-il, à propos de l’approche ethnographique et interactionniste : « Si nous voulons appliquer cette démarche à la classe, nous devrons nous intéresser à la façon dont professeurs et élèves vivent et interprètent les processus scolaires. Nous ne tenterons aucune définition préalable des activités qui se dérouleront (comment ” enseigner ” et comment ” apprendre ” par exemple), et poserons à la place la question fondamentale ” qu’est-ce qui se passe ici – et pourquoi ? “[[Peter Woods, « Social Interaction in the Classroom : the Pupils’s Perspective », in E. de Corte et al., Learning and Instruction, Pergamon, 1986, traduit en français dans L’ethnographie de l’école, Armand Colin, 1990. », tandis que Garfinkel invite le chercheur à se garder de tout projet visant « à évaluer, reconnaître, catégoriser, décrire les propriétés rationnelles des activités pratiques – i.e. leur efficience, efficacité, effectivité, intelligibilité, cohérence, intentionnalité, typicité, uniformité, reproductibilité – en se servant d’une règle ou d’un étalon défini en dehors des situations effectives où de telles propriétés sont reconnues, utilisées, produites et commentées par les membres qui y participent »[[Harold Garfinkel, Studies in Ethnomethodology, Prentice Hall, 1967 (chapitre I, traduit en français in Textes essentiels de la sociologie, Larousse, 1992)..

Le concept d’accountability des ethnométhodologues postule qu’il n’y a pas de différence de nature entre les procédures de raisonnement de sens commun mises en oeuvre par les acteurs en situation, celles qu’ils utilisent pour rendre ces situations descriptibles et celles qui président au travail scientifique du sociologue. L’assimilation de ces trois processus que sont l’interprétation en actes, la compréhension et l’analyse repose elle-même sur un postulat d’auto-référence et de transparence du factuel dont les principes d’organisation sont censés se livrer d’eux-mêmes aussi bien à la connaissance pratique des participants de l’action immédiate qu’à la connaissance savante du sociologue, postulat que D. Flader et T. von Trotha qualifient de présupposé positiviste implicite de l’ethnométhodologie[[Dieter Flader et Thilo von Trotha, « Le positivisme implicite de l’analyse ethnométhodologique de la conversation », Langage et Société, n° 48, juin 1989, p. 7-34 (article paru dans Zeitschrift für Sprachwissenschaft, fasc. 1, 1988). La même argumentation est soutenue dès 1986 par Jean-Marie Brohm, dans « L’ethnométhodologie en débat », Quel corps ?, n° 32-33, décembre 1986.. De plus, l’illusion, commune à P. Woods et à Garfinkel, selon laquelle serait possible une observation qui permette d’observer, de décrire et d’analyser « ce qui se passe ici et pourquoi », sans mettre pour cela en oeuvre des catégories et des principes de sélection, de différenciation et de hiérarchisation des réalités observées, aboutit, de fait, à conférer un privilège exorbitant à ce qui est immédiatement visible, au risque de réduire les activités et interactions à leur apparence extérieure, voire à ce qui en est enregistrable par les technologies audio-visuelles, et de perdre ainsi de vue leur objet.

Ce risque me semble particulièrement préjudiciable à l’analyse des situations et activités d’apprentissage. Le refus d’importer dans l’observation et l’analyse de « ce qui se passe dans une classe et pourquoi » tout critère extérieur ou transcendant à l’ici et maintenant de la situation interdit de fait d’interroger et d’interpréter ce que font élèves et enseignants et pourquoi, à partir de principes épistémologiques concernant la nature des savoirs enseignés, et questionnant la pertinence de leurs processus de « didactisation » et d’apprentissage. Les activités didactiques et d’apprentissage apparaissent ainsi comme le parent pauvre, voire déshérité, des travaux interactionnistes ou ethnométhodologiques en éducation. Ceux-ci se sont en effet pour une large part focalisés sur l’étude de la construction, de la négociation ou de la contestation des règles et routines de l’ordre scolaire, celui-ci étant dès lors beaucoup plus souvent appréhendé en termes « polémologiques » qu’en termes cognitifs. Ainsi bon nombre de recherches qualitatives anglo-saxonnes ont-elles en commun d’appréhender l’école ou la classe comme un champ clos, une « arène », voire un champ de bataille, où les protagonistes que sont les enseignants et les élèves négocient leurs places, leurs rôles et leurs stratégies dans des rapports de force sans cesse à redéfinir[[Bemard Charlot fait ainsi remarquer à quel point le titre des chapitres de l’ouvrage Interaction in the Classroom publié par Sara Delamont, l’un des auteurs majeurs de l’ethnographie de l’école britannique, est révélateur d’une telle conception Setting the scene, The protagonists : the leacher, The protagonists : the pupils, Let baille commence : strategies for the classroom (« L’ethnographie de l’école dans les travaux britanniques », Pratiques de Formation-Analyses, n° 18, Université Paris 8, décembre 1989, p. 87-106 ; l’ouvrage de Sara Delamont ainsi commenté est Interaction in the Classroom, Methuen, 1976 [2′ édition 1983).. « Se cherchant » sans cesse (au double sens du terme), élèves et enseignants ne partagent dès lors que ce rapport de force où il s’agit de « survivre »[[Sur le concept de « survie », cf. Peler Woods, L’ethnographie de l’école, op.cit. face à la volonté et aux stratégies déployées par chacun pour (re)définir les situations scolaires à son avantage, bien plus que d’apprendre ou d’enseigner en partageant un minimum de buts communs. Ces travaux sont certes souvent très riches et très suggestifs mais, d’une part, ils ne nous apprennent pratiquement rien sur ce qui se joue dans la classe concernant les apprentissages, d’autre part, ils tendent souvent à confondre ce qui relève du registre de normativité propre aux critères de vérité d’un énoncé ou d’un savoir, et donc aux critères de pertinence des activités d’enseignement et d’apprentissage, et ce qui relève des contraintes d’organisation de la vie de la classe[[Ainsi W. Waller, dans un travail souvent présenté comme le premier ouvrage interactionniste concernant l’éducation, écrivait-il que les punitions « servent à définir la situation. Elles permettent aux élèves de distinguer clairement ce qui est autorisé de ce qui ne l’est pas, (elles) leur indiquent le vrai et le faux à l’intérieur de cette organisation sociale complexe qu’est l’école » (Willard Waller, The Sociology of Teaching (1932), 2′ édition, John Wiley & Sons, 1967, cité par Alain Coulon, Ethnométhodologie et Education, PUF, 1993)., voire même à vouloir rendre compte de l’ensemble des processus de construction de l’échec, de la réussite et de la sélection scolaires en excluant ou en marginalisant de fait la question du rapport entre les interactions et les routines de l’ordre scolaire et les apprentissages. La tentation est grande, dès lors, de dénier toute réalité cognitive à « l’échec scolaire » et de penser qu’il ne tient qu’à l’affrontement, plus ou moins conflictuel, des stratégies de survie et des micro-perspectives des protagonistes ou à des phénomènes d’étiquetage et de représentations[[Ainsi Alain Coulon, pour qui « la théorie de l’étiquetage nous fournit le modèle qui permet d’étudier à la fois les processus et les procédures par lesquels l’acte éducatif s’assemble, et par lesquels la sélection se construit, dans et par le travail des interactions », n’hésite-t-il pas à écrire qu’elle est une « description de la manière dont se déroulent les apprentissages » (Ibidem, p. 113)..

Ainsi la tension interne à la notion de norme est-elle au cœur des problèmes soulevés par les travaux fondateurs de H. Mehan portant
sur la « compétence sociale » requise pour réussir à l’école, ou par les travaux portant sur l’apprentissage du métier d’élève. Ces travaux ont l’immense mérite d’avoir mis en évidence l’existence, dans le quotidien du fonctionnement de la classe ou de l’établissement, d’un curriculum caché, soit de modes de pensée, de routines, de règles institutionnelles de conduite et de communication, de règles de déplacement ou de prises de parole, en un mot de « règles du jeu » irréductibles au curriculum formel, et qui sont, pour une large part, implicites et variables selon les circonstances. L’identification de ces règles du jeu et le décryptage des attentes et exigences implicites de l’enseignant apparaissent dès lors constitutives de l’apprentissage du métier d’élève, le bon élève étant celui qui peut ainsi satisfaire au travail scolaire défini comme « ensemble de routines »[[Cf. Philippe Perrenoud, La fabrication de l’excellence scolaire, Genève, Librairie Droz, 1984., qui fait preuve de sa compétence à interpréter et maîtriser les règles de la situation.

H. Mehan définit la compétence sociale comme « les habiletés et capacités que l’on doit mettre en oeuvre pour être membre effectif d’une communauté particulière », avant d’ajouter que, « dans le cas de la classe, la compétence implique l’intégration du savoir académique (academic knowledge) et des habiletés interactionnelles (interactional skills). Pour réussir en classe, les élèves ne doivent pas seulement maîtriser les matières académiques, mais aussi apprendre la forme appropriée dans laquelle donner à voir leur savoir académique. La compétence scolaire implique ainsi autant la forme que le contenu »[[Hugh Mehan, « Structuring school structure », Harvard Educational Review, vol. 48, n° 1, feb. 1978, p. 32-64 (toutes les citations qui seront faites de Mehan par la suite sont tirées de cet article) ; cf. également Hugh Mehan, « The competent student », Anthropology and Education Quarterly, XI, 3, 1980, p. 131-152.. Mais la dichotomie radicale ainsi opérée entre forme et contenu, qui réserve l’une au domaine des interactions et des compétences procédurales (skills) qu’elles requièrent, et l’autre au domaine du savoir académique défini en termes d’objet de connaissance (knowledge) n’est pas sans poser problème. Le rapport forme-contenu ne mérite-t-il pas d’être interrogé comme composante interne de l’élaboration et de la transmission des connaissances et des contenus culturels, soit donc pour ce qui concerne les rapports dialectiques entre processus formateurs et formes faites[[Sur ce point, cf. Lucien Sève, « Forme, formation, transformation », Structuralisme et dialectique, Paris, Ed. Sociales, 1884. dans la filiation des concepts et des oeuvres, dans leur élaboration socio-historique, et les rapports entre contextualisation et décontextualisation, entre outil et concept[[Régine Douady, Jeux de cadres et dialectique outil-objet dans l’enseignement des mathématiques, Thèse pour le Doctorat d’État, Université Paris 7, 1984 dans leurs modes de traitement didactique ? En réduisant cette composante dialectique interne aux contenus à une contradiction externe entre compétence académique et compétence interactionnelle, Mehan n’est-il pas porté à accorder d’autant plus d’importance à l’étude d’interactions coupées de leur objet, des contenus enseignés sur lesquels elles portent, qu’il semble réduire ces contenus à des connaissances ou des informations, mésestimant par là l’importance du travail cognitif que requiert leur appropriation[[Ainsi, présentant les travaux de Mehan qui constituent l’une des références majeures de son propre travail, Georges Lapassade écrit-il que « les élèves doivent apprendre les règles (interactionnelles) de la classe tout autant qu’ils doivent apprendre les capitales des États et les noms des couleurs s’ils veulent réussir aux yeux de leurs enseignants et de tous ceux qui sont en position d’évaluer leurs performances » (L’ethno-sociologie, Paris, Méridiens-Klincksieck, 1991, p. 168, souligné par moi). ?

Les problèmes posés par cette dichotomie entre compétence académique et compétence interactionnelle sont patents dans les conclusions que Mehan tire de l’observation des interactions verbales et non-verbales lors de séquences de cours étudiées sur le modèle de l’ethnographie de la communication, lorsqu’il écrit que « la participation compétente dans la communauté de la classe requiert des élèves qu’ils interprètent les règles implicites de la classe qui déterminent quand, avec qui et de quelle manière ils peuvent prendre la parole et quand, où, et de quelle manière ils peuvent agir », sans chercher à mettre en rapport les règles en question et la pertinence de la parole ou l’efficace de l’action du point de vue de ce qu’il appelle la compétence académique. Le privilège ainsi accordé à la forme des interactions langagières et para-langagières au détriment de leur objet se nourrit du clivage préalablement opéré par Mehan entre échange langagier et formation, développement et expression de la pensée (« le langage sert principalement à la communication plutôt qu’à l’expression de la pensée »), clivage qui va à l’encontre de tous les résultats de recherche sur la construction sociale, dialogique, du langage et de la pensée[[Sur ce point, cf., entre autres, Michel Deleau, Les origines sociales du développement mental, Paris, Armand Colin, 1990..

Dans une perspective très proche de celle de Mehan, R. Sirota s’est également attachée à l’étude des interactions verbales maître-élèves à l’école primaire[[Régine Sirota, L’école primaire au quotidien, Paris, PUF, 1988 (toutes les citations de ce paragraphe sont issues de cet ouvrage).. Les données ainsi recueillies montrent que ce sont les enfants des classes moyennes qui semblent les plus intégrés au fonctionnement quotidien de la classe, qui prennent, demandent et obtiennent le plus souvent la parole ; les enfants des classes populaires se situent plus en retrait, dans un comportement de repli ou d’attente, tandis que les enfants des catégories supérieures, parmi lesquels la proportion de bons élèves est la plus grande, ont un rapport contradictoire à « la règle du jeu » de l’école, fait à la fois de détachement et d’assurance. Ainsi, « ce n’est pas la catégorie qui obtient les meilleurs résultats qui incarne la norme scolaire dans le quotidien ». Ces résultats sont tout à fait passionnants mais, alors que R. Sirota affirme comme principe méthodologique que « les interactions verbales ne peuvent être analysées indépendamment du contenu communiqué et plus précisément des référents culturels et institutionnels », on ne sait rien, à la lecture de son livre, du contenu des interactions observées, ni de leur rapport avec l’apprentissage. Alors que la recherche se proposait de comprendre comment se déterminaient les pratiques réciproques des acteurs sociaux dans l’interaction, on ne sait rien de ces pratiques, pas plus des activités des élèves que de celles des instituteurs.

On le regrette d’autant plus que ce sont les enfants des classes moyennes, bien plus que ceux des catégories supérieures qui connaissent pourtant une meilleure réussite scolaire, qui apparaissent comme les partenaires privilégiés des enseignants dans les interactions verbales étudiées, constat qui montre combien la compétence nécessaire à la réussite scolaire excède sa composante interactionnelle. Cette autre composante de la compétence n’est évidemment pas ignorée des tenants d’une approche interactionniste ou ethnométhodologique des situations et activités scolaires, mais la focalisation de la plupart de leurs travaux sur l’ordre ou l’organisation scolaire ne lui concède guère qu’une reconnaissance formelle, et le clivage, méthodologique ou théorique, qu’ils postulent entre compétence académique et compétence interactionnelle ne peut que constituer un obstacle au nécessaire travail visant à élucider leurs rapports. A l’inverse, un tel travail ne saurait méconnaître l’importance des routines et des règles du jeu dans la vie de la classe, mais il ne saurait pas plus se soumettre à l’interdit méthodologique d’user, pour évaluer la pertinence et l’efficience des activités pratiques, de critères et normes extérieurs et transcendants aux situations ou aux comptes rendus que peuvent en faire leurs acteurs. Il ne saurait se satisfaire ni d’une installation suffisante dans les formes consacrées de la culture scolaire et de sa transmission, ni d’une conception faible du « métier d’élève » dissolvant la normativité propre à l’appropriation de savoirs et contenus culturels dans un ensemble indifférencié de routines et de normes comportementales et interactionnelles, qui ne pourrait donc rien dire de l’élève face aux mathématiques, à la langue écrite ou à un texte littéraire[[Ne peut-on penser que le travail d’Alain Coulon sur « les pratiques d’affiliation au métier d’étudiant », qui est l’une des toutes premières (et encore rares) recherches empiriques d’inspiration ethnométhodologique menées en France, relève d’une telle conception faible du métier d’étudiant lorsque l’auteur, après avoir plaidé pour la mise en oeuvre d’une « pédagogie de l’affiliation », postule qu’une telle affiliation et donc une telle pédagogie ne sont pas nécessairement liées à une discipline particulière ? (Le métier d’étudiant. Approches ethnométhodologique et institutionnelle de l’entrée dans la vie universitaire, Thèse pour le Doctorat d’État, Université Paris 8, 1990)..

Ainsi B. Lahire[[Bemard Lahire, Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, PUL, 1993., retrouvant par là les conclusions de certains travaux menés en sociologie et psychologie du langage[[Cf., par exemple, Elisabeth Bautier, Pratiques langagières, structures sociocognitives et apprentissages différenciés, Thèse pour le Doctorat d’État, Université Paris 5, 1990., met-il en évidence, au terme d’un important travail d’observation des pratiques langagières organisant la vie de la classe et des pratiques enseignantes dans le domaine du langage, le rapport étroit entre la réussite ou l’échec scolaire et la capacité ou la difficulté des élèves à prendre le langage et la langue elle-même comme objet d’analyse, à les penser et à en user sur un registre métalinguistique, émancipe de leur fonction référentielle et communicative immédiate. Dans le même sens, les travaux que E. Bautier, B. Charlot et moi-même avons menés dans des écoles de Zones d’Éducation Prioritaire de la banlieue Nord de Paris montrent qu’à origine sociale équivalente, les élèves en difficulté sont ceux qui ont le plus fortement tendance à identifier acquisition de savoirs et conformité aux normes de l’organisation de la classe et aux rituels pédagogiques, à confondre les objets et disciplines d’apprentissage avec les tâches et exercices ponctuels qui les requièrent ou visent à en apprécier la maîtrise, alors que les bons élèves s’interrogent, au-delà de ces tâches et exercices, sur la spécificité et la cohérence des disciplines, sur les principes généraux qui les sous-tendent, soit donc sur le sens de ce qu’ils apprennent[[Bemard Charlot, Elisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, École et savoir dans les banlieues… et ailleurs, Paris, Armand Colin, 1993.. De tels travaux autorisent à penser que la réussite scolaire ne dépend pas seulement de la compétence des élèves à se conformer aux routines et rituels scolaires, mais au contraire de leur capacité à s’en émanciper en anticipant les savoirs en cours de construction au-delà de ces routines et rituels, en donnant à leur activité un sens cognitif et culturel qui transcende la nécessité de s’acquitter de tâches morcelées et de normes interactionnelles, et qui entre en débat avec la normativité propre aux savoirs et contenus culturels enseignés.

Réduisant cette normativité à une convention ou à un pur arbitraire, ramenant sans cesse les acteurs et les groupes sociaux à leurs stratégies ou à leur position dans la situation ou dans l’espace social, et au point de vue, à la perspective ou à l’habitus qu’elles déterminent, sans pouvoir penser l’objet ni l’efficace de leurs activités, interactionnisme, ethnométhodologie et sociologie de l’habitus ne se rejoignent-ils pas dans une même tentation relativiste dont témoignerait l’usage indifférencié des concepts ou notions de règles et de normes qui réunit, au-delà de leurs contradictions et de leurs conceptions opposées du social, leurs approches des institutions scolaires ? S’imposant à eux de l’extérieur ou produites au jour le jour par les acteurs, les normes en question semblent ne relever que de processus d’acceptabilité, de négociation ou de légitimation sociale qui ne sont jamais considérés comme faisant fond sur un ou des principes de normativité qui transcendent les situations ou la structuration des champs telles que les appréhendent l’une ou l’autre approche. Elles ne doivent rien à ce que l’on peut définir comme étant une normativité humaine[[Pour une discussion plus large des notions de nonne et de normativité, cf. Georges Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, PUF, 1966; Yves Schwartz, Expérience et connaissance du travail, Paris, Messidor, 1988, ainsi que, dans un autre genre, Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission. Essai sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985., tenant à des critères de vérité, de nécessité, à des sanctions de réel dans la pratique (y compris théorique), à des valeurs esthétiques, etc.

Plus, le sociologisme relativiste ne peut faire entrer un tel concept de normativité ni dans sa définition du social, réduit à une arène dans laquelle se jouent ou se répètent affrontements, rapports de force, négociations et compromis, ni dans sa conception du sujet[[A cet égard, il convient de prendre au pied de la lettre l’affirmation de Goffman selon laquelle, si la sociologie des circonstances ne peut éviter la psychologie, elle se satisfait d’ « une psychologie dépouillée et étriquée » (Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Ed. de Minuit, 1974, p. 8)., réduit à son leurre spéculaire dans le regard d’autrui et dans des relations avec celui-ci qui, qu’elles soient de pure distinction ou de partage de représentations, ne s’éprouvent jamais dans aucun registre extérieur et transcendant. II apparaît ainsi indissociable d’une conception faible tant de l’objectivité que de la subjectivité, en ce que tout débat entre universel et singulier, entre sens et signification s’y trouve annulé : le sens se voit soit explicitement dénoncé comme expression, rationalisation ou euphémisation d’intérêts sociaux objectifs, cachés ou méconnus, soit enfermé dans une conception solipsiste ou imaginaire, parce que privé de toute possibilité de s’éprouver dans le registre des significations qu’il incarne. Le changement est dès lors impossible ou dissous dans l’aléatoire : le « tout est joué d’avance » de l’objectivisme des structures, et le « tout est possible » du subjectivisme de la situation, parce qu’ils partagent, selon l’expression d’Y. Schwartz, la même conception « trop faible du nécessaire » ; ne se rejoignent-ils pas là aussi pour, en dernière analyse, dénier toute histoire, toute historicité, tant au sujet qu’aux formations sociales?