Réponse aux questions de Yann Moulier BoutangNous avons adressé à Michel Aglietta une longue série de questions en vue d’un entretien centré sur la question stratégique de la nouvelle économie et de la nouvelle régulation. L’essentiel des questions que nous lui posions étaient centrées sur ce qui, dans son travail et ses contributions récentes, en particulier la postface à la troisième édition de Régulation et crise du capitalisme, appelle d’une part à prendre la mesure des transformations du capitalisme contemporain et d’autre part – et avec encore plus d’urgence -, à esquisser ce qui pourrait représenter un nouveau compromis, une nouvelle forme institutionnelle stable. Malheureusement, des délais très courts n’ont permis à Michel Aglietta de répondre qu’aux trois premières questions. Qu’il soit remercié de sa célérité et de sa disponibilité.
YANN MOULIER BOUTANG – Votre postface de 1997, alors que la croissance européenne n’était pas encore une réalité incontestable, insiste très fortement sur deux thèmes qui nous paraissent essentiels :
1) l’importance des externalités (p. 412) et la concentration des dépenses budgétaires, qui devraient porter selon vous « sur les investissements à effets externes » (p. 466).
2) l’instauration d’un revenu minimum garanti (en tant qu’inscription économique des droits inconditionnels du citoyen) comme pivot d’une réforme de la fiscalité plus juste. Une finalité en serait de remplacer tant l’aide sociale (qui revêt « la forme dégradante de l’assistance ») que « les aides aux entreprises par une aide à la personne. » Pourriez-vous développer un peu pour nos lecteurs ces suggestions? En précisant quelles externalités positives vous paraissent les plus stratégiques :
a) pour le capitalisme actuel ;
b) pour une perspective résolument critique et re-régulatrice, par opposition aux perspectives dé-régulatrices libérales ou aux crispations réactives sur un néo-fordisme national ?
MICHEL AGLIETTA – J’essaie de prendre les questions dans l’ordre ; mais toutes ne peuvent recevoir de réponses satisfaisantes. L’ensemble des questions est trop vaste pour que j’ai le temps de répondre dans les délais. Je ne peux répondre qu’aux trois premières questions dans ces conditions particulièrement frustrantes. Les externalités à incidences macroéconomiques se rapportent à trois champs d’analyse d’un régime de croissance : la croissance potentielle, la dette sociale, la régulation de l’instabilité. Les externalités les plus importantes pour l’élévation de la croissance potentielle concernent les déficiences de la coordination par les marchés, mais aussi celles des gouvernements, dans la formation, accroissement et préservation des ressources humaines d’une part, dans l’innovation d’autre part. Le gaspillage de ressources humaines a une composante connue : l’obsolescence des ressources avec le chômage et la dévalorisation par manque d’éducation sur toute la vie. La restructuration du système éducatif pour remplir cette mission, mais aussi des innovations sociales comme le compte d’épargne-temps, sont des réponses possibles de la société pour améliorer les conditions des choix intertemporels des individus salariés. Il existe une source de gaspillage plus structurelle et moins bien perçue qui est l’ensemble des discriminations professionnelles à l’égard des femmes. Les obstacles qui s’opposent au déploiement des carrières féminines dans toute la division du travail, donc dans les fonctions dirigeantes et managériales, stérilisent un potentiel de diversité considérable dans les ressources humaines. Il s’agit d’externalités
négatives particulièrement insidieuses, car dissimulées dans l’organisation du temps, dans le manque de services collectifs, dans les procédures de recrutement et de promotion. C’est un champ de luttes sociales particulièrement important des prochaines décennies. L’innovation est un domaine par excellence des externalités qui a été transformé par les technologies contemporaines de l’information. Il y a un essaimage individuel par la base mais de forts effets d’agglomération sur des sites technologiques, des rentabilités qui dépendent essentiellement de la croissance très rapide des marchés mais également des apports externes subtils de fonds propres et de compétences stratégiques aux start-ups. Les ingrédients qui font qu’une société porte l’innovation mieux qu’une autre et la stimule dans la compatibilité des initiatives des universités, des institutions financières, de la puissance publique, sont mal connus et font l’objet d’expérimentations sociales.
La dette sociale est l’ensemble des obligations de la société à l’égard de ses membres pour garantir l’appartenance de chacun en tant que citoyen et pour préserver les conditions collectives de la vie en commun. L’existence de la dette sociale, donc de la société civile qui est le tissu de relations où cette dette est constamment honorée et renouvelée, témoigne de la radicale incomplétude d’une société qui ne serait que marchande, mais aussi d’une société qui serait absorbée par l’Etat. C’est d’ailleurs le point de vue réducteur d’un individualisme méthodologique dépouillé du patrimoine social des relations enracinées et transmises par l’histoire, qui peut faire concevoir le substrat même de la vie en société comme une externalité.
L’instabilité est le mode de fonctionnement des économies capitalistes. Elle s’exprime théoriquement par le risque de système. Elle peut être particulièrement virulente dans un univers de finance globalisée. C’est une externalité majeure puisque, l’exemple du Japon le montre amplement, le risque systémique peut aboutir à des équilibres très mauvais en termes de bien-être social, mais l’interaction des comportements privés et de l’Etat peuvent être incapables de faire évoluer. Une capacité de gestion de crise et un système de règles prudentielles pour guider les comportements privés face à l’incertitude sont des modes d’intériorisation du risque systémique indispensables aux économies contemporaines.
Y. MOULIER BOUTANG – Sur la question du revenu minimum garanti vous paraissez vous rallier sans ambiguïté, d’une part à son caractère inconditionnel, cumulable avec un revenu tiré d’un emploi, et d’autre part à son rôle substitutif des mécanismes du welfare que vous jugez détournés par des objectifs populationnistes comme le coefficient familial. Mais dans la petite note de l’avant dernière page de votre Postface vous évoquez les projets d’impôts négatifs libéraux de Milton Friedman et de Lionel Stoléru (au passage, Jacques Duboin dans les années trente en France avait défendu cette proposition, du côté du Mouvement ouvrier, de l’instauration d’une « monnaie de consommation rendant toute thésaurisation impossible » Voir Le Monde du 22 juin 1999) et la proposition de François Bourguignon et de P.-A. Chiappori. Or le débat récent sur la question du revenu minimum garanti inconditionnel (Yoland Bresson, Philippe Van Parijs, André Gorz, voir le numéro de la Revue du Mauss) montre que le débat s’est déplacé de la question du principe – inconditionnalité et caractère cumulable – à la question de son niveau, autrement dit de son coût. Des mouvements sociaux comme AC! proposent un revenu au niveau du SMIC, les Verts proposent les 2/3 du SMIC, des libéraux comme Yoland Bresson ont proposé un niveau très faible de 1800 F par personne, soit nettement plus bas que le RMI. Comment vous situez-vous dans ce débat ? Le Conseil de politique économique chargé d’éclairer le Premier ministre, dont vous faites partie, envisage-t-il de se pencher sur la question ou a-t-il d’ores et déjà tranché pour une formule proche de l’impôt négatif ? Quel est votre avis personnel sur ce problème ?
M. AGLIETTA – La question des minima sociaux est balisée du point de vue du constat. Il faut supprimer, ou tout au moins réduire, les trappes à chômage des salariés non qualifiés qui proviennent des effets de seuil associés dans les revenus individuels à la suppression de l’éligibilité de certaines prestations liées à l’état de non-emploi. Une attitude pragmatique en ce domaine se distingue de conceptions dogmatiques opposées qui me paraissent devoir être activement combattues. L’une est l’annonce de la fin du travail et en conséquence de la déconnexion du revenu et de la contribution des individus à la création de richesse par la société conçue comme une puissance organisée. L’autre est l’attitude morale consistant à soutenir que l’état de non emploi est le résultat du choix volontaire des individus, compte tenu des aides que la société leur procure. Le principe de la substitution d’un revenu garanti à certaines prestations, calculé de manière à lisser les discontinuités dans le revenu disponible provoquées par l’insécurité du marché du travail moderne, est une proposition raisonnable. Mais deux remarques sont immédiatement à faire.
Concernant les niveaux, ceux-ci sont pollués par les conceptions dogmatiques évoquées. Il est bien évident que proposer un revenu de 1800 F par personne, c’est véritablement agresser la dignité des citoyens. Le niveau minimal doit évidemment satisfaire les conditions matérielles compatibles avec les droits inaliénables de la personne humaine, tels qu’ils sont reconnus comme des valeurs supérieures dans nos sociétés européennes. Mais encore le revenu minimal ne saurait être séparé d’une réforme de la fiscalité directe qui établisse le respect du principe fondamental de l’égalité de la contribution pour un niveau donné de revenu ; ce qui implique d’abord de mettre l’IRPP sur une base individuelle, donc d’abolir le quotient familial. Ensuite, les travaux empiriques montrent que le discours des coûts trop élevés des bas salaires reste un discours. Il n’existe guère de résultats montrant que ce soit la cause décisive du chômage, voire même une cause significative. Ce sont les capacités de construire les institutions de soutien et de régulation du régime de croissance évoquées dans la question précédente qui sont primordiales.
Y. MOULIER BOUTANG – Vous indiquez par ailleurs « les sources de la croissance se trouvent dans la capacité créatrice du travail intellectuel » (p. 466) même s’il ne s’agit pas d’oublier, comme vous l’indiquez, le caractère collectif des dispositifs institutionnels qui permettraient une régulation nouvelle de l’ensemble du travail salarié. Mais par ailleurs vous tracez un tableau sans complaisance ni nostalgie de la crise sérieuse du salariat et de la société salariale issue du compromis fordiste. Quelles transformations positives du salariat voyez-vous s’esquisser qui répondent à ces nouvelles caractéristiques de la création de valeur ? Vous soulignez qu’à la différence du régime fordiste, l’entreprise n’est plus aujourd’hui une « structure d’intégration sociale » [p. 474, et que les aides aux entreprises (en vue de la création d’emploi ou la baisse des charges sociales) ont participé de la même logique fordiste. Mais le salariat demeure aujourd’hui largement commandé par la forme « entreprise », d’autant que l’individualisme a érodé les aspects protecteurs et universalistes de la négociation. S’agit-il de restaurer le lien salarial avec l’employeur ou l’entreprise, ou de créer de nouveaux mécanismes, de nouveaux liens sociaux et, si oui, avec qui et sous quelle forme salariale ou parasalariale (versant micro-économique de la question) ? Ou, question autrement formulée, de façon macroéconomique : qu’est-ce qui remplace le « régime d’étalon salaire national », expression que vous empruntez à Robert Boyer ?
M. AGLIETTA – Les sources du renouvellement de la croissance du côté de l’offre sont dans la combinaison des technologies de l’information et de la mondialisation des facteurs de la création de valeur : mobilité des techniques, mais aussi des moyens de financement, d’une partie de la main d’œuvre, des droits de propriété sur les entreprises. Les incidences de ces transformations sur les mécanismes macroéconomiques du régime de croissance semblent être les suivantes : une plus grande élasticité de l’offre aux fluctuations de la demande, des rendements d’échelle considérables liés aux coûts fixes de réseau et à des cours de l’histoire, qui peut faire concevoir des coûts marginaux fortement décroissants, une accentuation de la concurrence par la mobilité des entreprises, leurs restructurations incessantes sous la pression des actionnaires, l’éclatement des organisations hiérarchiques pyramidales et de l’intégration verticale, dès lors que la transmission de l’information permet à des marchés de se former là où les coûts de coordination étaient tels auparavant que les modes d’organisation non marchands étaient plus efficaces. Les conséquences de ces transformations sur le salariat sont, bien entendu, contradictoires :
– La pertinence de la branche comme lieu collectif de négociation des caractéristiques de la répartition de la valeur ajoutée des entreprises disparaît et avec elle, l’unification des critères de rémunération. L’entreprise est devenue le lieu de négociation, et la prise en compte des situations changeantes de la concurrence dans la rémunération des salariés une exigence générale des directions d’entreprises sous la pression des actionnaires. Il en résulte un retour d’une caractéristique de la situation des salariés que le fordisme avait fait reculer : leur vulnérabilité au risque économique. La forme d’intégration des salariés qu’était l’échange de la sécurité de l’emploi et du salaire contre la subordination hiérarchique de la mise au travail, échange codifié dans des contrats collectifs pluriannuels, est partout en retraite. Cependant la relation salariale n’est pas celle d’un retour au capitalisme concurrentiel. Dans le capitalisme patrimonial il y a des liens financiers qui se nouent sur le partage de la valeur. C’est l’implication patrimoniale, le développement du stakeholding en tension avec le shareholding. Une multiplicité de formules selon ce principe : intéressement et participation qui sont des formules de partage du profit, et surtout épargne salariale. Le développement de ces modes de rémunération change considérablement les variables dont dépend l’inégalité salariale.
– Le dualisme traditionnel entre marchés internes et marchés externes du travail s’est beaucoup complexifié. Une conséquence spectaculaire des changements de l’offre rappelés plus haut est le développement rapide d’une catégorie de salariés professionnels, individualistes et jouissant d’un fort pouvoir de négociation, car leurs compétences étant décisives pour la création de valeur des entreprises qui les emploient. L’essor des services, la réduction de la taille des entreprises liées en réseaux et la mobilité de ces professionnels sur un marché mondial, leurs donnent des opportunités considérables, notamment de sortir temporairement du salariat par les start-ups. Leur revendication est celle de la transférabilité des droits financiers acquis dans des plans d’épargne collective, mais aussi une préférence pour l’épargne individuelle et une grande sensibilité aux avantages fiscaux. La variabilité des rémunérations dans cette catégorie peut être extrême, ainsi que sa volatilité dans le temps pour un même individu au cours d’une carrière.
– A l’opposé on trouve les emplois salariés précaires et non qualifiés. Ce sont les victimes du nouveau régime de croissance. Leur situation économique dépend étroitement de l’état de la demande globale. Ce sont les catégories pour lesquelles la sécurité minimale passe par une modification du droit du travail. A l’opposé de ce que propose le patronat en France, il faudrait abolir les contrats précaires, et réunifier les statuts dans le contrat à durée indéterminée en introduisant la flexibilité des conditions d’emploi au sein de ce contrat standard. C’est un immense chantier politique dont le terrain est l’Union Européenne et dont l’enjeu est une redéfinition de la relation salariale comme dépendance économique, sans plus de référence aux formes industrielles de subordination sur le déclin, de manière à englober toute la diversité du salariat dans les nouvelles trajectoires d’emploi. A cette redéfinition de la relation salariale devrait correspondre celle de droits sociaux généraux attachés à la personne des salariés. Parmi ces droits, celui de l’éducation sur toute la vie est l’un des plus importants
– La place des négociations collectives d’entreprise n’en reste pas moins importante dans des secteurs où la maturité des structures de concurrence entraîne une stabilité des tailles et des profitabilités des entreprises. Néanmoins, même dans ces secteurs les organisations et les modes de gestion ne sont plus ce qu’ils étaient dans le fordisme. L’entreprise-réseau, les équipes autonomes, la gestion par objectifs, se sont imposées. Les équipes de salariés doivent être polyvalentes, adhérer aux critères de performance de l’entreprise, accepter des rémunérations dont une partie substantielle est flexible. Ce sont dans ces entreprises, et pour les catégories de salariés dans ce rapport de stabilité polyvalente avec l’entreprise, que l’initiative de plans d’épargne d’entreprise cogérés est une éventualité plausible. Ces plans pourraient être conçus au niveau de groupes plurinationaux, induisant les syndicats à adopter un point de vue global sur la gestion financière de long terme si tout ou partie de l’épargne du plan est investie dans le groupe. Cette forme du capitalisme patrimonial peut se poser en alternative coexistant avec l’épargne financière rassemblée par les investisseurs institutionnels et gérée selon le principe de la diversification de portefeuille.