” Le point de vue c’est une situation concrète dans un monde encombré “
Serge Daney
À rebours de l’ancien cinéma d’intervention (dans sa version avec voix off péremptoire) et du reportage télé (avec voix off pédagogique), les bons films du festival du cinéma du Réel (Centre Pompidou, Paris, édition 2002) travaillent dans l’espace étroit du respect de la parole donnée et des mots lâchés avec difficulté. Le silence y précède souvent la trouvaille de ” pierres de cœur ” portées par les protagonistes de ces films. Ils donnent le tempo juste : celui de l’écoute, du témoignage, de la fabrique de la pensée et de la résistance. Du Réel, les nouvelles sont bonnes : les luttes, les émotions, les indignations et les innovations sont très concrètement communicables dans le monde des multitudes. Elles forment même de drôles de réponses, de résonances, d’agencements entre elles. Femmes battues américaines, migrants chinois, Sans-Terre brésiliens sont pris chacun, non pas pour les représentants d’une Cause, mais d’abord pour ce qu’ils laissent entrevoir de leur singularité. Ces subjectivités terriblement inscrites dans les grilles du déterminisme (on le verra nettement avec le film de Wiseman) n’en continuent pas moins d’inventer un parcours personnel. En ce sens, si l’Ami est un personnage philosophique depuis Blanchot (version remasterisée Deleuze-Guattari), il se doit d’être aussi une figure du cinéma documentaire. L’Ami ne représente pas, ne dénonce pas, n’est pas en délégation face au cinéaste. Avec l’Amitié cinématographique, il ne s’agit que de parole donnée : paroles livrées à la caméra d’un côté, parole du réalisateur d’en être digne par le point de vue adopté. On a beaucoup de scrupules, d’attention, de méticulosité avec la parole d’un ami ; beaucoup plus qu’avec un représentant ou un universel. L’immersion de Wiseman, la rencontre nécessaire des cinéastes chinois avec le réel du socialisme de marché, la proximité des Santana-Duret avec les personnes filmées fabriquent une communauté avouée et avouable d’amis : l’en-commun de ceux qui luttent, inventent, cherchent les mots justes, et travaillent une biopolitique bien concrète.
Domestic Violence , de Frederick Wiseman, 196′, 16 mm.
Dans les violences domestiques, différences et répétitions prennent tous leurs sens. Les cas se répètent, assurément. Mais, alors qu’avec les meilleurs sentiments du monde, on sait qu’au cinéma les douleurs similaires lassent, il y a dans cette immersion documentaire une tension permanente. Dans un encadrement très moral des femmes, le foyer The Spring est d’abord un endroit de sécurité, puis devient le lieu d’expérience de la parole qui guérit, qui retourne les habits sombres, qui rend responsable. Elles trimbalent de ” vieilles valises ” comme on leur dit à la fin du film. Et The Spring est d’abord une consigne. Ce qui est essentiel dans le point de vue de Wiseman, c’est l’absence de fascination pour les bourreaux. Domestic Violence s’intéresse aux survivantes en quelque sorte, à celles qui ” écrivent ” après le désastre. Ici réside même la grande ambivalence du film : on laisse dans un coin du cadre toutes celles qui ne disent rien, murées par la peur qu’on ne les croie pas. Et le mode de narration nous indique que le silence n’a pas sa place : les témoignages de libération par l’expression se succèdent et répondent au schéma des violences. Le film est à lire comme un hommage à la parole, à la puissance joyeuse, à l’insoumission en marche dans chaque mot de témoignage. En négatif, il laisse de côté celles qui ne peuvent encore rien en dire. Ici, il n’y a pas de protestation contre les violences domestiques (on s’en passe tant le constat s’impose) et c’est la grande originalité du point de vue. Wiseman s’astreint simplement à guetter la difficulté et l’invention des possibilités de vivre au-delà de cette violence domestique.
Xiwang zhi lu (Le chemin de fer de l’espoir) de Ying Ning, 56′, vidéo.
Sans surprise, ce très émouvant et très efficace film dont Suzette Glénadel disait grand bien dans le numéro 8 de Multitudes, a reçu le Grand Prix du Cinéma du Réel. C’est un film assez simple dans sa construction et dans sa facture. Un film brut, si l’on veut. Ying Ning filme des chinois, migrants de l’intérieur, depuis leur longue attente dans une gare du Sichuan, jusqu’à l’arrivée au Xinjiang via le désert de Gobi, en passant évidemment par cette grande traversée de 56 heures. Et pendant ce temps long de la migration (saisonnière pour le coton ou définitive pour le regroupement familial), il s’entretient brusquement avec des voyageurs entassés dans ce ” train de l’espoir “. Comme par manque de temps, il pose des questions simples, souvent les mêmes. Et ces émigrés d’un jour répondent sans détour, de manière presque aussi abrupte. Pourquoi rejoindre le Xinjiang, quels sont les espoirs, qu’espèrent-ils pour leurs enfants ? Entre les témoignages de rêves et de doutes des migrants, des femmes disent leur déception conjugale, les mariages forcés, les maris qui oublient les épouses. Dans ce va-et-vient entre singularité de la migration et déterminisme économique, Ying Ning réalise un grand documentaire qui ne fait pas de style mais qui tape fort et rend compte d’une image ” de l’intérieur ” de la Chine nomade largement méconnue.
Romances de terre et d’eau , de Jean-Pierre Duret et Andréa Santana, 52′, vidéo.
Les Santana-Duret ont fait des rencontres dans le Nordeste brésilien, au Sertao, parmi les Sans-Terre qui tentent, contre les propriétaires terriens et le bétail, de faire pousser des légumes sur un petit coin de terre, la roça. Cette roça, dont on ne se lasse jamais, ” contrairement aux patrons ” dit un des personnages. Cette roça pétrie pour sculpter des figurines qui représentent la vie, cette roça pour laquelle on chante. On pourrait dire que ce film se situe dans la même veine que Le chemin de fer de l’espoir : des cadres qui collent à la parole. Mais il y ajoute une chose essentielle : la sensualité des voix, des chants, des champs, des ambiances, de la poésie des Sans-Terre rencontrés. Jean-Pierre Duret, ingénieur du son (des Straub-Huillet, des frères Dardenne, de Chabrol), et Andréa Santana sont partis en sachant qu’avec une petite caméra et un bon micro, le film devait se faire avec humilité. Le couple réalise donc le film parfait de l’ère DV : légèreté de l’intervention, simplicité, et grande attention pour la parole et le son. Le principe narratif respecte ce programme : des plans de situations, des témoignages, quelques scènes collectives en musique, en effort. Machine de guerre poético-politique, dirait-on à leur propos. Le couple franco-brésilien s’intéresse à la parole, bien entendu, mais aussi au silence qui la précède, à ce petit moment de réflexion qui donne toute sa force à une trouvaille de l’expression. Contre les armées lourdes du langage standardisé, les Santana-Duret, à l’école des Straub-Huillet, laissent la parole nous claquer ses nécessités aux oreilles sur un tempo inhabituel et juste.
Cheng xiang jiehe bu (Quand la ville rencontre la campagne) de Zhanqing Zhang, 73′, vidéo.
Une famille de migrants chinois est partie du Anhui, province chinoise pauvre, pour Pékin, où le père conduit des cyclo-pousses. Prenons ce sujet peu traité comme point de départ. Ce serait déjà une belle ouverture, mais là n’est pas l’essentiel du film. Il y a la force, la drôlerie, l’entêtement et la sympathie des personnages. La grand-mère en a déjà marre d’être à Pékin ; elle trouve qu’on est mieux chez soi et refuse de prendre les pilules que le père achète à grands frais. Le père justement, dur à la tâche, rêve d’une chose : que sa fille fasse des études et soit comme toutes les petites citadines. Quant aux copains du village d’origine, ils racontent, en venant manger des nouilles, les difficultés de s’installer à Pékin, le contrôle et la criminalisation des migrants. Reste alors la petite fille au manteau rose, certainement le personnage pivot du film. C’est pour elle que le clan ” monte à la capitale “, c’est elle qui perd bien vite les habitudes de province et qui veut être une vraie citadine. C’est elle aussi qui s’ennuie comme seule enfant de la famille.
Le film reste dans la lignée des précédents de cette chronique : petit budget, petite caméra, petite équipe. Cela donne donc un film sans afféterie, mais qui ne désespère pas d’offrir une grande richesse cinématographique. Contrairement aux autres, il n’y a pas ou très peu d’interview (et encore ne s’agit-il que de dialogues pour repérer et assumer le regard du cinéaste) et pas de personnage ” face caméra “. N’utilisant pas cet outil, Zhanqing Zhang a dû organiser une narration profondément différente des autres films documentaires, tout en se démarquant de la fiction. On s’explique. L’histoire de cette famille est portée par les actions des personnages, comme souvent dans une fiction, sans explication, sans zoom psychologique. Mais, quand certains documentaires jouent la narration fictionnelle en construisant une progression, un suspens, une évolution, Zhanqing Zhang garde toute la brutalité du Réel. Alors que la famille doit rapidement (en quelques heures) quitter son bidonville de la banlieue chinoise pour cause de destruction, le montage du film ne cherche pas à l’annoncer, à faire monter l’émulsion par ces personnages. Les difficultés du déplacement, la simplicité de leur adaptation, la brutalité des décisions sont même soulignées par cette absence d’éléments annonciateurs. Elles leur tombent dessus, littéralement. En sapant les bases du documentaire et de la fiction, Zhanqing Zhang construit un film profondément déroutant et passionnant : nos filtres ne peuvent s’y appliquer, et plus aucune distanciation ne s’exerce.
Cette matière documentaire énonce même les règles d’un très beau film d’Amis : on ne peut se retrouver autrement que collés à cette histoire, forcés de quitter la posture du spectateur-contempteur-approbateur et tout simplement contraint de nous tenir au courant de la vie de cette famille. Ce nouveau paradigme cinématographique, le film d’Ami, rend obsolètes les vieilles habitudes des films militants, sociologiques, journalistiques et même des fictions engagées. Un film d’Ami rend communicables les luttes, se dépouillent des bons sentiments, dénonce les ennemis en respectant les versatilités et les singularités, tout en portant un profond désir esthétique de cinéma digne des personnages. Que cela vienne de Chine, prise entre les guimauves occidentales et le cinéma d’État, n’est pas pour nous surprendre ni pour nous déplaire.
Le parcours et le témoignage de Zhanqing Zhang confirme les hypothèses de fissures et de tentatives fragiles de libération en Chine. C’est un ancien de la télé officielle chinoise ; il en a eu assez de cette imagerie dominante. Il a pu fonder sa petite entreprise de production. Il possède une petite caméra vidéo et réalise donc ses films en auto-production, dans une commune nécessité artistique et politique. Zhanqing Zhang ajoute même qu’il est loin d’être le seul en Chine à avoir cette fringale d’images divergentes. Gardons en tête le dernier plan de Quand la ville rencontre la campagne qui donne a posteriori la mesure de son travail. Pendant tout le film, la petite fille demande à son père d’aller visiter Pékin avec lui en cyclo-pousse, elle veut voir la place Tienan Men et sortir de sa banlieue. Il refuse car il n’a pas le temps. Par amitié pour elle, Zhanqing Zhang se retire sur la pointe des pieds en déposant adroitement un cadeau pour la petite fille (un travelling sur la place Tienan Men) et ainsi un hommage à ceux qui peuplèrent la place un triste jour de juin 1989.