Majeure 3. L'Europe et l'Empire

Nouvelle géographie politique

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La nouvelle situation de l’État est souvent analysée en
termes de déclin de ses capacités de régulation, dans le cadre d’une
mondialisation des marchés capitalistes. En fait, il s’agit d’un
processus de transformation de l’état plus que d’un déclin. Nous
assistons à un repositionnement de l’état dans un champ de pouvoir plus
large et à une reconfiguration du travail des ÉtatsLes États[[Texte de la conférence du Millenium à la London School of Economics, le 25 janvier 2000, repris de la conférence inaugurale de la chaire de sciences sociales à l’Université de Chicago, le 28 avril 1999 : « Programmes dénationalisés des Etats et fabrication de normes privatisée ». sont confrontés aujourd’hui à une nouvelle géographie du pouvoir.[[cf. Hobsbawn, 1994; Jessop, 1999. La nouvelle situation de l’État est souvent analysée en termes de déclin de ses capacités de régulation dû à certaines politiques de base liées à la mondialisation économique : dérégulation d’un ensemble important de marchés, de secteurs économiques et de limites nationales, et privatisation de firmes du secteur public.
Mais dans ma lecture des faits, la nouvelle géographie du pouvoir à laquelle les États sont confrontés est issue d’un processus beaucoup plus différencié que ce que suggère la notion d’un déclin d’ensemble de la fonction étatique. Il s’agit d’un processus de transformation de l’État plus que d’un déclin. Nous assistons à un repositionnement de l’État dans un champ de pouvoir plus large et à une reconfiguration du travail des États. Ce champ de pouvoir plus large est constitué pour partie par la formation d’un nouvel ordre institutionnel privé articulé à l’économie mondiale mais aussi par une variété croissante d’autres ordres institutionnels, qui vont des rôles nouveaux du réseau international des ONG au régime international des droits de l’homme. La raison d’État, la rationalité même de l’État, s’est incarnée de manière diverse au cours des siècles. Ces transformations ont eu des conséquences importantes. On peut dire qu’elle est entrée dans une nouvelle phase aujourd’hui.
Nous voyons émerger actuellement un ordre institutionnel privé pour l’essentiel, mais pas complètement, dans lequel les agents stratégiques ne sont plus les gouvernements des pays développés, ou nouvellement développés. Un des traits marquants de ce système est sa capacité à privatiser ce qui était ci-devant public et à dénationaliser ce qui était avant des ressources et des programmes politiques publics. Cette capacité de dénationalisation et de privatisation transforme certaines composantes de l’État-nation. De plus ce nouvel ordre institutionnel définit une nouvelle normativité qui ne se confond pas avec ce qui a été, et dans une certaine mesure reste, la principale source de normativité des temps modernes, la raison d’État. Cette nouvelle normativité vient du monde du pouvoir privé et s’installe dans les royaumes publics, ce qui contribue à dénationaliser ce qui avait été historiquement construit comme les programmes des Etats nationaux, notamment le programme keynésien.[[Cf. Sassen, 1996 et 1999
Nous n’assistons pas à la fin des États, mais nous constatons qu’ils ne sont plus les agents stratégiques les plus importants dans la nouvelle configuration de pouvoir, et que de plus les États, y compris les États dominants, ont entrepris de profondes transformations car ils ont commencé à abriter des opérations, à la dynamique puissante, de dénationalisation des anciens programmes nationaux. Ceci pose la question de savoir ce qu’il y a de national dans les composantes institutionnelles essentielles des États liées à la réalisation et à la régulation de la mondialisation économique.
Les fondements structurels de mon argumentation viennent des formes courantes de la mondialisation économique. Celle-ci est apparue comme un élément essentiel de la formation d’un système de pouvoir transnational, qui dans une très large mesure se dégage du système inter-étatique antérieur. La mondialisation économique ne consiste pas seulement à franchir les frontières géographiques, comme en traitent les mesures d’investissement et de commerce international. Elle doit aussi transférer certaines fonctions exercées par la gouvernance publique nationale vers des arènes transnationales privées et développer au sein des États-nations les mécanismes propres à garantir les droits du capital mondial, par des actes législatifs, des procédures judiciaires, des circulaires administratives, etc. Car les territoires nationaux existent toujours, sous le contrôle exclusif de leurs États, même s’ils sont en train de dénationaliser plusieurs ordres institutionnels nationaux hautement spécialisés.
Même si ces transformations au sein de l’État sont partielles et émergentes, elles sont stratégiques, comme est aussi partiel et émergent mais stratégique le nouvel ordre institutionnel privé en train de se mettre en place pour gouverner les aspects clés de l’économie mondiale. Ces transformations peuvent altérer des aspects essentiels de l’architecture du droit international, de son étendue et de son exclusivité.

L’État dans la mondialisation

Un des rôles de l’État dans l’économie mondiale aujourd’hui, à la différence des phases antérieures, est de négocier les interactions entre la loi nationale et les acteurs étrangers qu’il s’agisse d’entreprises, de marchés ou d’organisations supranationales. Ce rôle de négociation rend la phase actuelle distincte des précédentes de plusieurs façons. D’un côté nous disposons d’un droit extrêmement développé, accumulation des bonnes mesures prises pendant les cent dernières années pour sécuriser le monopole de l’autorité de l’État sur le territoire national dans une proportion inconnue jusque-là. De l’autre côté nous constatons une institutionnalisation considérable, spécialement depuis les années 1990, de « droits » pour les entreprises non nationales, pour les transactions transfrontières, et pour les organisations supranationales. Ceci met les États-nations dans l’obligation de s’engager dans le processus de mondialisation.
Le consensus naissant, souvent imposé, au sein de la communauté des États sur la nécessité de poursuivre la mondialisation a créé à ceux qui y participent des obligations particulières. L’État demeure en fait le garant en dernière instance des « droits » du capital mondial, c’est-à-dire le protecteur des contrats et des droits de propriété. C’est ainsi que l’État a incorporé le projet mondial de son propre rétrécissement en acceptant de réguler les transactions économiques qui l’impliquent.[[Cox, 1987 ; Sassen, 1996 Les entreprises qui opèrent à l’échelle transnationale veulent que les fonctions assurées traditionnellement par l’État, notamment la garantie des droits de propriété et des contrats, continuent de l’être. L’État leur semble posséder en ce domaine une capacité technique et administrative non remplaçable pour l’instant par aucun autre arrangement institutionnel ; de plus cette capacité est étayée par le pouvoir militaire, par un pouvoir mondial dans le cas de certains états.
Cette garantie des droits du capital est apportée par un certain type d’état, une certaine conception des droits du capital, un certain type de régime légal international; elle existe dans les pays les plus puissants et les plus développés du monde, dont les Etats reconnaissent les notions de contrat et de droit de propriété et ont accepté un nouveau régime juridique favorisant la poursuite de la mondialisation économique.[[Cette domination prend de nombreuses formes et n’affecte pas que les pays f aibles et pauvres. La France par exemple se range parmi les premiers fournisseurs de services d’information et de services aux entreprises en Europe, et à une position forte bien que non d’excellence dans les services financiers et d’assurances. Mais elle s’est trouvée en position de plus en plus désavantageuse pour les services juridiques et comptables parce que le droit anglo-saxon domine les transactions internationales. C’est ainsi que le droit anglo-américain domine de plus en plus les activités d’arbitrage commercial international, alors que cette institution s’était formée à partir de la tradition jurisprudentielle française et suisse (Dezalay et Garth, 1995) Les Etats Unis, pouvoir hégémonique de cette période, ont conduit voire forcé les autres Etats à adopter ces obligations envers le capital mondial. Et ce faisant, ils ont contribué à renforcer la capacité à les contester. L’État continue de jouer un rôle crucial, mais non exclusif, dans la production de nouvelles formes juridiques, liées aux nouvelles formes de l’activité économique. Mais ce rôle a alimenté de plus en plus la puissance de la nouvelle structure émergente.

Programmes étatiques dénationalisés et production de normes privatisée

On utilise en général les termes de dérégulation, de libéralisation financière et commerciale, de privatisation, pour décrire la négociation entre l’État et les firmes internationales. Mais de tels termes décrivent seulement le retrait de l’État de la régulation de son économie. Ils ne montrent pas les voies par lesquelles l’État participe à la mise en place du nouveau cadre institutionnel dans lequel la mondialisation se poursuit. Ils ne rendent pas compte non plus des transformations qui s’en suivent au sein de l’Etat.
Les Banques centrales par exemple sont des institutions nationales. Mais depuis dix ans elles sont devenues, au sein des Etats nationaux, un des foyers d’élaboration des politiques nécessaires au développement du marché mondial des capitaux, et plus généralement du système économique mondial. La nouvelle conditionnalité du système économique mondial, les conditions qu’un pays doit remplir pour être intégré au marché du capital mondial, comportent comme point essentiel l’autonomie de la banque centrale, afin qu’elle puisse développer un certain type de politique monétaire. Dans la plupart des pays du monde la banque centrale a tendance à être sous l’influence de l’exécutif ou d’oligarchies locales. S’assurer de l’autonomie des banques centrales a certainement fait disparaître un bon lot de corruption. Mais cela a été aussi un véhicule pour obtenir l’adaptation des Etats-Nations aux exigences du marché mondial du capital.
Cela demande de pousser la recherche sur ce qui est national dans les activités des banques centrales. D’un point de vue théorique cela veut dire arriver à lister un ensemble d’opérations qui ont lieu au sein d’établissements nationaux, mais qui se rapportent à des programmes non-nationaux ou transnationaux. C’est ce que je conceptualise par le terme de dénationalisation, dénationalisation d’opérations très spécifiques, hautement spécialisées, typiquement étatiques.[[Dans ma recherche en cours j’analyse un ensemble de procédures judiciaires et législatives ainsi que des circulaires administratives, que je lis comme des manières pour l’État-nation de participer à la production des conditions de la mondialisation économique. C’est une histoire de micro-interventions, des transformations minimes de notre droit qui facilitent l’extension des opérations transfrontalières des firmes américaines. Il ne s’agit évidemment pas de quelque chose de neuf pour les Etats Unis ou les autres Etats occidentaux, mais j’estime qu’on peut identifier une nouvelle phase. L’une de ces premières mesures et l’une des mieux connues consiste dans les accords tarifaires passés pour faciliter l’internationalisation de l’industrie, et qui exemptent les entreprises des droits de douanes ou de la taxe à la valeur ajoutée sur les composants importés ou sur les produits assemblés dans des sites offshores. L’acte sur les investissements étrangers de 1976, la création d’une Banque des règlements internationaux en 1981, les mesures de libéralisation et de dérégulation du secteur financier dans les années 1980, sont les étapes les plus connues de cette microhistoire.
Il y a un ensemble de dynamiques stratégiques et de transformations institutionnelles à l’œuvre. Elles peuvent incorporer seulement quelques agences de l’État, ne concerner que quelques initatives législatives ou réglementaires, et avoir tout de même le pouvoir d’instituer une nouvelle normativité au cœur de l’État. Ceci parce que ces secteurs stratégiques opèrent dans des interactions complexes avec de puissants acteurs privés et transnationaux. L’essentiel de l’appareil d’Etat reste fondamentalement inchangé. L’inertie des organisations bureaucratiques, qui crée ses propres liens de dépendance, contribue énormément à la continuité.
Par ailleurs, de nouvelles coopérations transfrontières entre agences gouvernementales spécialisées se créent dans des domaines de plus en plus nombreux et constituent une autre forme de participation de l’État à la réalisation d’un système économique mondial. Par exemple les interactions croissantes entre les responsables des législations antitrust d’un grand nombre de pays ces trois ou quatre dernières années ont abouti à une convergence des nouvelles lois malgré la diversité des modèles en compétition. Cette convergence sur certains points très précis se fait dans un océan de différences énormes des législations économiques de tous ces pays. Ces convergences partielles et très spécialisées se créent entre des régulateurs qui commencent par se trouver plus de points communs avec leurs homologues des autres pays qu’avec les collègues de leurs services. De même les transactions entre membres des banques centrales ne se font plus de manière bilatérale, mais selon de nouvelles modalités depuis dix ans. Un autre exemple encore peut être trouvé dans le cas du cadre institutionnel et juridique nécessaire à l’installation internationale des chaînes de grands magasins (Gereffi, 1995; Castro, 1999). Un résultat de ces différents mouvements est l’émergence d’un champ stratégique d’opérations qui représente une certaine ouverture des opérations étatiques par rapport au monde institutionnel plus large que celle de l’État lié exclusivement aux programmes nationaux. Il s’agit d’une arène relativement limitée de transactions transfrontières, formée des agences gouvernementales et des secteurs économiques concernés par la mondialisation.
En posant cela, je rejette l’idée fort répandue que les royaumes du national et du mondial sont deux domaines mutuellement exclusifs (Sassen, 1999). La mondialisation est en partie endogène au national, et l’est au regard de la dynamique de la dénationalisation qui est vue comme nationale. La mondialisation est en partie enracinée dans le national, c’est-à-dire dans les villes-monde[[N.d.T.Dans la mesure où il est convenu de dire en français « mondialisation » et non « globalisation », je préfère parler de « villes-monde » plutôt que de « villes globales » pour bien marquer qu’il s’agit de villes qui participent à la construction de l’économie mondiale, mais qui ne sont pas toutes sur le même modèle, qui ne sont pas nécessairement au sommet de la hiérarchie urbaine, qui ne possèdent pas toujours toutes les fonctions urbaines, qui ne sont pas toutes de super-capitales (cf. les travaux de Saskia Sassen sur Miami et Tijuana), et a besoin de ce point de vue que l’État re-régule certains aspects spécifiques de son rôle sur le plan national.
Ceci est un champ de transactions stratégiques, transfrontières, et demande des interactions spécifiques avec les acteurs privés. Elles n’impliquent pas l’État en tant que tel comme dans les traités internationaux, mais consistent plutôt en opérations et politiques portant sur des aspects partiels de l’État – par exemple de niveau législatif, ou certains des programmes réalisés par les banques centrales. Ce sont des transactions transfrontières parce qu’elles concernent des entreprises et des marchés mondiaux, ce qui implique une certaine convergence des régulations nationales et du droit pour le bon déroulement des opérations.
En disant qu’elles impliquent des interactions avec des acteurs privés, je veux dire qu’il ne s’agit pas de transactions entre états, ni d’un sous-ensemble du système étatique. Au contraire, c’est un champ de transactions pour partie impliqué dans les relations entre états, et pour partie dans un espace nouveau, de plus en plus institutionnalisé, de relations entre acteurs et agents privés, eux-mêmes transfrontières.
C’est dans ce champ de transactions plutôt rares, en partie dégagé du monde institutionnel plus large de l’État, que ce que j’ai appelé des programmes d’État dénationalisés sont définis et mis en œuvre. Ce champ de transactions représente une déliaison de ce qui dans l’État était lié pendant la précédente période, cette période-ci atteignant son plein régime dans le cas des Etats-Unis au milieu des années quatre-vingt. Cette déliaison est aussi un élément d’une dynamique plus large de changement de relation entre souveraineté et territoire national, sujet que j’ai commencé à travailler dans mon livre Losing Control (1996). Il s’agit d’une transformation normative très vaste, concernant la rationalité même de l’État, la raison d’État. Pour une bonne part cette transformation normative est mise en œuvre en dehors de l’État et prend naissance dans le système inter-étatique. Ensuite c’est une multiplicité d’agents privés, certains mineurs et d’autres moins, qui assure et exécute l’ordre normatif.
Cette transformation a à voir avec le poids normatif gagné par la logique du marché mondial du capital dans la mise en place de critères pour les politiques économiques nationales (Sassen, 1996). Dans les négociations multiples entre les Etats nationaux et les acteurs économiques mondiaux on peut voir une nouvelle normativité liée à la logique du marché du capital, et qui arrive à s’imposer sur des aspects importants des politiques économiques nationales, bien que certains états soient plus souverains que d’autres en ce domaine. Certains des éléments les plus connus sont l’importance attachée à l’autonomie des banques centrales, les politiques anti-inflationnistes, la parité monétaire, et l’ensemble des items qu’on appelle habituellement « conditionnalité du FMI ». Dans ce nouvel ordre normatif, certaines demandes sont légitimes, d’autres délégitimées (tout ce qui concerne le bien être de la population au sens large)
J’essaie de traduire cette transformation normative par la notion de privatisation de certaines capacités de production normative, détenues par l’État, au moins dans l’histoire récente. Ceci conduit à des possibilités renforcées de produire des normes dans l’intérêt plutôt d’une minorité… ce qui n’est pas nouveau, sauf que cette minorité est plus étroite que jamais.

Une nouvelle zone institutionnelle d’acteurs privés

Bien que central le rôle de l’Etat dans la production de l’enregistrement légal des opérations économiques n’est plus ce qu’il était dans les périodes précédentes. La mondialisation économique a été accompagnée par la création de nouveaux régimes juridiques et de nouvelles pratiques et par l’expansion et la rénovation de certaines formes anciennes qui dérivent du système juridique national. C’est évident dans l’importance croissante de l’arbitrage commercial international et dans la diversité des institutions qui s’occupent d’évaluation financière et de conseil, et qui sont devenues essentielles aux opérations de l’économie mondiale (Dezalay et Garth, 1996; Salacuse, 1991; Sinclair, 1994).
Un aspect de la question concerne les formes légales particulières d’innovation juridique dans lesquelles est enregistré, configuré, l’essentiel de la mondialisation et la manière dont ces innovations interagissent avec l’État, et plus précisément avec la souveraineté de l’État. Ces innovations et changements juridiques sont souvent résumés par la formule « dérégulation », et tenus pour acquis. En sciences sociales, dérégulation signifie par ailleurs le déclin de l’État. Or il me semble que le processus spécifique à ces changements juridiques ne peut être qualifié ainsi ; il s’agit d’une reconfiguration de l’espace qui se traduit par une transformation fondamentale en matière de souveraineté, qui donne de nouveau contenus et de nouvelles localisations à cette propriété systémique particulière qu’on nomme souveraineté.
Le cadre institutionnel privatisé en cours de constitution pour diriger l’économie mondiale a peut-être des implications majeures vis-à-vis du monopole de l’autorité de l’Etat-nation moderne sur son territoire, sur le concept de territorialité exclusive. Il y a un nouvel ensemble d’agents intermédiaires stratégiques qui contribuent à la gestion et à la coordination de l’économie mondiale. Ils sont pour l’essentiel privés. Et ils ont repris à leurs comptes certaines des fonctions internationales assumées par les Etats dans un passé récent, notamment dans les Etats principalement protectionnistes d’après la seconde guerre mondiale dans lesquels les gouvernements contrôlaient le commerce international.
Durant les vingt dernières années, l’arbitrage commercial international s’est transformé et s’est institué comme la méthode contractuelle dominante pour la résolution des conflits commerciaux transnationaux.[[Aujourd’hui les contracts commerciaux internationaux en appellent systématiquement à un arbitrage en cas de conflit lié à l’exécution du contrat. La raison alléguée pour cela est que cela évite à l’un des contractants de devoir en passer par les tribunaux de l’autre. Un tel arbitrage peut être institutionnalisé et suivre les règles mises au point par certaines institutions comme la Chambre de Commerce International de Paris, l’Association américaine d’arbitrage, le Tribunal de Londres pour l’arbitrage commercial international, ou d’autres. L’arbitrage peut aussi être « ad hoc », et suit alors le plus souvent les règles de la Commission sur le Droit International du Commerce des Nations Unies (UNCITRAL). Mais dans tous les cas les arbitres sont des individus privés choisis par les parties. En général il y a trois arbitres, qui agissent en tant que juges privés, tenant des audiences et émettant des sentences. Dans une importante étude sur l’arbitrage commercial international, Dezalay et Garth (1996) ont conclu que le marché de l’arbitrage était délocalisé et décentralisé, formé par des institutions plus ou moins puissantes et des individus à la fois compétitifs et complémentaires (voir aussi Salacuse, 1991). Une autre instance privée de régulation est constituée par les agences d’évaluation des capacités de remboursement des dettes publiques et privées qui jouent un rôle croissant dans l’économie mondiale (Sinclair, 1994). Il y a dix ans Moody’s et Standard and Poor n’avaient pas d’analystes en dehors des Etats Unis. En 1999 chacune de ces agences en a plus d’un millier.
Les entreprises privées de finance internationale, de comptabilité, de services juridiques ont élaboré de nouvelles normes privées pour la comptabilité internationale et l’évaluation financière; elles remplissent, avec des organisations supranationales comme l’OMC, des fonctions stratégiques de gouvernance, de manière décentrée par rapport aux gouvernements. Les événements qui ont suivi la crise monétaire au Mexique nous donnent des aperçus intéressants sur le rôle de ces entreprises dans la modification des conditions des opérations financières, sur la manière dont les Etats nationaux y ont participé, et sur la formation d’un nouvel espace institutionnel d’intermédiation.
J.-P. Morgan par exemple a travaillé pour la Banque Goldman Sachs and Chemical à mettre au point plusieurs opérations innovantes pour faire revenir les investisseurs sur les marchés mexicains.[[ Un prêt d’urgence de 40 milliards de dollars US du Fonds Monétaire International et du Gouvernement américain et l’engagement des firmes les plus en vue de Wall Street pour revaloriser l’image du Mexique et trouver les moyens de le remettre en selle sur les marchés, lui permirent de « résoudre » sa crise financière. Le gouvernement mexicain travailla avec J.-P. Morgan comme conseiller financier et Goldman Sachs and Chemical comme banque. Celle-ci fit émettre par l’État mexicain un emprunt d’état de 1,75 milliards de dollars US, qui le rendit capable de persuader les investisseurs en mai 1996 d’échanger des bons Mexican Brady associés à des bons du Trésor américains (les Mexican Brady étaient une composante de presque tous les portefeuilles sur les marchés émergents jusqu’à la crise de 1994) contre des bons mexicains à 30 ans totalement risqués. C’est pour moi un exemple des innovations agressives qui caractérisent les marchés financiers, et de l’importance de cette nouvelle subculture spécifique à la finance internationale qui facilite la circulation, c’est-à-dire la vente de ces instruments. Ensuite, en juillet 1996 un énorme emprunt de 6 milliards de dollars sur cinq ans, qui offrait aux investisseurs américains un taux d’intérêt flottant, ou une garantie collective de remboursement gagée sur les recettes du monopole mexicain du pétrole PEMEX, fut souscrit pour deux fois sa valeur. C’est devenu un modèle pour des emprunts gagés sur des ressources naturelles en Amérique Latine, en particulier pour les pays pétroliers comme le Vénézuéla et l’Equateur. Une des clés de cet engouement tient au recours à des agences d’évaluation financières : Standard and Poor gratifia l’opération d’un BBB et Moody’s d’un BAA3. C’était la première fois qu’un emprunt mexicain se faisait évaluer. Les intermédiaires ont travaillé avec le gouvernement mexicain, mais sur leurs propres bases; il ne s’agissait pas d’un accord entre gouvernements. Cela a favorisé l’acceptabilité des transactions transnationales au sein du nouvel espace intermédiaire institutionnalisé comme privatisé, ce que montre le haut niveau de la souscription et les bonnes notes données par les agences d’évaluation. Et cela a permis aux marchés financiers de continuer leur développement à partir de ce qui avait été une crise.
Après la crise mexicaine et avant les premiers signes de la crise asiatique, un nombre important d’opérations innovantes ont contribué à augmenter le volume des marchés financiers et à incorporer de nouvelles sources de profit, notamment la vente de dettes (Sassen, 1999). Il s’agit d’une innovation typique, proprement conceptuelle, impliquant de définir comment vendre des dettes, et qu’est-ce qu’une dette vendable. Souvent les entreprises de services financiers qui organisent ces coups réalisent de petites transformations dans les systèmes de dépôts nationaux pour les rapprocher des standards internationaux. Le fait que l’agressivité de l’innovation sur le marché international permette d’arriver à y vendre des choses qui avaient été jugées trop peu liquides ou trop risquées a contribué aussi à renforcer et à étendre l’institutionnalisation de cet espace intermédiaire de transactions transnationales opérant en partie à l’extérieur du système inter-étatique. Les nouveaux intermédiaires ont fait le travail stratégique, et développé un type d’« activisme » destiné à assurer la croissance de leur industrie et à compenser les effets potentiellement dévastateurs des crises financières pour l’industrie dans son ensemble et pour la notion même de marchés financiers intégrés mondialement.
Enfin l’importance grandissante et la formalisation de ce qu’on appelle maintenant généralement une autorité privée est un autre composant de ce nouvel ordre institutionnel par lequel l’économie mondiale est gouvernée et organisée de manière privée. (Bierstecker et al. forthcoming; Cutler et al. 1999 ; Hall, 1999) Une des composantes importantes de ce développement est l’apparition de secteurs économiques autorégulés, dominés par un petit nombre d’entreprises. Cela indique à quel point le système économique mondial a besoin de gouvernance et de régulation, mais d’une sorte bien différente de celle associée à la vieille normativité de l’État keynésien (Sassen, 1996)
Ces pratiques, comme l’ensemble des institutions et des régimes transnationaux soulèvent des questions importantes et difficiles quand aux relations entre l’État et la mondialisation économique. Comme l’a dit Rosenau, du fait de tous ces processus transnationaux, les gouvernements sont de moins en moins compétents pour traiter les problèmes auxquels sont confrontées les sociétés. Il s’agit moins de la fin de la souveraineté que d’une altération du monopole et de l’étendue de la compétence des gouvernements.[[ Il s’agit ici d’un processus systématique plus large que les seuls effets de la mondialisation. Il y a à l’échelle mondiale une défiance croissante envers les gouvernements et les bureaucraties. Shapiro (1993) estime que cela a contribué à l’apparition de certains traits communs du droit, notamment l’importance croissante des droits constitutionnels individuels qui protègent les individus de l’Etat et des autres organisations. Le trait particulier du constitutionnalisme américain est le recours constitutionnel judiciaire, qui existe maintenant aussi en Allemagne et en Italie, et dans une certaine mesure en France, où il y a un Tribunal constitutionnel et une déclaration des droits constitutionnelle également. La Cour Suprême des États-Unis a évolué en tribunal constitutionnel statuant en matière de droits de l’homme (ce qui a entrainé les mêmes modifications en Europe). Une part de la technologie intellectuelle dont disposaient d’après Foucault les gouvernements pour contrôler, ce qu’il a appelé la gouvernementalité, est passé aux mains d’institutions non étatiques.

Une nouvelle spatialité : le réseau transnational des villes-mondes

Les espaces de la mondialisation économique sont pour partie intriqués dans ce qui a été historiquement construit comme le territoire national, mais ils constituent aussi une spatialité distincte de la spatialité nationale. Une part importante du travail de l’Etat dans la formation de programmes de gouvernement dénationalisés et de ce en quoi consistent les régimes juridiques privés tient au fait que la mondialisation économique est liée par ses institutions et par ses lieux aux établissements nationaux et à la nécessité de négocier cette implication des acteurs mondiaux dans les cadres nationaux alors même les processus constitutifs de la mondialisation produisent une spatialité distincte.[[Pour une évaluation théorique des spatialités et des temporalités de la sphère mondiale voir Sassen (2000). Les secteurs économiques dominants et les fonctions de commande de l’économie mondiale sont de plus en plus intriqués dans des ensembles nationaux. Cette intrication institutionnelle et de localisation représente un approfondissement de la base institutionnelle de la mondialisation économique et renforce la complexité de ce qu’on peut encore penser comme un ordre institutionnel national. Le territoire national devient réellement imbriqué avec le mondial.
La dispersion géographique des usines, des bureaux et des centres de services, qui a marqué l’expansion de l’économie mondiale s’est inscrite dans des systèmes professionnels intégrés sous la forme de grandes entreprises. Quand la dispersion survient, comme partie intégrante de tels systèmes, particulièrement ceux avec un échelon supérieur de contrôle centralisé, il y a en même temps croissance des fonctions centrales. Plus les entreprises sont mondialisées, et plus leurs fonctions centrales augmentent… en importance, en complexité, en nombre de transactions.[[Ce processus d’intégration professionnelle ne doit pas être confondu avec ce qu’on entend par intégration verticale. L’analyse par Gereffi des chaînes d’utilité de Polanyi et des chaînes de valeur ajoutée de Porter, illustre aussi la différence entre l’intégration professionnelle à l’échelle mondiale, et l’intégration verticale traditionnelle.
Pour ce qui concerne les relations entre l’État territorial et la mondialisation cela veut dire que la perception de l’impact de la mondialisation comme créant un espace économique s’étendant au-delà des capacités régulatrices du simple État, ne rend compte que de la moitié du tableau. L’autre moitié montre ces fonctions centrales concentrées de manière disproportionnées dans les territoires nationaux des pays les plus développés.
Par fonctions centrales je ne veux pas dire seulement sièges sociaux mais aussi fonctions financières, juridiques, comptables, d’organisation, d’encadrement, de planification, nécessaires à la direction d’une organisation opérant dans plus d’un pays, et dans de plus en plus de pays. Ces fonctions centrales sont pour une part exercées dans les sièges sociaux, mais aussi pour une bonne part dans ce qu’on a appelé des complexes de services professionnels, c’est-à-dire des réseaux de services financiers, juridiques, comptables, publicitaires et autres qui sont capables de prendre en main les problèmes complexes créés par le fait d’intervenir avec plus d’un système juridique national, d’un système comptable national, d’une culture publicitaire, etc., et qui travaillent dans tous ces champs dans des conditions d’innovations très rapides (voir Knox et Taylor, 1995). De tels services sont devenus si spécialisés et complexes que les sièges sociaux préfèrent de plus en plus les acheter à des entreprises spécialisées plutôt que les produire eux-mêmes. Il existe donc un secteur d’entreprises de services spécialisés dans la production des fonctions de centralité liées à l’organisation et à la coordination des systèmes économiques mondiaux, et c’est ce secteur qui constitue la fonction productive spécifique de ce que j’ai appelé les villes-monde. Ce secteur économique est concentré de manière disproportionnée dans les grandes villes des pays très développés (Allen et al., 1999 ; Hitz et al., 1995).
Je tiens à souligner la nécessité de distinguer analytiquement le fait qu’il y a des fonctions stratégiques pour l’économie mondiale et ses opérations distinctes de l’ensemble de l’économie organisée d’un pays.[[Ces fonctions de contrôle et de commande pour l’économie mondiale sont en partie imbriquées dans des organisations nationales, mais elles constituent aussi un sous-secteur professionnel distinct. Ce sous-secteur peut être conçu comme partie intégrante d’un réseau qui connecte les villes-monde. En ce sens les villes-monde sont différentes des vieilles capitales des empires d’autrefois, car elles sont plutôt des relais dans des réseaux transnationaux que simplement les villes les plus puissantes des empires. Il n’y a pas à mon sens une seule ville-monde comme il pouvait y avoir une seule capitale pour un empire : la catégorie de ville-monde ou ville globale n’a de sens que comme composante d’un réseau mondial de sites stratégiques. Ce sont des mondes qui ne se recouvrent pas complètement ; beaucoup de composantes de l’économie organisée d’un pays n’ont que peu à voir avec la mondialisation, et réciproquement ; beaucoup de secteurs économiques « nationaux » en se mondialisant profondément sont devenus très dissemblables de ce qu’ils étaient sur le marché national d’autrefois.
Les marchés financiers mondiaux sont une autre instance de cette négociation entre la dynamique transnationale et le territoire national. Ces transactions sont en partie réalisées par les systèmes de télécommunications qui rendent possible la transmission instantanée d’argent ou d’information autour du monde. Beaucoup d’attention a été accordée à ce point. Mais on ne s’est pas préoccupé du fait que ces marchés financiers sont localisés dans des villes particulières situées dans les pays très développés. Le degré de concentration est incroyablement élevé (Sassen, 1999). La topographie des activités de nombreuses industries mondiales informatisées comme la finance combine le dedans et le dehors de l’espace informatique; et quand elles sortent de l’espace informatique et touchent le sol, c’est dans des concentrations massives de ressources très matérielles, composées notamment d’infrastructures et de bâtiments, dans des quartiers centraux de très grandes villes.
La course à la sécurisation des transformations institutionnelles et juridiques présentées ci-dessus tient pour une bonne part à l’intrication nécessaire des fonctions les plus stratégiques avec les institutions et localisations nationales établies. Organiser un réseau mondial d’usines, de bureaux, de centres de services, et opérer sur des marchés financiers mondiaux demande des innovations juridiques majeures et mineures dans les systèmes légaux nationaux et la création de cadres d’action entièrement nouveaux en dehors des systèmes nationaux.

Un ordre dénationalisé et privé

La nouvelle géographie des processus économiques mondiaux, les territoires stratégiques de la mondialisation économique, doivent être produits, aussi bien en termes de pratiques d’acteurs professionnels que d’infrastructures matérielles (villes-monde) et en termes de travail de l’État pour produire et légitimer de nouveaux régimes légaux. Le résultat en sera un nouvel ordre spatio-temporel aux capacités de gouvernance et au pouvoir structurel considérables. Tout en étant partiellement enraciné dans les institutions nationales il s’en distingue. On peut le concevoir comme un ordre dénationalisé, pour l’essentiel privatisé. Mais parce qu’il est pour partie installé au cœur des institutions nationales, son identification demande de décoder ce qui est vraiment national dans le national. Les sciences sociales ne sont pas bien équipées pour cette tâche car leur approche s’est constituée en accordant un rôle central à l’État.
À partir de ma recherche on peut en tout cas lister les conséquences de ce nouvel État de choses pour l’État, pour le système inter-étatique et pour le droit international. D’abord, le fait que les activités transnationales augmentent ainsi que le nombre des acteurs mondiaux opérant en dehors du système inter-étatique formel, affecte la compétence et le champ d’intervention des Etats et du droit international. Ensuite, le fait que ce domaine soit de plus en plus institutionnalisé et soumis au développement de mécanismes de gouvernance privés, affecte le monopole de l’autorité de l’État et du droit international. Troisièmement le fait que s’exercent des pouvoirs normatifs croissants dans ce domaine privé affecte le pouvoir normatif du droit international. Quatrièmement, la participation de l’État à la re-régulation de son rôle dans l’économie et la dénationalisation émergente de certains composants institutionnels particuliers de l’État nécessitée par l’adaptation à certaines politiques nouvelles liées à la mondialisation, transforment des aspects clés de l’État et ce faisant altèrent l’architecture organisationnelle du système inter-étatique et du droit international.
Ce nouvel ordre institutionnel contribue à renforcer les avantages de certains types d’acteurs économiques et politiques et à en affaiblir d’autres. C’est un ordre extrêment partial, beaucoup plus qu’universel, mais stratégique par son influence extrême sur des vastes aires d’un monde institutionnel plus large et sur le monde de l’expérience vécue. Cet ordre ne peut que faiblement rendre des comptes dans le cadre des systèmes politiques démocratiques formels. Il existe pour une large part en dehors de l’État et du système inter-étatique, et ne peut pas être pensé comme une entité géographique. Il doit cependant être conçu en termes spatiaux, car l’espace est lui-même producteur des nouvelles dynamiques de pouvoir et de contrôle aussi bien que produit par elles. L’espace n’est pas un simple contenant non plus qu’une table rase. Passer d’organisations territoriales comme
l’État moderne à des ordres spatiaux n’est pas une tâche analytique simple, et ce qui précède n’est qu’une esquisse en ce sens.

– TRADUIT DE L’ANGLAIS PAR ANNE QUERRIEN