Différents procédés formels dans la mise en scène de Rosetta, le film des frères Dardenne, sont examinés à la lumière des théories sur le cinéma de poésie de Pasolini. Le rapport singulier que ce film entretient avec le spectateur, ainsi que la fonction paradoxale du personnage de Rosetta sont analysés selon diverses perspectives : la problématisation de l’identité, la production de subjectivité et les phénomènes minoritaires.Dans quelle mesure les conditions de vie seront de plus en plus artistiques en Europe. (…) le souci de pourvoir à sa propre existence impose à presque tous les hommes en Europe un rôle déterminé, la prétendue profession ; il resterait encore à quelques-uns la liberté toute apparente de choisir eux-mêmes ce rôle, tandis qu’en général il leur est prescrit d’avance. Le résultat est assez singulier : presque tous le monde se confond avec son rôle chacun oublie à quel point le hasard, l’humeur, l’arbitraire ont disposé de lui, quand sa soi-disant vocation fut décidée, et combien d’autres rôles chacun eût pu jouer peut-être : trop tard désormais. En un sens plus profond, le rôle est réellement devenu un caractère, l’art est devenu nature.[[Nietzsche, Le Gai savoir, aphorisme 356, cité dans Pierre Klossowski, Un si funeste désir, Editions Gallimard, 1963, p. 203.
Pour un nombre croissant de personnes, il n’est désormais plus possible de trouver un rôle préexistant dans la société auquel il serait possible de s’identifier. Bien sûr, la société continue à définir des rôles sociaux prédéterminés mais, pour un ensemble de plus en plus grand de personnes, ceux-ci ne fonctionnent plus que comme utopies, idéaux inaccessibles dont le manque suscite la fabrication sans fin de nouveaux désirs sans possibilité d’assouvissement.
Rosetta[[Réalisé par Luc et Jean-Pierre Dardenne, Rosetta a obtenu la Palme d’or au Festival de Cannes 1999. Emilie Dequenne y a reçu le Prix d’interprétation féminine. Le scénario est publié dans la collection « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma ». montre comment l’obtention d’une place dans la société n’est plus automatique et est même devenue pour certains un combat de tous les jours[[« Rosetta mène tous les jours une guerre sans relâche. Une guerre pour trouver du travail, une place qu’elle perd, qu’elle retrouve, qu’on lui prend, qu’elle reprend, obsédée par la peur de disparaître, par la honte d’être une déplacée. Elle voudrait une vie « normale » comme eux, parmi eux. » (Résumé dans Le Monde).. Mais de la possibilité de ne plus avoir de rôle défini, peuvent aussi surgir de nouvelles potentialités d’existence.
Rosetta contribue fortement à la mise en évidence de cette problématique dans la mesure où les procédés cinématographiques utilisés, notamment la présence sensible de la caméra et le traitement épuré de la narration, constituent un agencement discursif éminemment contemporain[[On retrouve certains de ces éléments chez d’autres cinéastes actuels tels Lars von Trier ou Wong Kar-wai, chaque fois au service d’autres buts.. Ces deux aspects de la mise en scène des Dardenne font que, plus qu’un personnage de fiction qui renvoie à une réalité, le personnage de Rosetta désigne un phénomène de production de subjectivité singulier. D’une part, nous voudrions analyser comment Rosetta réussit à dépasser l’opposition entre l’identification aliénante et la distanciation libératrice qui sont à la base d’une esthétique d’inspiration brechtienne. D’autre part, nous pensons qu’il est utile de rapprocher les procédés utilisés par les Dardenne de ceux du « cinéma de poésie » cher à Pasolini, pour en comprendre la spécificité.
Une identification problématique
Ils [les frères Dardenne doivent trouver ensuite la distance juste pour filmer un tel personnage, aussi rébarbatif sur le plan humain que sur celui du cinéma. Le parti pris des deux frères est à la fois radical et tremblant, audacieux et scrupuleux : il consiste à se tenir au plus près, à consigner faute de mieux le détail des opérations de survie, en affirmant la nécessité de l’urgence et de la permanence. Pas un seul plan qui ne contienne Rosetta, pas un seul cadre que cette présence ne secoue et bouleverse. Cette omniprésence – une des grandes forces du film – ne vaut pas sauf-conduit moral et compassionnel. A travers ses fouissements de bête traquée, son hyper-agressivité, son incapacité à se lier à autrui, et jusqu’à sa malveillance, le film s’interroge sur la déchéance de son humanité et l’état de dégradation d’une société capable de la provoquer [[Jacques Mandelbaum, Sur les pas de Rosetta, Joconde de la fracture sociale, Le Monde, 29/09/1999..
Film paradoxal, Rosetta semble être construit pour rejeter le spectateur. En effet, le film ne propose pas d’identification traditionnelle. Celle-ci supposerait un minimum de distanciation possible avec l’héroïne, ce que les réalisateurs ont évité au maximum[[« Pour nous, Rosetta est dedans et nous, avec notre caméra, nous sommes avec elle, sans jamais regarder au-dessus. Il fallait coller au point de vue d’une fille qui regarde ses pieds, qui ne voit pas le monde, pas l’horizon, dont le corps est comme reclus. » (« Une fille de dos qui regarde ses pieds – Comment les frères Dardenne ont accouché de Rosetta », propos recueillis par Didier Peron et Laurent Rigoulet, Libération, 29/09/1999). La moralité indéfinie de l’héroïne contribue d’ailleurs au phénomène[[« Nous espérons que le spectateur va sortir de l’identification stricte, du jugement moral, pour essayer de comprendre une situation et comment celle-ci peut produire de tels actes, comment l’être humain est faillible. » (ibid.). La répétition de scènes (la traversée des bois, le mal de ventre) ajoute encore au sentiment de malaise en définissant l’identité de Rosetta par la négative : la fuite, la nausée, la chute, autant de déterminations existentielles.
Pourtant, Rosetta accroche à sa manière, même si cela doit se manifester par un rejet. En tout cas, ce film ne laisse pas indifférent. Il y a donc un autre type d’identification qui se met en place. C’est une identification à la quête, en quelque sorte, pas en tant que recherche abstraite mais dans la mesure où elle constitue une remise en question perpétuelle de l’identité. D’où la réaction « Moi, je me sens un peu comme Rosetta, j’ai peur de tomber dans le trou ». Ce n’est pas une identification à Rosetta mais à sa peur du vide, à sa volonté de trouver une identité pour s’en sortir. Bien sûr ce n’est pas le premier film qui joue sur ce type d’identification, mais c’est peut-être le premier où celle-ci n’est pas masquée car assimilée à une identification au personnage (pensons à Citizen Kane de Welles, La stratégie de l’araignée de Bertolucci, ou Angel Heart de Parker qui exploitent diversement ce thème de la quête de l’identité). Rosetta présentant une identité en pur devenir, les spectateurs ont beau essayer de la rattraper, ils ne peuvent que s’identifier à sa course. L’identification traditionnelle ne peut se faire qu’en dehors de la projection du film, soit avant par la critique, soit après par le discours que les spectateurs portent a posteriori sur le film quand ils ont pris distance.
Un cinéma de poésie
Plus qu’un cinéma de la réalité, Rosetta est un nouvel avatar du « cinéma de poésie » défendu par Pasolini et dont il reconnaissait les manifestations chez Antonioni, Bertolucci et Godard entre autres[[Pier Paolo Pasolini, L’expérience hérétique, Editions Payot, 1976, p. 15-35.. Pasolini caractérise le cinéma de poésie par une transposition cinématographique du procédé linguistique du « discours indirect libre »[[Pasolini se réfère sur ce point à l’oeuvre de Mikhaïl Bakhtine. Pasolini a pratiqué le discours indirect libre dans ses poèmes et ses romans avant d’en trouver un correspondant au cinéma. qu’il nomme pour l’occasion « subjective indirecte libre » pour le distinguer des plans subjectifs ou objectifs du cinéma traditionnel[[« Nous ne nous trouvons plus devant des images subjectives ou objectives ; nous sommes pris dans une corrélation entre une image-perception et une conscience-caméra qui la transforme (la question ne se pose plus de savoir si l’image était objective ou subjective). » (Gilles Deleuze, Cinéma 1 : L’image-mouvement, Minuit, 1983, p. 108).. Concrètement, cela se traduit par le mot d’ordre « faire sentir la caméra ». En particulier, il y a contamination stylistique entre l’état psychique du personnage et la mise en scène. Ce que le personnage ne peut pas transmettre par son aspect extérieur est traduit par un élément formel qui devient un procédé stylistique[[A propos du Désert Rouge d’Antonioni : « Les images du ou de la névrosée deviennent ainsi des visions de l’auteur qui chemine et réfléchit par les fantasmes de son héros. » (Gilles Deleuze, op. cit. , p. 109). « (…) il a finalement pu représenter le monde vu par ses yeux, parce qu’il a remplacé, en bloc, la vision du monde d’une névrosée, par sa propre vision délirante d’esthétisme. » (Pier Paolo Pasolini, op. cit., p. 29).. Ce qui n’est pas énonçable devient visible.
Gilles Deleuze a relevé comment la « subjective indirecte libre » établit un dédoublement du sujet par son écartellement entre deux systèmes, celui de l’acteur et celui du réalisateur : « il n’y a pas simple mélange entre deux sujets d’énonciation tout constitués, dont l’un serait rapporteur, et l’autre rapporté. Il s’agit plutôt d’un agencement d’énonciation, opérant à la fois deux actes de subjectivation inséparables, l’un qui constitue un personnage à la première personne, mais l’autre assistant à sa naissance et le mettant en scène. Il n’y a pas mélange ou moyenne entre deux sujets, dont chacun appartiendrait à un système, mais différenciation de deux sujets corrélatifs dans un système lui-même hétérogène. »[[Gilles Deleuze, op. cit., p.106..
Entre les deux sujets, celui, implicite, manifesté par la caméra et celui, explicite, du personnage, se constitue un rapport de force. Ainsi, par son point de vue sur le personnage, la caméra peut traduire un jugement de valeur implicite. Dans Rosetta, il y a un renversement de ce rapport de force car, si la caméra se fait toujours sentir, celle-ci n’est plus autonome et porteuse de jugement moral sur le personnage. C’est au contraire le personnage qui entraîne la caméra et qui, par son activité frénétique, l’empêche de prendre distance et de porter un jugement. Il n’y a pas de distanciation critique possible, et la pensée ne peut plus s’établir selon les circuits habituels. Les objets quotidiens acquièrent de nouveaux rôles détournés de leur utilité première (sèche-cheveux pour supporter le mal de ventre, bouteille pour pièger les poissons, tête pour casser les oeufs).
Le complexe Rosetta
Comme le montre Althusser, l’idéologie constitue le sujet comme évidence et le langage comme transparence. Toute déviation par rapport à ses normes est perçue comme symptomatique. Rosetta apparaît donc comme un ensemble de signes sur le fond d’évidences constitué par notre société. Mais pour garder toute leur puissance d’évocation, ces signes ne doivent pas être interprétés selon des catégories toutes faites. C’est là la grande force du film des Dardenne, de ne pas tomber dans le piège de l’analyse sociologique qui réduirait cette singularité à des généralités. À ce point de vue, le personnage de Rosetta est analogue à celui de Roberte dans la trilogie de Klossowski[[Pierre Klossowski, Les lois de l’hospitalité, Gallimard., « signe unique », indéchiffrable. C’est seulement plongée dans certains milieux que Rosetta révèle les facettes multiples de son identité impossible à fixer.
Le sujet est défini par la place qu’il occupe dans la société. Cette identification entre l’identité du sujet et la position qu’il occupe est un rapport à la fois imaginaire et symbolique. Imaginaire parce que l’identité même du sujet en tant que personne est en jeu. Symbolique parce que les positions, les rôles sociaux, sont constitués par des discours et le langage est un réseau qui contraint de l’intérieur ce qu’il est possible d’énonçer. Il n’y a donc pas de séparation nette entre l’imaginaire et le symbolique, ni de processus par lequel il faudrait accéder de l’un à l’autre selon le rôle qu’attribue Lacan à l’analyse, mais plutôt perpétuelle imbrication des deux ordres[[Louis Althusser, Ecrits sur la psychanalyse, Livre de poche, p. 38-42 et 71-73. Althusser explique que Lacan reconnaît l’influence déterminante du symbolique sur l’imaginaire qui fait que « l’enfant est pris dans le langage dès la naissance ».. L’identité est donc un perpétuel remaniement, une construction toujours sociale et individuelle à la fois[[Autant le complexe d’Œdipe chez Freud que le stade du miroir chez Lacan, une fois dépassés, ne sont jamais remis en question. Dès lors, toute remise en cause provisoire des frontières et des normes qui régissent l’appareil psychique ne peut s’expliquer que comme une régression.. Mais cela ne veut pas dire qu’il y ait détermination complète d’une structure par une autre. Ce n’est pas seulement le symbolique qui met en place une fois pour toute un système de positions auxquelles les sujets n’auraient plus qu’à venir se coller par captation imaginaire. Il peut également y avoir un « effet en retour » de l’imaginaire, ou plutôt de l’imagination[[L’oeuvre de Cornélius Castoriadis est toute entière consacrée à l’investigation du rôle créateur de l’ « imagination radicale »., sur le réseau symbolique. C’est notamment le rôle des phénomènes poétiques, dialectals et argotiques au sein du langage qui en assurent la créativité et le renouvellement permanent. De même, au sein de la société, la créativité est produite par les multitudes avant d’être capturée par le système capitaliste.
Deleuze a montré comment, après la fin de la seconde guerre mondiale, le néo-réalisme annonçait un nouveau régime de signes cinématographiques, l’image-temps, où le personnage devenait voyant face à une situation insupportable[[« Ce que le personnage percevait, c’était donc une image sensori-motrice à laquelle il participait plus ou moins, par l’identification avec les personnages. (…) Mais c’est maintenant que l’identification se renverse effectivement : le personnage est devenu une sorte de spectateur. Il a beau bouger, courir, s’agiter, la situation dans laquelle il est déborde de toutes parts ses capacités motrices, et lui fait voir et entendre ce qui n’est plus justiciable en droit d’une réponse ou d’une action. Il enregistre plus qu’il ne réagit. Il est livré à une vision, poursuivi par elle ou la poursuivant, plutôt qu’engagé dans une action. » (Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Minuit, 1985, p. 9).. Pour Rosetta, il ne s’agit plus de rester à contempler une situation insoutenable. Cette situation, elle est sur ses traces et menace à chaque instant de l’engloutir, d’où l’activité vertigineuse sans laquelle elle pourrait « tomber dans le trou ».
Cette injonction de « ne pas tomber dans le trou » établit l’existence d’un nouvel interdit qui se substitue à l’interdit de l’inceste de la structure oedipienne. En effet, Rosetta ne veut faire partie d’aucune généalogie. Œdipe, elle ne peut pas se le permettre. Elle ne veut rien devoir à personne. C’est une « instance paradoxale »[[Gilles Deleuze, Logique du Sens, Minuit, 1969. qui joue entre deux séries, deux mondes en crise : le travail et la famille. Dans chacune de ces séries, elle est perpétuellement déplacée. Dans la série familiale, elle est en manque, jouant tour à tour tous les rôles (père, mère, enfant) sans pouvoir se fixer sur un seul[[On peut comparer cette démarche avec celle d’Artaud quand il dit « Moi, Antonin Artaud, je suis mon fils/mon père, ma mère et moi (…) ».. Dans la série du travail, elle est en trop, n’y trouvant pas sa place. Cependant, il n’y a pas opposition entre ces deux mondes, mais parallélisme. Chaque action effectuée dans l’une renvoyant également à l’autre en produisant un nouveau sens.
Rosetta est un personnage-signe qui se promène à la pointe de la société actuelle dans le sens où elle constitue l’emblême d’un phénomène minoritaire contemporain. D’où la formation d’une nouvelle communauté : « Nous sommes tous des Rosetta ». Une nouvelle universalité est mise sur pied pour masquer la singularité que Rosetta représente pour notre société actuelle, mais c’est là le destin de tous les devenirs-révolutionnaires. Rosetta sera-t-il un nouveau mythe fondateur pour une société proprement utopique mais à venir ? En tout cas, il esquisse une possibilité d’échapper à la société de contrôle[[Gilles Deleuze, “Post-scriptum sur les sociétés de contrôle”, in Pourparlers, Editions de Minuit, 1990, p. 240-247..