Entretien avec Giuseppe Cocco Michaël Hardt met l’accent sur la structure non hiérarchique, en réseau des mouvements anti-globalisation. Ayant des organisations internationales pour cible, ils n’ont pas le caractère anti-américain des mouvements qui les ont précédés. Depuis le 11 septembre ils sont l’objet d’une mise en cause venant des médias en raison de leur violence politique. Pour Michaël Hardt la vraie riposte au terrorisme n’est pas la limitation des libertés, mais au contraire l’extension de la démocratie à un niveau mondial. L’appareil militaire américain a beau posséder un certain monopole des technologies de destruction cela ne signifie pas que les Etats-Unis puissent imposer leur loi, car il n’y a pas de centre à la puissance mondiale. Les terroristes se trompent en attaquant les Etats-Unis en tant que nation. L’Empire exige une tout autre forme de politique.Multitudes : Le nouveau siècle, on pourrait même dire le nouveau millénaire, s’est ouvert par un évènement imprévu par la plupart des gens et, surtout, par un certain type de discours critique anti-mondialisation : les manifestations de Seattle ont ouvert un cycle au sein duquel Gênes a représenté une accélération et une puissance formidable. A Seattle, après les IWW, après les grandes grèves des années 1930, après les mouvements pour les droits civils des années 1960, les États-Unis ont une fois encore émergé comme le territoire des mouvements. Derrière la force du modèle américain nous trouvons la puissance des luttes. Dans cette conjoncture critique pour l’Amérique, en ces temps de retour, selon nous, réactionnaire, de l’anti-américanisme, peux-tu nous parler un peu de cette histoire et des dimensions “américaines” du mouvement ?
Michael Hardt : Une des choses, un des aspects qui m’intéresse le plus dans les mouvements contre la mondialisation est leur structure en réseau. Ces mouvements ont tendance à être très critiques envers toute forme de hiérarchie, de centralisation et d’institutionnalisation. Je vois en effet, comme tu l’as suggéré, un parallèle historique marqué avec la tendance à l’organisation horizontale dans les mouvements qui participèrent au développement de la militance politique aux Etats-Unis du début du vingtième siècle – quoique cette tendance ne soit pas l’unique fait des Etats-Unis. L’usage du terme “anarchiste” s’est répandu aux Etats-Unis pour décrire ces mouvements dans leur aspect non-hiérarchique et disséminé, mais je pense qu’en fait cette forme d’organisation est loin de se limiter à la seule tradition anarchiste. Et en tout cas, ces mouvements, jusqu’à présent, n’ont pas, et de loin, le caractère anti-américain qu’avaient les campagnes contre la guerre au Vietnam ou celles contre la politique des Etats-Unis en Amérique Centrale dans les années 80. Ces mouvements prennent surtout des organisations internationales, comme le G8, et même souvent supranationales, comme le FMI, la Banque Mondiale ou l’OMC pour cible. Mais aujourd’hui, un certain anti-américanisme pourrait remonter à la surface à l’occasion de cette guerre, alors que toutes les parties en présence retombent dans les vieilles formes de la politique.
La structure en réseau des mouvements anti-mondialisation peut expliquer pourquoi il leur a été difficile de contrer les attaques dont elles furent l’objet après les événements du 11 septembre. Il y a eu beaucoup de voix dans les médias américains pour accuser les mouvements anti-mondialisation d’être à l’origine des attaques terroristes parce qu’ils se rendent eux-mêmes coupables de violences à caractère politique – ce qui équivaut à mettre le massacre de 5000 personnes sur le même plan que le bris de vitrines chez Starbuck ! Ou bien alors pour déclarer que dans un pays en état de guerre, toute dissidence est non avenue. Ces mouvements n’ont pas pu faire effectivement front contre ces attaques à cause de leur structure en réseau horizontal et disséminé. En effet, les grands médias ne veulent entendre qu’une seule voix représentant tous ces mouvements. Or il n’y a rien de tel. Mais peut-être que la grande force de ces mouvements à l’heure actuelle, c’est justement leur faiblesse – provisoirement en tout cas.
Multitudes : Votre Empire (je fais référence à l’ouvrage que tu as écrit avec Negri) représente certainement une revendication claire de la méthode opéraiste (les luttes viennent d’abord) mais intègre aussi de manière claire un certain Deleuze (les machines sont sociales avant d’être techniques) et affirme la globalisation comme un produit des luttes. Sur le plan éditorial, le livre est un succès à la hauteur de ses ambitions : un succès global. Mais comment a-t-il été accueilli aux États Unis sur le plan politique et théorique ? Qu’en est-il du débat “américain” ? Quelles positions ont-elles fait naître les thèses de ce manifeste communiste du XXIeme siècle ? Si j’en crois l’interview que tu as donnée à Radio Sherwood, une radio de Padoue, juste après le massacre de New York, on dirait que c’est seulement maintenant que s’est développé un débat “de droite” sur votre livre, avec des accusations portées sur le plan personnel et politique. La droite, l’avait-elle jusque-là ignoré ?
M.H. : Le livre a eu beaucoup plus de retentissement aux États-Unis que je ne l’aurais cru. Dans divers secteurs des mouvements politiques de gauche, qui sont traditionnellement anti-intellectuels de manière virulente, le livre a fait l’objet d’un débat intéressant et aussi fort utile concernant le nationalisme, le communisme, la mondialisation, etc. Mais ce qui est encore plus surprenant, c’est l’attention qu’il a de la part des grands médias. Au cours de l’été dernier j’ai eu la surprise de voir un livre qui s’affiche ouvertement comme communiste, être loué et favorablement reçu par le New York Times, l’hebdomadaire Newsweek, et des chaînes nationales de télévision. Cela m’a fait penser que c’était peut-être là un signe que la guerre froide était vraiment derrière nous, dix ans après la chute du Mur de Berlin. Mes amis commencèrent à se demander si le livre n’était pas politiquement suspect du fait que les grands médias commerciaux chantaient ses louanges.
Mais tout cela a changé après le 11 septembre. La radio et les médias du centre à l’extrême droite de l’échiquier politique se mirent à nous attaquer, le livre lui-même, et nous personnellement, de façon extrêmement violente. Ils n’auraient jamais, en temps normal, consacré autant d’attention à un livre communiste, mais il faut croire que c’est l’intérêt qu’il a suscité qui les a forcés à s’en prendre à nous et au livre. Selon eux, nous devrions être tenus pour indirectement responsables des attentats du 11 septembre parce que nous serions a. antisémites, b. fondamentalistes islamiques, c. terroristes ou bien d. tout à la fois. Quoi qu’il en soit, nos amis ne se font plus du tout de soucis en ce qui concerne les faveurs que nous portent les grands médias !
Multitudes : Les luttes des années 1960, et plus particulièrement la révolution de 68, ont constitué l’espace impérial. Dans l’empire il y a une dynamique de la puissance constituante qui ne coïncide pas avec les tentatives de clôture du pouvoir constitué. L’empire émerge comme un espace de lutte. En ce sens, votre livre a représenté une formidable anticipation et, en même temps, une anticipation qui s’est peut-être actualisée plus tôt que prévu. Quand je pense à la fin des années 80, à nos discussions parisiennes sur le travail immatériel et sur le post-fordisme, j’ai une vision opposée. À cette époque, l’anticipation affrontait le mépris des modélisations néo-industrielles du toyotisme, aujourd’hui nous sommes face à des accélérations dramatiques qui semblent déplacer la méthode de la tendance, tant sur le plan politique que sur le plan théorique. Comment lire, dans cette perspective, les attentats tragiques du 11 septembre ? Dans quelle mesure confirment-ils ou mettent-ils en porte-à-faux vos thèses ? Dans quelle mesure renforcent-ils ou polluent-ils le débat “américain” sur votre livre et sur la notion même d’Empire ?
Comment la dynamique constituante du peuple multiple (des multitudes) de Seattle traverse-t-elle la phase actuelle ? Peux-tu nous parler aussi de la manifestation à Washington ?
M. H. : Bon, pour le moment du moins, les mouvements anti-mondialisation aux États-Unis, se sont complètement transformés en un mouvement contre la guerre. J’ai déjà déclaré que cela était une mauvaise chose, à Washington, il y a quelques semaines. J’y ai dit que la réplique adéquate au 11 septembre n’était pas une limitation des libertés publiques, comme l’administration Bush a tendance à le croire, mais l’établissement d’une vraie démocratie au niveau mondial. En d’autres termes, la sécurité à longue échéance ne viendra que par la démocratie. Ce que les mouvements peuvent faire de mieux, à mon avis, c’est de s’appliquer à établir une forme alternative de mondialisation basée sur la démocratie, l’égalité, et la liberté. Les buts de ces mouvements sont donc maintenant plus que jamais, d’actualité. Mais les forces de là répression aux Etats-Unis sont également très fortes en ce moment, et les mouvements sont mal équipés pour y faire face.
Multitudes : Que penses-tu, toi, de cette nouvelle dimension de la guerre ? Toni l’a rappelé, nous sommes face à une actualisation de la vision foucaldienne de “la politique comme continuation de la guerre” (à l’inverse de Clausewitz et de sa “guerre comme continuation de la politique”). Les talibans des dollars contre les talibans du pétrole. Mais, dans ce clivage, c’est-à-dire dans ce dédoublement du pouvoir constitué (en l’occurrence de la politique étrangère des États-Unis) en deux pouvoirs opposés (Bush & Co. contre Ben Laden & Co.), ne trouvons-nous pas l’ouverture d’une ligne de possibilités pour le pouvoir – au-delà et à l’intérieur de la forme du pouvoir/gouvernance comme guerre permanente, comme guerre encore et toujours intérieure ? C’est-à-dire la construction d’un dehors et d’une nouvelle légitimité, disons post-parasitaire ? En d’autres termes, les deux multinationales de la terreur, celle du Pentagone et celle des Talibans, si elles sont homologues dans leur genèse conjointe, ne le sont pas dans leur projet symbolique et politique. Sur le fond, un président jusqu’au boutiste et une administration unilatérale comme celle de Bush, affirment le multiculturalisme et la liberté comme valeurs de la nation. Et dans les tours, c’est la vie de la liberté, faite d’exode, de cosmopolitisme, de flux de travail immatériel, qui a été massacrée. Est-il vraiment possible de maintenir un non-alignement ? En quels termes cette question est-elle discutée par le mouvement des mouvements ?
M.H. : Je pense que les deux parties ont tort. Les terroristes d’une part, s’ils pensent qu’en frappant les États-Unis, ils atteignent en son cœur la force qui contrôle la politique mondiale ; le gouvernement des États-Unis de l’autre, s’il estime qu’il peut assurer sa sécurité et effectivement diriger les affaires mondiales en faisant usage de la force, il se trompe tout autant. Mon opinion tu le sais est qu’il n’y a pas de centre de la puissance mondiale, mais plutôt que la puissance mondiale est disséminée en réseau. Bien sûr, elle n’est pas également répartie, mais elle n’est pas non plus sous le contrôle d’un État nation particulier ou d’un groupe particulier d’états nation. Je dois ajouter que cette illusion du centre convainc davantage en temps de guerre. L’appareil militaire des États-Unis possède, de plusieurs et importantes façons, un monopole de la violence ou du moins des technologies de la destruction. Quand il crée des coalitions, comme pour cette guerre ou pendant les guerres du Golfe et du Kosovo, il engage des subalternes, rien de plus. Personne n’est dupe du fait qu’il s’agirait là de partenariat sur la base de l’égalité.
Mais nous n’avons pas besoin de Gramsci ou de Machiavel pour savoir que l’exercice de la puissance ne signifie pas en lui-même compréhension du fonctionnement de la puissance. Le fait que le gouvernement des États-Unis puisse détruire toute cible, quelle qu’elle soit, dans le monde, ne signifie pas pour autant qu’il soit à même d’imposer sa loi. La conséquence, quand je dis que les deux parties se trompent dans leur interprétation d’un centre mondial, est que les deux parties ne pourront jamais atteindre leurs objectifs. Les terroristes n’obtiendront pas une plus grande autodétermination des peuples arabes si tel est leur but (il s’agit seulement d’une supposition, car je ne fais pas encore confiance aux informations dont nous disposons), en attaquant les États-Unis en tant qu ‘état nation. C’est une structure de puissance bien plus étendue qui détermine leur subordination dans le système mondial. Et d’autre part, si le gouvernement des États-Unis pense pouvoir protéger son territoire et sa population en augmentant encore davantage sa force de destruction souveraine, il va également se fourvoyer. L’ère de l’Empire exige une autre forme de politique.
Octobre 2001.
Traduit par Antonella Corsani, François Matheron et Patrice Riemens.