La totalité du pouvoir globalisé peut être pensée en tant
que nouvelle forme de souveraineté (totalité et souveraineté sont
intimement liées) mais elle ne peut plus être appréhendée d’après le
modèle du pouvoir du maître de la maison, comme il a été fait trop
souvent. Nous ne sommes pas confrontés à la naissance d’un super-Etat à
l’échelle mondiale et il serait donc inutile d’en chercher la capitale,
les ministères, les appareils.Pour juger de la validité actuelle du paradigme de la souveraineté étatique, il convient d’analyser séparément son aspect intérieur et son aspect extérieur. Le paradigme prétend à leur indissolubilité, et à bon droit. La souveraineté, en effet, doit être appréhendée comme le point caché de leur connexion, le lieu (topos) de leur coexistence : c’est au pouvoir lui-même, par définition, d’établir un « dedans » et un « dehors », d’inclure et d’exclure (Bartelson, 1995). Il ne s’agit pas, cependant, d’un rapport similaire à celui d’une surface concave et d’une surface convexe. La souveraineté est, réellement, à double-face. Les traits du visage de Janus ne sont pas nécessairement spéculaires ou symétriques ; le recto et le verso de la souveraineté affichent des inscriptions différentes parce qu’ils font face à des réalités différentes. Tous les deux sont « dangereux », mais à des titres divers et pour des raisons distinctes.
Coté intérieur, la tendance historique à l’élargissement absolu et relatif des fonctions étatiques (qui se manifeste pendant ce dernier siècle par l’Etat-providence) s’accompagne d’un apparent évanouissement du thème de la souveraineté. La complexification des anciennes lignes-frontières entre Etat et société, dans un vortex de compénétration réciproque, semble livrer le concept de souveraineté à l’obsolescence, voire à l’insignifance. La distinction entre Etat et société constitue le présupposé (et, ensemble, le résultat) socio-historique de la victoire de la souveraineté moderne. Cette crise de la souveraineté ne pouvait que se répercuter sur les cadres méta-théoriques qui régissent les différentes « sciences » de l’Etat. Sur le plan juridique, les raisons historiques de la lutte pour identifier le lieu spécifique de la souveraineté intérieure (la monarchie, le King-in-Parliament, le parlement lui-même) étant oubliées depuis longtemps, son attribution à l’Etat-communauté ou, ce qui revient au même, au « peuple », tend à rendre ce concept soit superflu, soit contradictoire, au moins une fois que la constitutionnalisation de la vie de l’Etat devient complète (Ferrajoli, 1997). Sur le plan de la sociologie politique, particulièrement celle systémique d’école luhmanienne, la souveraineté prend sa place à côté des autres concepts archéo-européens condamnés à l’insignifance, étant donné que l’Etat lui-même se dissout complètement dans les différents sub-systèmes, aucun aucun n’étant à proprement parler supérieur aux autres.
Il convient plutôt de suivre le chemin indiqué à la pensée critique par Michel Foucault. « Couper la tête au Roi » peut bien devenir l’enseigne (et, au même temps, l’obsession dont il faut se libérer) de la partie centrale de la production foucauldienne. Il s’agit d’une stratégie de recherche qui procède obliquement, dans le but de reconstituer le fonctionnement des réseaux de pouvoir-savoir créés par un mouvement continu de stratégies et de tactiques, de résistances et de codifications, dont le résultat n’est jamais acquis une fois pour toutes. Certains traits communs nous permettent de regrouper l’ensemble de ces réseaux dans ce que Foucault appelle « régimes ». Il propose de réserver l’expression « régime de souveraineté » au régime de l’âge classique. Au passage du XVIIIe au XIXe siècle, ce régime sera remplacé par un régime général de type « disciplinaire ». D’après une indication de Michel Foulcault lui-même, nous pourrions synthétiser la signification de ce changement en ayant recours à l’inversion de la règle du premier régime (« faire mourir et laisser vivre ») en son contraire.
D’une certaine façon, la vie est l’enjeu des deux régimes mais, dans le premier, l’exemplarité de la menace de mise à mort, incarnée par la machine baroque du supplice publique, laisse aux sujets le soin de leur propre vie, comme il a été montré par la célèbre boutade de Frédéric de Prusse qui les comparait aux cerfs de ses forêts. Par contre, dans le régime disciplinaire, l’activité de gouverner qui s’affirme est toute orientée vers la régulation (dans un certain sens à la production même) de la vie des populations et, d’abord, vers la production-régulation des savoirs qui les concernent, le Panopticon n’étant qu’un idéal jamais atteignable. Le réseau disciplinaire dessine une sorte de topographie sociale, une répartition de l’espace social en champs bien déterminés, qui seules permettent un dressage spécifique et de ce fait efficace. Armée, workhouse, école, prison, famille, usine : une pluralité d’espaces, chacun avec ses règles d’accès et de conduite, dans lesquels existent des corps à corps, des guérillas moléculaires et permanentes.
L’approche proposée par Michel Foucault permet d’appréhender le développement de la société moderne, et le rapport entre Etat et société, jusqu’à l’époque du fordisme. La souveraineté de l’Etat contemporain ne peut être bien comprise qu’à l’intérieur de ces coordonnées : comme capacité d’anticipation, de planification et de répression en mesure de garder en place le réseau global des domaines disciplinaires qui ensemble forment le lien social. Ici se situe le tournant décisif. Cette configuration est entrée depuis longtemps dans une crise sans issue, du fait que sa valeur sociale centrale, la discipline de type fordiste dans l’usine, a craqué. L’érosion de celle-ci, après des décennies d’opposition muette ou ouverte dans la forme de lutte où de « sortie » (tantôt ouvrière tantôt capitaliste), est sans remède.
L’affaiblissement du mur porteur fait branler l’édifice tout entier, des fissures apparaissent partout. Les vieilles lignes de partage entre économique et politique, entre politique et social, entre privé et public, entre travail et vie, se brouillent. L’explosion de la communication d’une société du spectacle à la puissance deux est au même temps cause et effet de cette nouvelle situation. Cette explosion de la communication brouille toutes les vieilles lignes de partage et les prive de sens, avec des conséquences évidentes sur la forme traditionnelle de l’espace public et sur les logiques de fonctionnement du subsystème politique.
On peut lire ce scénario de deux façons opposées. D’un côté, la pensée unique libérale et les défenseurs du grand compromis social d’après-guerre le voient comme une tentative de retour en arrière, vers une société tout simplement dominée par le marché, ce qui est vu soit comme promesse de développement illimité soit comme menace de catastrophe. De l’autre coté, une lecture inspirée par Foucault voit les choses différemment. La perte d’efficacité des systèmes disciplinaires au niveau social, la confusion croissante entre « travail » et « vie » créée par les nouveaux paradigmes de production qui exigent l’utilisation de capacités cognitives, affectives et de communication distribuées sur la surface sociale toute entière, tout cela ne peut pas fonctionner sous une forme purement marchande, loin de là. Même si l’on s’affaire à garder en vie les vieux mécanismes disciplinaires, partout où leur emprise s’effrite il faut un changement de forme, et de niveau, de la régulation sociale, de régime disciplinaire. Ce régime disciplinaire suppose l’inutilité des divisions courantes des structures sociales, il accepte l’idée d’une société perméable aux flux en tout genre. Par contre, il exige des appareils de surveillance et d’intervention qui puissent empêcher des ruptures trop violentes du lien social, dans une sorte d’état d’urgence permanent qui demande des réglages et des mesures ponctuelles.
Cette transition, elle apparaît où ? C’est ici que nous trouvons le problème de la souveraineté étatique, c’est-à-dire l’alternative entre souveraineté nationale et mondialisation. L’ensemble de processus symbolisés par ce concept n’indique pas quelque chose qui arrive séparément des changements que nous venons de mentionner, tout au plus on pourrait-on dire qu’il s’y ajoute. Il faut, au contraire, souligner que la mondialisation est la forme – la seule forme possible – dans laquelle un régime de production et de contrôle postfordiste peut exister. Dépasser le régime d’accumulation fordiste ne peut que laisser derrière l’ensemble de mécanismes néocorporatifs et les logiques de régulation macroéconomiques qui avaient fusionné vers le milieu du siècle et qui avaient créé le modèle d’état « keynesien ». La dimension des flux sur lesquels le nouveau régime se battit fut, dès le début, globale : c’est la crise internationale des années 1970 qui le fait naître.
L’enchevêtrement des processus de délocalisation et de relocalisation nous rappelle la gigantesque oscillation qui, il y a quelques siècles, fut à l’origine des états et du système inter-étatique moderne. Les processus de délocalisation ont surtout attiré l’attention : les grands flux informationnels, commerciaux, financiers apparemment créent un espace extraterritoriale énorme. Où est-il, du point de vue d’un État, le siège d’internet, de la lex mercatoria, des réseaux financiers ? En réalité, ces processus déterminent une « relocalisation » dans laquelle le rôle de l’État reste important mais n’est plus qu’un aspect d’une géométrie complexe, multiple, variable. Les « villes-mondes » (Sassen, 1997), les régimes multilatéraux de gouvernance, les réseaux régionaux (trans ou sub-nationaux) y assument un poids croissant. Même la prétendue exclusivité du monopole de la force militaire y est mise à mal. Il ne faut pas s’étonner de ce que le vieux paradigme de la souveraineté étatique soit préservé le plus longtemps possible : Thomas Kuhn l’aurait prévu. Son but – connecter les deux visages du Politique, ceux de la souveraineté intérieure et extérieure – peut être maintenu seulement au prix de nombreuses exceptions et explications ad hoc.
Voyons, par exemple, le cas des régimes internationaux déjà mentionnés. Certes, on peut attribuer leur existence à la volonté des états qui les ont négociés ; il faut, néanmoins, se demander si cette approche explique non pas leurs caractères spécifiques (qui d’ailleurs développent dans le temps une solide embeddedness) mais la nécéssité de formes de gouvernance trans-étatiques.
Dans les paradigmes traditionnels des relations internationales, l’existence d’entités et sujets différents de l’État est bien connue ; il est de plus en plus difficile, cependant, de confiner leur existence dans un rôle marginal. Il suffit de penser au rôle international joué par des sujets formellement privés comme les agences de rating ou les firmes multinationales et, par ailleurs, aux problèmes liés à la reconnaissance universelle des droits humains et à l’espace croissant du « droit d’intervention » humanitaire.
Ce chemin nous mène à des résultats négatifs, particulièrement après le travail critique d’auteurs comme Ashley et Walker dans les études internationales. Il n’est pas simple de transformer la critique « en positif ». La souveraineté, comme Giddens et Bartelson l’on souligné, permet de penser au même temps le « dedans » et le « dehors » de l’état ; de ce fait, son éclipse laisse le terrain de la réflexion vide de lignes d’orientation.
Il ne s’agit pas seulement d’un problème « théorique ». Cette crise frappe de plein fouet les formes de démocratie que nous connaissons, son concept même. L’énorme déficit de accountability dont souffre la plus grande partie des institutions transnationales de gouvernance est simplement un angle de la question, bien sûr le plus souligné par les libéraux, dont le penchant pour les questions de procédure est bien connu. On peut penser résoudre le problème en ajoutant des niveaux et des formes nouvelles de représentativité, ce qui resterait néanmoins à l’intérieur de l’horizon intellectuel de la souveraineté telle qu’elle a été conçue depuis Hobbes, avec son complément de représentation politique.
Est-il logiquement et politiquement nécessaire que le demos dont le pouvoir est l’objet du débat soit le peuple d’un État ? On bute, ici, sur le nœud historique de la souveraineté populaire. La tradition démocratique devrait s’intéresser à une réflexion sur sa boîte à outil intellectuelle. Cette réflexion doit être radicale, car un gène étatiste a toujours été présent dans la tradition dominante à gauche. La totalité du pouvoir globalisé peut être pensée en tant que nouvelle forme de souveraineté (totalité et souveraineté sont intimement liées) mais elle ne peut plus être appréhendée d’après le modèle du pouvoir du maître de la maison, comme il a été fait trop souvent. Nous ne sommes pas confrontés à la naissance d’un super-Etat à l’échelle mondiale et il serait donc inutile d’en chercher la capitale, les ministères, les appareils.
La permanence de la forme-État semble certaine, mais seulement comme sujet parmi d’autres de régulation globale. Nous avons devant nous un vaste terrain d’analyse des changements dans les fonctions et les capabilities, un terrain sur lequel il n’est pas possible de se prononcer en général. Ce qu’ils nous faut ce sont des hypothèses fortes sur le nouveau type de souveraineté à même de remplacer le modèle étatique aujourd’hui déclinant.
TRADUIT PAR FABRIZIO TONELLO.
• Bartelson, J., A Genealogy of Sovereignty, Cambridge University Press, Cambridge (UK) 1995.
• Ferrajoli, L., La sovranità nel mondo moderno, Laterza, Bari-Roma 1997.
• Sassen, S., Le città nell’economia globale, Il Mulino, Bologna 1997.