Majeure 3. L'Europe et l'Empire

Où en est la citoyenneté sociale ?

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L’immobilité institutionnelle de l’Europe actuelle va à l’encontre des aspirations des « citoyens européens » qui vivent et veulent vivre « l’Europe » au quotidien. Pour répondre aux problèmes posés par la mobilité accrue de ces « pionniers de l’Europe » un marché unique de l’assurance privée a émergé et se déploie. La crise de croissance de l’Europe est la crise d’une croissance vide de droits sociaux.Pourquoi est-il nécessaire de reconnaître dans l’Europe un groupe d’Etats “pionnier” qui la doteraient d’une constitution à laquelle les nouveaux Etats adhéreraient ? C’est que sans constitution, sans affirmation d’un principe politique unifiant, l’Europe peine à réaliser l’intégration à laquelle elle prétend. La libre circulation des marchandises et des capitaux n’entraîne pas celle des hommes, assignés à leurs territoires nationaux par les particularismes des législations sociales. Les citoyens qui préfigurent l’Europe par leurs circulations personnelles ou par les lieux d’établissement multiples de leurs familles débordent les cases pensées pour une mobilité réduite et théoriquement limitée, dont les risques restent à prendre en charge par des démarches administratives et financières individuelles. Les droits ouverts par l’affiliation à la sécurité sociale de son propre pays ne sont qu’imparfaitement transférables dans les autres pays de l’Union. Si dans certains la présentation de l’imprimé établi dans le pays d’origine pour en attester suffit, dans beaucoup d’autres il faut une nouvelle démarche de reconnaissance par le système local. On en prend peut-être le temps pour un séjour de quelques semaines, mais sûrement pas pour un week-end ou une mission de quelques jours. Démarche administrative comme assurance privée ne donnent d’ailleurs accès qu’aux soins de première urgence, tandis que la couverture par l’employeur ne concerne que les accidents du travail. Ceux qui “travaillent à l’Europe” comme ceux qui jouissent déjà de ses promesses le font dans l’insouciance et le pari, heureusement souvent gagné, que tout ira bien.

L’harmonisation mondiale du droit aux soins, le passeport pour la santé de première urgence, se négocie d’ailleurs plutôt au niveau mondial dans le cadre de l’Organisation Internationale du Travail. La facilitation de la circulation des personnes reste politiquement subordonnée à leur fonction de main d’oeuvre. Pour les loisirs, pour la liberté, les démarches privées continuent conceptuellement, et libéralement, de s’imposer. Force est de constater qu’en matière de protection sociale, l’unification européenne marche au même pas que la mondialisation, lent et majestueux, tout imbu d’un sentiment d’excellence, mais qui permet d’en rester à une réflexion sur la convergence et les différences des systèmes de protection nationaux, comme si ceux-ci n’allaient pas être confrontés prochainement à l’émergence de l’euro. Peut-on ignorer dans l’espace social européen la contribution de la protection sociale et de ses prestations à la constitution de la consommation, à partir du moment où s’y déploiera une monnaie unique ? L’harmonisation sera alors appelée à progresser rapidement.

En attendant, et en nous en tenant uniquement au point de vue microéconomique, continuons de confronter occasions de voyage et droit aux soins au sein de l’Union. De nombreuses familles européennes sont faites de segments implantés dans deux ou plusieurs pays. Elles veulent éprouver une certaine équité entre ces segments, et au moins pouvoir se promener d’un lieu d’établissement à l’autre. Comment se fait-il que l’affiliation à un système de sécurité sociale d’un pays de l’Union n’entraîne pas, ipso facto, la reconnaissance par ceux des autres, alors que la possession d’un compte bancaire vaut celle d’une carte de crédit acceptée partout. Les compagnies d’assurance comme les banques ont été capables de mettre sur pied des systèmes de reconnaissance doués d’ubiquité. La mutualisation privée des dépenses risque de gagner de vitesse la mise en cohérence des systèmes de santé publique, dont le financement, et le respect de l’inertie, est en fait le principal enjeu dans la régulation de l’accès aux soins, qui connaît d’ailleurs, depuis la décentralisation, les mêmes inégalités et viscosités au sein des Etats nationaux qu’entre Etats.

Il en résulte une parfaite contradiction avec l’idée de marché commun mise en avant par l’Union européenne. Il est pratiquement impossible, ou en tout cas fort difficile, de se faire soigner volontairement dans un autre pays européen, parce qu’on préfère le médecin ou la méthode. Il y a un formulaire administratif à fournir mais également une autorisation préalable à demander, qui est le plus souvent refusée, au motif que les mêmes soins existent dans le pays d’origine. Vu l’état très développé du système de santé en France, la possibilité d’y faire soigner n’importe quelle pathologie semble évidemment acquise ; mais le libre choix du médecin devrait maintenant pouvoir s’étendre. Au coeur d’un marché supposé commun, n’est-il pas normal de vouloir se fournir là où le rapport qualité-prix semble le meilleur, même si c’est de l’autre côté d’une frontière, alors qu’on vous dit tous les jours que cette frontière est appelée à disparaître ? C’est d’ailleurs dans les zones transfrontalières, ou dans les familles mixtes que cette pratique semble le plus répandue. La cour européenne de justice a reconnu ce droit dans les arrêts Kohl et Decker du 28 Avril 1998. Ils n’ont pas encore été reconnus par la sécurité sociale française qui les a soumis à “une étude approfondie”. M. Kohl s’était acheté des lunettes au Luxembourg et M. Decker s’était fait soigner les dents en Sarre, et la sécurité sociale française avait refusé de les rembourser l’un comme l’autre. Cependant ce n’est pas le droit au libre choix du consommateur qui a été retenu par la cour européenne, mais le droit à la libre circulation des marchandises pour les lunettes, et le droit à la libre distribution des prestations de services pour les soins dentaires.

On est encore loin de l’affirmation d’une citoyenneté sociale européenne qui reconnaîtrait à chacun le droit de se soigner où il l’entend au sein de l’Union. Le droit s’exprime d’ailleurs différemment pour l’instant s’il s’agit d’un travailleur, d’un retraité, d’un chômeur, d’un étudiant, d’un membre de la famille. De petits pas en avant sont faits vers l’harmonisation : par exemple un arrêt du 24 septembre 1998 reconnaît les mêmes droits à la retraite aux travailleurs d’une même entreprise quel que soit le lieu de leur domicile, alors que ce n’était jusque là le cas que dans certains Etats-membres.

La réglementation européenne s’est créée d’abord en référence aux différentes modalités de travail à l’étranger sans référence à une commune condition de citoyen européen circulant au sein de l’Union. Elle a supposé ce travailleur soucieux de sa seule famille descendante, partout considérée comme à charge, alors que de plus en plus la mobilité, ou au contraire l’immobilité, de la famille ascendante est ce qui cause concrètement le plus de soucis.

L’Europe apparaît être un archipel fragmenté de pays et de cas de voyage différent, chaque pays ayant ses imprimés et ses modes d’emplois spécifiques, voulant concrétiser administrativement sa manière bien à lui de gérer sa population. Chaque pays cherche à défendre son propre système, sa tradition, le fonctionnement de son propre appareil de santé, le maintien de ses propres règles de redistribution. L’ouverture des droits à la Sécurité Sociale est partie intégrante de ces réflexes défensifs, qui confortent les frontières que le marché commun avait pour fonction d’abolir. Les études sur la protection sociale en Europe[[Cf. Mission Interministérielle Recherche Expérimentation, Rencontres et Recherches, Comparer les systèmes de protection sociale en Europe, trois volumes : I. Rencontres d’Oxford, 1995 ; II. Rencontres de Berlin, 1996 ; III. Rencontres de Florence, 1997. ne portent d’ailleurs que sur les systèmes de sécurité sociale induits par le salariat dans les Etats membres, et restent muettes sur les interstices que dessinent les pratiques de ceux qui vivent déjà l’Europe par leur mobilité qu’elle soit de travail, d’étude, de tourisme, et surtout d’affection. Y a-t-il une vie hors travail en Europe ? L’Europe n’est-elle pas, plus encore que les Etats-Unis, le territoire qui promeut la vie heureuse hors travail ?

Compte tenu de ces cloisonnements, dignes de ceux d’un saint empire romain germanique où les contours du système de sécurité sociale auraient remplacé la religion du prince pour définir l’appartenance nationale, l’égalité des citoyens en dignité et en droits n’est nullement respectée au sein de l’Union européenne, comme d’ailleurs entre l’ensemble des pays du monde. La déclaration universelle des droits de l’homme est en fait une géométrie variable à usage exclusivement intraétatique. Si son article 22, qui traite de la protection sociale précisément, suggère que “la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays”, permette à toute personne d’obtenir “la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels, indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité”, les pays européens, qui seraient les plus à même d’organiser une telle coopération sont les premiers à la limiter aux seules nécessités de la circulation de la main d’oeuvre, sans aucune anticipation, et à préférer réfléchir à la convergence obligée de leurs systèmes de sécurité sociale, forcément lente du fait de l’inégal développement des pays concernés.

Loin d’épouser la mobilité des personnes, la création institutionnelle, ou plutôt la conservation institutionnelle, les ramène toujours à leurs origines, et ramène ce faisant l’Europe à son origine, une juxtaposition d’Etats-Nations. L’affirmation constitutionnelle, le recours au levier politique, est sans doute le seul moyen de transformer cet espace commun, de réaliser l’intégration sociale qui échoue à suivre les voies frayées par l’intégration économique. Reste à ce que cette affirmation constitutionnelle soit celle d’un peuple uni par delà les frontières anciennes, comme le vivent déjà certains. Reste à ce que “l’avant-garde”, le “groupe pionnier”, soient reconnus comme constitués de ceux qui mettent en oeuvre ces pratiques vivantes. Reste à ce que les relations entre les hommes suggèrent ce que doivent devenir les relations entre les Etats, comme cela a toujours été le cas dans les grands moments de réforme. La mise en place d’une citoyenneté européenne exige un changement de perspectives, une innovation méthodologique, la découverte de l’Europe comme multiplicité de voyages, comme institution continue de nouvelles relations, comme tracé d’un nouvel espace de solidarité.