Dans une étude sur “l’emploi dans les activités culturelles” le Ministère de la Culture et de la Communication donne l’estimation d’une certaine stabilité des actifs occupés entre 1980 et 1987 (442 814 dont 83% de salariés[[La variété des formes de production et d’emploi, le travail de classification et de définition des catégories statistiques qui vient seulement de commencer, la diversité des sources statistiques et des critères de classification, demanderait un très long commentaire qu’on ne peut pas développer ici. Toutes les données doivent donc être prises comme des indicateurs de tendances, et non comme des données exhaustives et fiables.). Cette stabilité statistique cache un véritable chambardement qui a complètement bouleversé les formes de la production et de la régulation de l’activité culturelle, l’engagement de l’État et du secteur privé, etc. Le concept même de culture, d’auteur, de création, de public doit être complètement redéfini par rapport à cette “révolution”.
On se limitera dans cette brève note à une définition quantitative et très “économiste” de l’évolution en cours et des enjeux politiques et stratégiques que la lutte des travailleurs du spectacle de cet automne a mis au jour. A l’intérieur de la diversité et de la complexité des activités culturelles on a choisi de s’intéresser plus particulièrement au secteur de l’audiovisuel, car il représente, de manière plus tranchée, les tendances en cours et son poids devient de plus en plus important dans les choix de politique culturelle.
Le “désengagement” de l’État et les investissements massifs du secteur privé dans la production audiovisuelle ont été organisés selon une stratégie capitaliste que l’on pourrait qualifier de classique. Elle consiste en deux volets principaux : d’une part la soumission de l’activité culturelle à la logique économique et la définition, par conséquent, d’un véritable cycle industriel de production “culturelle” ; d’autre part la création d’un marché du travail “libre”, car, le travail “libre” (libre de toute propriété et qui ne possède que sa propre disponibilité au travail) est la condition de toute production capitaliste. L’argent et l’État sont comme toujours les instruments fondamentaux de la création de cette “liberté„
Pour ce qui concerne le “cycle de production”, la transformation de certaines chaînes de télévision de producteurs directs en diffuseurs (TF1, par exemple, ne produit que les Infos et une émission) a eu comme conséquence principale une complète “externalisation” de la production, de ses coûts et de ses risques. L’extension du support vidéo (tournage de la Pub, film institutionnel, communication d’entreprise) a provoqué une véritable explosion du secteur privé de la production et de la prestation de services. Les trois quarts des sociétés de production et de prestation répertoriées en 1990 ont été créés depuis 1980. La diffusion de la production est allée de pair avec une centralisation de plus en plus poussée des lieux de décision, de commandement et de contrôle des ressources financières. Cette tendance est vérifiable au niveau national comme au niveau mondial[[Quatre grands conglomérats (Bertelesmann A.G., New Corporation Ltd., Capital Cities/ABC Inc., Hachette S.A.) et 23 autres sociétés contrôlent aujourd’hui la quasi-totalité du marché mondial des médias. Sur le plan national, en Italie par exemple, où le processus de déréglementation” a commencé beaucoup plus tôt qu’en France, Giovanni Agnelli (FIAT) et Silvio Berlusconi (Mondadori, Fininvest) contrôlent déjà, à eux deux, 29,5% des journaux, 53,17% des magazines et 55% de tous les budgets publicitaires. Berlusconi détient aussi le monopole de la télévision privée grâce à cinq chaînes (le groupe Fininvest détenait déjà 56,4% de la publicité retransmise par l’ensemble des stations du pays)..
La rotation des hommes et des moyens techniques doit s’adapter à la vitesse de circulation des capitaux investis ce qui amène à une accélération des rythmes de travail qui fait ressembler de plus en plus la production audiovisuelle à la production en série. Il faut savoir que le nombre d’heures d’émission a été multiplié par 3,6 en cinq ans et les ressources de financement seulement par 1,7. La recherche de la productivité rejaillit directement sur les conditions de travail et sur la “qualité” des produits.[[Pour ce qui concerne la “consommation” : depuis quelques années les heures passées devant la télé dépassent les heures occupées par le travail.
Le marché du travail
Pour ce qui concerne la “force de travail” les stratégies capitalistes de gestion flexible de la production requièrent que le marché du travail soit constitué autour de l’impératif de la mobilité. Toutes les rigidités constituées pendant la gestion de l’état doivent être enlevées ou contournées (conventions collectives, organisations syndicales, avantages corporatistes, réglementations sociales, etc.).
Depuis dix ans la croissance de l’emploi permanent se fait hors des structures classiques de la production (secteur public radio/télévision et cinéma). On remarque par contre une croissance relative de l’emploi permanent dans les sociétés de production post-production, prestations de services. Sur la période 1980/1988 les effectifs salariés permanents enregistrent une augmentation d’environ 30%, de 18 205 à 24 035 (plus forte entre ’80/’84 +23 qu’entre ‘84188 + 7). Pendant la même période l’effectif du secteur public reste stable (15 411 en 1980, 15 987 en 1988). L’effectif permanent des sociétés de prestations en 1990 serait de 10 160 et celui des sociétés de production de 2 500. Plus de la moitié de ces dernières sont des employés des petites sociétés de production (1 à 5 salariés). Le phénomène est encore plus marqué pour les prestataires de services. Mais le véritable boom de l’emploi concerne l’emploi intermittent. L’évolution de ce type d’emploi dépasse largement l’emploi permanent. On ne peut pas isoler facilement les intermittents de l’audiovisuel, car les données disponibles concernent ensemble “spectacle et audiovisuel”. La seule donnée qui nous permette d’opérer cette distinction concerne les prestations des intermittents : environ la moitié des prestations sont commandées par des employeurs de l’audiovisuel. Le nombre d’intermittents (techniques et artistiques) a eu une augmentation de + 32% entre 1983 et 1988 (de 27 000 à 35 696). A l’intérieur de ce volume global d’emplois les intermittents techniques (+ 70) et les techniciens intermittents (+ 100%) sont ceux qui ont le plus progressé. Selon une autre source statistique le nombre d’intermittents serait passé d’environ 22 000 en 1980 à 45 074 en 1990 et le nombre des journées payées serait passé d’environ 230 000 en 1980 à 508 978 en 1990.
Pour comprendre l’importance de ce type de travail il suffit de savoir que 75% du travail de production qui reste à TF1 est assuré par les intermittents. Ou qu’une émission du service public qui passe en prime time le samedi soir est complètement fabriquée par des intermittents. La chaîne fournit seulement le présentateur, car même le plateau est produit à l’extérieur.
Le secteur de la production culturelle et en particulier celui de la vidéo (l’évolution permanente des technologies et des formes de production) sont un véritable laboratoire des nouvelles formes d’emploi, de production et de régulation selon les impératifs de la mobilité et de flexibilité.
Le conflit
Le conflit entre C.N.P.F. et travailleurs du spectacle de cet automne/hiver a été particulièrement important parce qu’il a montré de façon éclatante les enjeux de deux tendances contradictoires qui se sont développées pendant les années ’80 : d’un côté celle que l’on vient de décrire organisée autour des principes de rentabilité et de l’autre l’entrée massive depuis 10/15 ans d’une nouvelle “force de travail” jeune, hautement scolarisée, dotée d’un savoir-faire artistico-culturel qui pousse vers des espaces de production culturelle qui ne dépendent pas uniquement de la logique du marché.
Le terrain du conflit a été choisi par le C.N.P.F.. qui a décidé de s’attaquer directement aux formes de régulation et de reproduction du travail intermittent. Actuellement les indemnités de chômage versées aux intermittents techniques et artistiques sont plus élevées que le total des cotisations sociales perçues par l’UNEDIC dans ce secteur (ils ne sont pas les seuls à être dans cette condition). Pour équilibrer le déficit le C.N.P.F.. voulait, au début, tout simplement supprimer les annexes 8 et 10 de la convention sur le chômage garantissant la spécificité de l’allocation chômage pour les intermittents. Au mois de décembre 1991, sous la pression d’une forte mobilisation, le C.N.P.F., la C.F.D.T. et F.O. (suivie par la C.F.T.C.) signent un protocole d’accord qui prévoit la constitution d’une “commission particulière” paritaire qui doit négocier une solution pour combler le déficit avant septembre 1992 (1,5 milliard de francs selon les chiffres avancés par le C.N.P.F.). La seule voie praticable est selon le C.N.P.F. une diminution des dépenses en réduisant la durée des droits des intermittents et/ou le taux d’indemnité et/ou le nombre d’allocataires. Si, malgré les mesures prises par cette commission, subsiste un déficit, l’UNEDIC en couvrira 80% et seulement pour l’année 1992.
L’application de cet accord signifierait que les salariés du spectacle, artistes et techniciens, seraient exclus du régime général de l’UNEDIC, régime fondé sur la solidarité interprofessionnelle (un des principes fondateurs du Welfare State), car il y aurait la formation d’une caisse particulière de la profession. C’est la première fois que la solidarité interprofessionnelle pour le financement de l’assurance chômage est mise en cause. La segmentation du marché du travail qui existe de fait aurait ainsi une légitimation institutionnelle. Autour du noyau dur de l’emploi permanent il y aurait une réglementation spécifique pour les travaux “atypiques”. Dans cette catégorie pourraient rentrer aussi les dockers, les marins, le bâtiment et tous les salariés précaires[[Le problème de la régulation du travail “précaire” est un des problèmes majeurs de l’économie en général. Les emplois à durée indéterminée ont diminué de 945 000 (ils étaient 11 750 000 en 82) entre 82 et 89. Dans la même période les contrats à durée déterminée ont augmenté de 305 000 (306 000 en 1982) et les intérimaires de 107 000 (127 000 en 82). Les emplois à temps partiel représentent 12% de la force de travail et déjà 17,5% aux USA..
Le gouvernement, malgré les déclarations de soutien de Jack Lang au travail artistique, a agréé ce protocole d’accord au mois de février 92. La commission ne s’est pas encore réunie.
La stratégie du C.N.P.F. vise à une stratification et à une hiérarchisation du marché du travail qui puisse adapter ce marché “atypique” aux exigences de productivité et de rentabilité de l’investissement audio-visuel. Autour d’un noyau dur de “professionnels” il y aurait une rotation très rapide de jeunes disponibles et capables de supporter des conditions de travail plus dures et pas très gratifiantes. Si les 20% du déficit qui ne sont pas assurés par l’Unedic ne trouvent pas une forme de financement il y aurait (selon les chiffres du syndicat) une diminution des droits actuels entre 17% et 30% selon le cas. Une partie des intermittents serait poussée hors d’un marché du travail de moins en moins attrayant et de plus en plus compétitif. La concentration de l’activité entre 24 et 34 ans, qui couvre déjà la quasi-totalité de l’emploi serait encore renforcée. Pendant toutes les années 80 il y a eu des tentatives de modification du statut des intermittents. En 1980 il y a eu cinq semaines de grève pour interdire tout recours à l’intérim dans la profession. En 1983 le “Décret Bérégovoy” a diminué leurs droits. La transformation du statut d’intermittent en celui d’intérimaire est, selon le syndicat, l’objectif du patronat. La loi est déjà très ambiguë à ce sujet : c’est seulement la nature de l’entreprise qui signe le contrat qui détermine si l’emploi est intermittent ou intérimaire. A Paris une boîte d’intérim pour les professions de l’audiovisuel vient d’ouvrir et de nombreuses sociétés (notamment pour les jeux d’Alberville) ont embauché les “travailleurs du spectacle” comme intérimaires. La forte mobilisation de l’automne n’a pas pu empêcher la convocation de la commission particulière voulue par le C.N.P.F., l’État et une partie des syndicats (C.F.D.T.) qui représente un pas en avant important dans la direction du changement de statut du travail intermittent. Si la commission ne s’est pas encore réunie les chances d’infléchir ces décisions de la part des syndicats semblent faibles. Les syndicats les plus combatifs ne semblent pas avoir complètement intégré les profondes modifications de la production et de la composition de la force de travail et les travailleurs du spectacle ne semblent pas capables de définir une stratégie cohérente au rôle de plus en plus important qu’ils jouent dans la reproduction des rapports sociaux.