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Où l’écran fait écran De quelques tendances

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1. Situation. Entendre l’expansion des médias comme celle d’un vecteur technologique de l’information répondant à la nécessité de communication du mondé actuel, ainsi que les médias nous le répètent à satiété, relève d’une vision techniciste très éloignée dé l’enjeu que ceux-ci engagent. Et poser lé problème dé la communication comme phénomène culturel, tant qu’on né fait pas lé détour par une réflexion sur lé sens dé la culture actuelle, c’est rester dans l’évidence d’une généralité. On né peut, aujourd’hui moins que jamais, aborder l’instance médiatique sans avoir à l’esprit la formé dé la communication sociale inhérente à la production et à la circulation dés valeurs. Le développement du marché est impensable sans les moyens d’information, dé propagande, dé publicité, qui concernent aussi bien lés relations industrielles, lés échangés financiers, que l’État et donc l’armée, la policé, l’administration, etc. Or, tant que nous sommés dans lé cadré dé l’efficacité économico-politique et idéologique, lés formés de la communication apparaissent encore avec une certaine clarté dans leur caractère dé médium instrumental.
Là où lé phénomène devient plus énigmatique, c’est lorsque la matière dé la communication, ses messages (qui ont valeur d’usagé) et leur support technique, constituent en symbiose un système, audiovisuel notamment, qui produit dés formés sémiotiques dont la compétence et l’efficience symboliques sont réglées sur l’érotique de la consommation. On ne peut plus dès lors parler dé message – au sens dé la théorie dé l’information -, ni dé transmission, ni même de manipulation ou dé récupération, sans lés concevoir dans un espace-temps machinique qui répond à dés coordonnées communicationnelles infiniment plus profondes et complexés, mettant enjeu les structurés mentales aussi bien que les rapports sociaux.
Un dés paramètres essentiels permettant de saisir la fonction communicationnelle actuelle pourrait être l’homologie relative entre lé médium dé la communication et celui dé l’argent. A mesure que l’argent quitté son statut dé marchandise-signe dans l’échange simple, et entre dans un procès dé circulation monétaire séparé, il traduit lé rapport social en généralisant selon ses propres règles lé langage dé la valeur économique qui donné désormais la mesure dé toutes choses et dé leur perception. Il n’est plus seulement le signé d’une équivalence, il régit de surcroît l’espace communicationnel au sein dé la socialité, comme un catalyseur structurant percepts et affects. C’est par l’influx dé ce processus dans la production symbolique que la communication médiatique, telle que nous la vivons, en est lé redoublement ; elle n’est plus essentiellement une configuration dé signés régissant lés relations intersubjectives (émission-réception, interactivité), elle est plus significativement une machiné séparée, qui traité (dans la circularité production-consommation) la massé dés tensions libidinales, et pourrait bien avoir ainsi un caractère désormais fondateur (et pas seulement légitimant) du consensus cognitif-affectif dé la subjectivité, – “Fondateur”, au sens où lé mythe, la religion l’étaient, mutatis mutandis, car lés mass médias ressortissent moins à l’ordre dé la croyance qu’à celui d’un érotisme désaffecté par lé sens.
C’est dans ce sens qu’on peut comprendre lé phénomène dé la communication actuelle, lés médias dé massé, notamment audiovisuels et plus précisément la télévision.

2. L’époque. La “société de communication” est certainement concomitante dé la disparition des figurés charismatiques, dés grands récits idéologiques, d’une autorité ou d’un destinateur auxquels s’identifier. C’est une logique du capitalisme, aujourd’hui arrivée à un point critiqué (où l’on voit renaître lés particularismes), que dé détérritorialiser dés blocs dé fixation culturelle d’identités, au profit dé l’instillation tous azimuts du capital et dé la résorption dés valeurs et dés formés d’existence qui échapperaient à sa pénétration ; même lés valeurs qui furent son cadre, telles que patrie, peuple, volonté générale, etc., ont perdu leur pertinence dé jadis. C’est ainsi que le mythe de la “communication” est en train dé prendre la relève, dans la mesure où la communication médiatique est un échange striant tout l’espace public, sans point de fixation localisé, le fait de chacun et de tous, sans finalité comme information-discussion ; bref un réseau all over corollaire de nos activités professionnelles, de citoyen, de loisirs et privées. Elle est bien, à ce niveau d’abstraction de principe où elle fonctionne effectivement, la circulation symbolique adéquate à la circulation des valeurs du capitalisme actuel.

3. Délocalisation, localisation. La télévision présente cette caractéristique, unique dans l’histoire de l’humanité, d’être partout à la fois et à tout instant (en tous cas pour les quatre cinquièmes du globe). Il y a bien eu dans l’histoire des lieux et moments qui réunissaient “tout le monde” à l’occasion de prestations : les Grandes Dionysies en Grèce antique, le carnaval au Moyen Age, les révolutions, etc. Mais, 1) “tout le monde” est une exagération – une fraction seulement de la communauté était présente, 2) on se déplaçait en un lieu, 3) ce lieu était un espace public et 4) la prestation était périodique. Tandis que la prestation cathodique a ce don d’ubiquité technologique qui pourvoit tout l’espace public (tous les espaces du monde) et l’espace privé (le foyer familial – le principe même du poste de télé en est inséparable), qu’elle couvre d’un seul et même gestus (l’image-son). Au spectacle vous y allez, il a son lieu, la télé vous vient – et de plus en plus elle est là où vous êtes, vous suit et fait éclater son lieu de prédilection. Autrement dit, dans le même temps où elle est extrême localisation (le petit écran), elle possède un pouvoir inouï de déterritorialisation trouant toute la surface du globe.
Ainsi ses produits sont quasi homogènes et ubiquistes, mais consommés et prenant effet dans l’intimité du plaisir solitaire. C’est dans cette mesure qu’ils constituent un fonds culturel commun, à savoir que la consommation localisée – qui pour être solitaire n’en est pas pour autant singulière – est un indice et un alibi de la production généralisée, – au plus explicite : Dallas, Dynastie et autres, conçoivent leurs épisodes successifs au gré des opinions et suggestions des récepteurs, comme en son temps les récits d’Eugène Sue, l’ancêtre de l’auteur mass médiatique. On pourrait dès lors avancer que la télé abolit à la fois les dualités délocalisation/localisation et production/ consommation, puisque tout semble fusionner dans son efficacité machinique a-signifiante ; ainsi la télé ressemblerait au soleil de René Daumal : qui est le plus grand car il éclaire tout, et le plus petit car il passe par le trou d’une aiguille. Cependant, si on la rattache à sa condition de fonctionnement, il faut convenir qu’elle travaille constamment à conjuguer ses deux espaces séparés : sa localisation/ consommation (petit écran + image-son + réception solitaire) et sa production-délocalisation (fonds commun). D’où elle est aussi bien une extrême polarisation : jamais l’universalité de l’image-son n’a été aussi patente ni son lieu sensible d’efficience aussi atomisé et isolé. Il faut dans le même temps cette abolition et cette polarisation des dualités pour que la confusion du réel et du fantasmatique soit au pinacle ; mais aussi pour que la fonction médiatique doive oeuvrer à combler l’espace entre le téléspectateur et l’écran, et ainsi à produire un tiers espace.

4. Comme si vous y étiez. Il est dans la nature de l’image d’être là à la place de ce qui n’est pas là. Mais l’effet de l’image-son télévisuelle a une particularité en sus : sa puissance de socialisation de son être-là, qu’elle tire de son caractère double de diffusion généralisée et de distillation individualisée : le petit écran est la condition de la communication au sein du “village mondial”. C’est pourquoi son fonctionnement symbolique consiste à vous faire être chez vous partout et à faire être le tout chez vous. Physiquement, l’appareil télé est englobé par l’univers référentiel qu’il restitue ; sémiotiquement, c’est l’image qui est englobante. Et c’est dans cette confusion des niveaux physique et sémiotique que dehors et dedans sont déclinés en toute efficacité. Du point de vue classique de la tripartition sémiotique (signifiant/signifié/référent), la production de l’image-son tend à faire du signifiant l’instrument transitif de l’identification de l’image avec le référent-monde. Elle fait un credo de l’illusion référentielle.
C’est la condition pour que tout en étant chez vous vous soyez partout comme si vous y étiez. – “Comme si”, c’est-à-dire que la télé ne joue pas que l’identification image-monde, elle ruse avec sa distance obligée : vous n’êtes pas partout (c’est en raison de quoi vous pouvez en avoir l’illusion) ; nous faisons tout – vous disent l’image et son commentaire en faisant état de ses efforts – pour que ce soit comme si vous y étiez. Tienanmen, la guerre du Golfe, c’est : vous n’y êtes pas, c’est une scène ailleurs, mais de la guerre vous aurez toute l’horreur et la jouissance. L’épistémè est au fond toujours double : faire savoir tout ce qu’il est possible de savoir sur la guerre du Golfe, les Jeux Olympiques, etc., mais comme apanage du consommateur – vous êtes au balcon -, et vous présenter des blocs d’intensités émotionnelles pour votre satisfaction (le client est roi). Dans tous les cas, ce qui est stimulé par l’image-son, c’est votre être dans l’événement mais en non-acteur, où l’on joue la distance (votre non-implication : consommer n’est pas agir) en échange de quoi votre implication libidinale est garantie. C’est cela la séduction. Ainsi ce monde (partout où ça se passe vraiment) est séparé de votre monde (chez vous où ça se passe symboliquement). En simulant la communauté d’intérêts (la communication) la télé génère une nouvelle séparation entre : ceux qui sont sur la scène et ceux qui assistent. C’est là son esthétisation du monde.
Le plus frappant dans l’affaire, c’est que tout événement programmé (meeting, fêtes, Jeux Olympiques, etc.), conçu en fonction de la transmission médiatique, organise non seulement l’espace symbolique mais aussi l’espace social. La délocalisation, le rayonnement médiatique de l’événement, suppose la centralisation extrême de sa scène effective (les Jeux à Albertville), condition de sa captation médiatique. Ce qui veut dire en clair que la télé se substitue tendanciellement à l’émulation de la vie locale : ce n’est plus dans un environnement coextensif à votre implantation sociale qu’essentiellement “ça se passe” (quelques traditions locales subsistent, mais précisément elles ne sont que traditions dévitalisées et événements secondaires, même si certaines notoriétés y trouvent leur royaume) ; la diffusion généralisée de l’événement, nationale ou internationale, nécessite que la prestation et son décorum soient organisés – quasi au même titre que le décor pour le tournage d’un film -, en un lieu unique propice à l’exercice. Un lieu, en outre, qui pourrait être n’importe quel lieu choisi ou construit, puisque le spectacle est conçu en fonction de la transmission. Autrement dit, la télé ne favorise pas, pour le moins, la démultiplication locale des manifestations culturelles, festives, sportives, etc., tout au contraire, elle déterritorialise la vie sociale au profit d’une reterritorialisation symbolique, celle de la communion générale autour de l’événement prestigieux sans lieu.

5. L’effet de réalité. Il est dû d’abord à la nature du médium technique comme enregistrement de l’image et du son. Dès lors, l’image télévisuelle a une portée constative, recueillant une quantité infinie d’indices, et produit l’illusion de la réalité. L’impression de réalité est ainsi du même mouvement la réalité de l’impression. D’où non seulement l’impression, mais l’idéologie du réalisme télévisuel, qui n’est pas plus qu’un positivisme découlant de la conception de la communication : voir Challenger exploser en l’air, ou les bombardements de la guerre du Golfe, comme ce qui est vrai, c’est le postulat pressé du “direct” ou du “simultané” (Guillaume Durand sur la 5, exaltant l’effacement de l’espace-temps de votre perception : “Ça se passe en ce moment, vous vivez simultanément ce que vivent les acteurs du drame”), qui consiste à combler le défaut de réalité du médium technique. Or, cette fétichisation du donné factuel a pour corollaire l’obsession rhétorique de l’effet qui détemporalise son espace, et tend à nier la distance spectaculaire obligée. Tout événement est pris dans ce remodelage (sur la 5, quelque temps après le crash du Boeing dans le Nord, Gilles Schneider, aux informations : “Il est 18 h 03, le Boeing, [etc. se->http://etc.se/ crashe à tel endroit…” ; le présent et la précision, procédés privilégiés de la présentification de l’événement, font croire à un nouvel accident, réitèrent la sensation originaire, alors qu’il ne s’agit que de rendre compte de l’évolution de l’enquête sur l’accident survenu trois semaines avant). Tandis que, compte tenu de l’inaliénabilité du médium technique et immanquablement sémiotique, c’est au contraire un maximum de médiations – cognitives, sociologiques, politiques, etc. – qui serait requis pour une communication effective des coordonnées de l’événement, sans quoi il ne peut que demeurer a–signifiant. Faute d’assumer et d’exploiter le potentiel d’ouverture propre au médium comme tel, le réel étant toujours de toute façon manquée, c’est la rhétorique de la simulation qui est à l’oeuvre – chez les commentateurs mais aussi dans la structure de l’image-son -, c’est-à-dire un redoublement fictionnel du fait chosifié, plutôt que les médiations de sa compréhensibilité.
Dans cet ordre d’idée, alors que le reportage où l’information sont fictionnés, le film de fiction est donné comme ayant d’autant plus de portée qu’il est tiré d’ “histoires vraies” (titre d’une émission sur la 5). Il faut certes que l’histoire ne soit pas ordinaire et qu’on puisse jouer sur l’opposition valorisante réalité/fiction c’est une fiction mais comme si c’était vrai, ce n’est pas inventé, donc c’est crédible ; mais ce “vrai” doit dans le même temps être présenté comme ayant la liberté de l’imaginaire, excédant la trivialité et la brutalité du réel, le transfigurant. Il faut donc traiter la tension libidinale en alimentant une fantasmatique qui échappe au terre à terre astreignant du réel, atteste l’étrange, tout en investissant le vraisemblable (qui est de tradition) de la caution du “fait vrai”, documentaire. Qu’il s’agisse de fiction ou d’information, c’est ce mixage des deux pôles de la tension réel imaginaire qui forment l’érotique de la sensation catalisante : le réel comme vrai vraiment vrai et l’imaginaire comme sa valeur d’échange communicationnelle, ce qui consiste à réduire le réel à son fait et à suspecter l’imaginaire en regard de la solidité du fait. Un dommage causé au réel et à l’imaginaire, donc à la communicabilité.

6. Nivellement. De la même façon que l’autorité charismatique disparaît au profit du réseau communicationnel et que le local tend à être couvert par le générique, les pôles de la stratification sociale tendent à disparaître quant à la nature culturelle des produits télévisuels consommés et à leur mode de réception. Jadis, quand les identités de classes étaient très marquées, les produits culturels que consommaient prolétaires et bourgeois étaient tout à fait différents et correspondaient à des circuits distincts ; on ne se croisait pas ou peu. Relativement à la position des uns et des autres dans la production, à leurs revenus, au temps libre, les ouvriers vivaient une vie locale centrée autour du travail ; ils avaient leur culture propre au sens où elle s’organisait autour des associations ouvrières, des maisons du peuple, des guinguettes, ou dans le quartier ; ils avaient leurs distractions, leurs chansons, leurs danses. Les bourgeois avaient de leur côté une vie culturelle décentralisée (Opéra, théâtre, music hall, casinos, ici ou ailleurs, etc.).
Si aujourd’hui cette discrimination n’est pas tout simplement caduque, non plus que les distinctions de classes, la polarisation des identités s’est estompée, eu égard aux changements sociaux liés aux nouvelles formes du travail, à l’apparition de nouvelles couches sociales et à l’accession des travailleurs à la consommation. Et si la presse, la radio, le disque ont été les supports de produits culturels qui passaient les frontières de classes, l’expansion de l’industrie culturelle, à laquelle il faut associer spécifiquement la télé, tend à instiller une culture consensuelle, moyenne, nivelée, répondant à des processus primaires de perception. Le fait que la production télé soit centralisée dans les mains d’une oligarchie n’est que le pendant de ce phénomène : elle est le noyau producteur homogène qui capte une réception clientéliste virtuellement productrice. II y a ici adéquation production-réception dans la reproduction culturelle. Certes la télé diffuse des programmes diversifiés, ciblant des catégories sociales nuancées, mais il n’est pas moins vrai que le style télé couvre quasi uniment les programmations et que les mêmes émissions sont vues aussi bien par toutes les couches sociales. En ce sens, la typicité respective des objets culturels d’en-haut et d’en-bas s’amenuise, au profit d’archétypes généraux de consommation dans l’ordre d’une ventilation de la vie courante – même si la forme de la réception (la motivation de la consommation, ce qu’on en fait, le plaisir qui y est pris) n’est pas exactement la même selon la condition sociale.
Ce qui est donc nouveau, dans cet état de choses, hormis la généralisation d’accès à la machine médiatique, c’est la forme du contrôle. Les noyaux sociaux, qui étaient en position de contrôle effectif sur la production-consommation des biens culturels, exerçaient ce contrôle aussi à un niveau idéologique (ceci est de l’art, ceci n’est pas de l’art ; ceci est néfaste, ceci est moral pour le public, etc.), et c’était la culture des uns qui allait aux autres. Alors qu’aujourd’hui, avec l’expansion de la consommation, de l’hédonisme et de l’étiolement des valeurs qui soutenaient le jugement de goût, la production culturelle est plus indépendante sur le plan esthétique (rien ne fait plus scandale), mais elle est résorbée au niveau du goût – non pas au sens kantien, mais au sens empirique de la sensation consumériste, qui aplatit la culture sur son érotique -, c’est-à-dire du goût social moyen (clientéliste rien n’est plus original) ; dès lors elle est plus dépendante du marché, qui couvre tout l’espace vital et constitue un contrôle, un autocontrôle unitaire du producteur et du récepteur confondus. Ainsi, du côté des couches expropriées de la production culturelle, le début de contrôle de jadis sur une culture populaire – pas au sens du proletkult, ou d’une culture destinée au peuple, s’entend, – est perdu ; c’est désormais l’affinité avec un certain territoire qui s’est évanouie, et c’est le tout-venant de la production centralisée qui prévaut, c’est-à-dire un espace sans territoire. Et au niveau des processus primaires où se fixe la perception, désirs et fantasmes s’équivalent d’une catégorie à l’autre quant à la déglutition généralisée de l’image-son.

7. Discours. Quelles que soient la prédisposition de l’effet de réalité et l’idéologie du vrai en vigueur, c’est-à-dire la tendance à la mimesis plutôt qu’à la poiêsis (production), l’image-son est une production sémiotique, c’est-à-dire qui organise images et sons selon des règles et des codes d’agencement obéissant à des schémas génériques – qu’il s’agisse de fictions ou d’informations. Il faudrait plus de réflexion et de place pour faire état des schèmes narratifs mis en oeuvre. Mais ce qu’on peut avancer d’ores et déjà, c’est qu’ils tournent autour de quelques dispositifs, dont le mythe – pour ce qui est du concept – et la sensation (intensité percepto-affective) – pour ce qui est du sensible.
Le mythe peut être entendu comme la soumission de toutes les figures singulières, indices de réalité, etc., à une configuration modélisante dans le contexte culturel (starisation, notamment). Petits exemples, mais significatifs d’un fonctionnement généralisé : Chancel ou Pivot, à un écrivain, en substance : “C’est incroyable ce que vous produisez, vous êtes tout le temps sur la brèche. Et vous trouvez le temps de faire du jardinage… Votre femme supporte un homme constamment inspiré ?… ; tel journaliste commentant le retour d’un otage du Liban prenant sa femme dans ses bras à la descente de l’avion : “C’est le plus beau jour de leur vie. Après trois ans de séparation et de souffrance, ce couple va enfin pouvoir reprendre une vie normale” – ou alors, variante dysphorique, mais tout aussi mythifiante : “Une telle épreuve ne laisse pas un homme intact, le retour à la vie normale risque d’être une nouvelle aventure.” Il est fort possible que ce ne soit pas faux, mais le discours ne laisse aucune place aux occurrences singulières, donc au soupçon, c’est-à-dire à d’autres trajets possibles, etc. ; aux Jeux Olympiques, le commentateur, à propos de telle championne qui vient de remporter le géant : “C’est le bonheur absolu ! Et notre championne est doublement heureuse, elle s’est mariée il y a un an avec un garçon qu’elle aime ; ce qui explique son excellente condition.” Même schème narratif qui ouvre la boîte du rêve éveillé, mais qui enclôt toute virtualité et édifie un schéma canonique. II est en ce sens intéressant de noter que lors des Jeux d’Albertville, qui faisaient ostentation d’une technologie post-moderne notamment dans les spectacles d’inauguration et de clôture, le discours journalistique était encore sous l’égide de l’idéologie travail, famille, patrie : tel champion est arrivé au sommet par des efforts inouïs, des sacrifices énormes, un travail acharné, grâce aussi au soutien de son père, et aux sacrifices conjugués de sa femme et de ses enfants, le tout pour une médaille française…
Et le mythe ne laisse rien non traité : une mère a enfermé son enfant pendant plus d’un an dans un placard ; le journaliste “Comment une mère peut-elle faire ça ?” Tout indiquait dans l’interrogation l’assertion morale et sans appel : une mère qui est une mère ne peut pas faire ça. Difficile pourtant d’en conclure qu’elle n’est pas une mère, puisque le pathos est d’autant plus prégnant qu’elle est mère ; d’où la forme interrogative qui tient lieu de sous-entendu. Brecht n’aurait certainement pas démenti que l’éthique dont se réclament les journalistes aurait dû conduire celui-ci à poser la question de telle sorte qu’elle reste interrogative, savoir : qu’est-il arrivé, dans sa vie sociale et personnelle, à cette mère, qui est une mère, justement, pour qu’elle en soit arrivée là ? On aurait alors pu s’interroger, au-delà du mythe de la mère qui est une mère si elle est bonne et n’en est pas une si elle est mauvaise… A l’émission de Pivot, “Bouillon du culture”, à propos du livre de F. Giroud sur la vie de Marx ; l’essentiel de la discussion tourne à plaisir autour d’une opposition diamétrale : Marx, figure de la liberté, de l’égalité, de la fin de l’exploitation de l’homme, est opposé à Marx qui a engrossé la bonne et en a fait endosser la paternité à Engels de connivence. On n’est pas moralement offusqué, chez Pivot on est large, on badine, c’est plutôt du vaudeville ; il n’empêche qu’on est interloqué d’un pareil anachronisme, et qu’on – Pivot notamment – met tout en oeuvre pour que les termes de l’opposition paraissent inconciliables : d’un côté, en réduisant Marx au génie (ce qui évite toute analyse), dont l’oeuvre est colossale et prestigieuse, qui a voué sa vie à dénoncer une forme de société injuste, et de l’autre, en y opposant que le même homme puisse, sans faire mentir son image, se laisser aller à des pulsions injustes et préjudiciables. Pour la vision mythique la duplicité est nécessairement maléfique. De là à déduire que le ver était dans le fruit, et le stalinisme dans le marxisme, il n’y a qu’un pas manichéen, que Pivot n’aide pas à ne pas franchir.
La sensation. Elle consiste à mettre en valeur le factuel comme point d’intensité affectif. Lorsqu’aux Jeux Olympiques une concurrente est sortie de la piste en se blessant le genou et a fait entendre des gémissements, Gérard Holz a instamment fait repasser la bande, et plus d’une fois. Rien ne le justifiait que la consommation de la douleur. Lors de l’arrivée massive des otages du Liban à l’aéroport, l’écran donnait une vue panoramique : très peu de pleurs dans ces retrouvailles, sauf dans un coin au bas de l’écran ; Guillaume Durand insistait outrancièrement pour que l’opérateur fasse un gros plan sur le visage en pleurs. Alors que précisément le sens évident de la scène d’ensemble était dans la parcimonie des effusions… Et tout à l’avenant.

8. Modélisation. La colonisation de la vie quotidienne par la télé ne fait pas que profiter des reliefs de la vie sociale, elle modélise le réel selon un ordre précontraint du symbolique. L’information, avec son corollaire, la fiction, se donne comme ne manquant rien de ce qui arrive d’essentiel. Tendanciellement donc, ce qui n’est pas donné par le petit écran, n’a pas lieu, ou n’a pas de quoi avoir lieu. Plus précisément, la puissance de symbolisation emblématisante – assertion, positivisme, direct, effet de réel, etc. – qui “informe” l’événement, en produit l’être tel, c’est-à-dire la nécessité ou la contingence, met le téléspectateur dans la situation où livré à soi, sans médiatisation, devant un événement de la vie, il n’a pas à 1′ “informer” s’il n’en est pas informé. La frontière se brouille : n’est télévisé que ce qui est réel et n’est réel que ce qui est télévisé. Ou si l’on veut : l’effet de réalité est relatif à sa capacité à entrer dans un schéma narratif produit par la télé. Cela ne date pas du phénomène télévisuel que la réalité soit perçue selon la vision du monde structurée par le symbolique ; ce qu’on appelle un paysage romantique est un paysage tel qu’il a été peint ou décrit par les romantiques ; et quand Cocteau disait que la nature est mal peinte, c’est en référence à des faits d’art. Mais cela ne fait que montrer l’interpénétration du référentiel et du
symbolique.
Ici cependant, il ne s’agit plus exactement du même phénomène, ou en tout cas plus du même degré d’interrelation, mais d’une dilution du réel dans le symbolisme comme sa modélisation esthético–politique, morale. Ce qui veut dire que la télé – mais les autres médias aussi quoique à un moindre degré – fait vraiment écran : par subrogation, en ce sens que le réel n’est plus qu’une sorte de continuum, un donné déceptif, où l’audiovisuel prélève la denrée sensationnelle qui lui confère son fini, son infini, ses ouvertures et clôtures dans des narrations régulatrices, entre empathia, catharsis quelquefois, et érotico-ludiques, dramatisant et réconciliant en même temps, problématisant et résolvant tout à la fois ; bref jouant comme système d’équilibration cognito-affectif.
Ou si l’on veut, dans le rapport réel/imaginaire, le réel se vit comme une matérialité dont les lois sont données par la symbolique audiovisuelle. Ainsi pour les séries de fiction, mais aussi pour les accidents, les catastrophes, le sida, le cancer, la violence. A titre métaphorique, la réflexion d’un participant à une émission sur le sexe est symptomatique : “J’ai apprécié cette émission, parce que rien n’était au-dessous de la ceinture” ; au-dessous de la ceinture il y a le réel, au-dessus, le discours narratif mythique en charge de le subroger, tout en titillant la sensation. Mais le parangon de cette substitution du symbolique au réel est cette émission de Guillaume Durand où, dans le décor reconstitué de la Chambre des Communes, dont le rôle consistait d’emblée à enfermer le débat dans le code du spectaculaire (spectaculinaire), les partiesconfrontées, sciemment les plus opposées, voyaient désamorcées toute argumentation par la forme clairement exhibée de l’émission. C’est là un exemple typique – non pas du détournement du politique mais – de la façon de faire du politique aujourd’hui : faire glisser ce qui est devenu ennuyeux sur le terrain primaire de l’aguichant, où l’efficacité revendiquée du débat par l’émission est courcircuitée d’avance.

9. Du harcèlement de l’intime. On peut faire état de cette émission, “Perdu de vue”, où sous-couvert – ou à partir – de quelque efficacité (effectivement, des parents retrouvent un enfant enfui), on fait entrer les acteurs, présents et absents en une histoire vraie (la fugue), dans une narrativité où la blessure et le désir culminent dans l’attente pathétique et hypothétique des retrouvailles, l’intensité du suspense annihilant les coordonnées réelles des relations parents-enfants, antérieurement à la rupture et postérieurement aux retrouvailles. Ici ce qui fait effet, ce n’est plus que l’exhibition, la livraison en pâture de ces corps tendus, toujours au bord des larmes, qui échangent de l’événement présentifié contre de l’espoir… Où encore, nouvellement, à la suite des États-Unis, cette émission où des couples allongent leurs conflits, nécessairement tamisés (ni portes claquées, ni coups bas, ni injures), avec ce qu’il faut de déballage pour que le privé, c’est-à-dire le caché, s’étale en public, et où le schéma est, à force, celui de la série de fiction, avec toutefois cette ostentation du non-professionnalisme et de la spontanéité qui donnent son sel au style de l’émission… Le public et le privé se trouvent ainsi non pas traités en fonction de la pondération communicationnelle qui pourrait les faire dialoguer, mais aux fins de l’obscène pornographique – comme effet de la mise en scène et non du couple en tant que tel, s’entend. C’est là l’exemple du reality show qui fait de l’espace domestique (lieu de la digestion symbolique) un happening vraiment vrai porté à la scène.
Mais l’apothéose est sans doute dans ce plan pris par un cameraman d’une petite fille en instance de mourir dans la coulée de boue du village d’Armero, en Colombie. Le problème que cela pose est infiniment subtil et délicat. Visage en gros plan d’une enfant (jolie, avec de grands yeux noirs), intact pour ce qui est de cette partie émergée. Le reste du corps est sous l’eau et invisible ; l’enfant ne peut bouger (admettons avec le commentateur qu’on ne puisse plus rien pour elle), et elle va mourir. Tout le sens de l’image tient au fait qu’on sait (sans le voir) que dans quelques minutes la petite ne sera plus. Du point de vue de l’information, cela n’apprend rien, ni sur la coulée de boue, ni sur cette enfant, ni sur la vie, ni sur la mort. Pas plus que n’importe quel fait brut ne nous apprend quoi que ce soit. Côté mise en scène, il n’y en a pas (on sait pourtant que certains journalistes n’hésitent pas à faire recommencer une scène vécue pour le cadrage) : le cameraman cadre et filme. Pour lui, c’est un scoop. Peut-être ? mais pas nécessairement. Puisqu’il ne peut rien pour la sauver, il ne peut être suspecté de sacrifier l’enfant à sa prise de vue. Reste l’affect – quelque part légitime -, la fascination pathétique pour ce passage ultime à la mort qu’on ne peut ignorer, d’autant plus frappant qu’il n’y a pas de marque de dégradation, blessures, etc., sur ce visage. Mais le cameraman aurait pu ne pas en faire ostentation ; ne pas mettre l’écran entre elle et lui et – si la prise n’était pas au téléobjectif – faire n’importe quoi pour l’aider à mourir, plutôt que de livrer en pâture cette mort à toute la planète. Et pourquoi ? Par pudeur, éthique, humanité ? On sent la fragilité de la chose.
Dans certaines sociétés prémodernes – et encore dans certaines ethnies – la mort faisait partie de la vie, elle était son naturel prolongement et était préparée, donc présente, par différents indices funéraires dans la vie quotidienne. Il en va différemment aujourd’hui, où elle est perçue comme catastrophe, non accueillie, mais subie, repoussée, et où le cérémonial est réduit à la portion congrue. Elle est désacralisée. On la cache en quelque sorte – ou on l’exhibe en fiction, d’où ces dizaines de morts dans les séries télévisées. C’est un peu de cela qui est présent dans cette image : cette exhibition du moment sans préparation et sans cérémonie, qu’on cache ordinairement, cette exposition de la catastrophe où la mort surgit. C’est l’instant duratif du passage à vif, brut, sans entour, qui fascine. Mais il est volé à cette enfant dans une société où tout est valeur d’échange : rien en échange pour l’enfant starisée ; sa mort lui est escroquée par l’écran, comme le crime est escroqué au criminel par le droit au moment même où il lui échoit comme sa responsabilité. L’enfant, dans le même ordre d’idée – à ceci près que la mort lui échoit comme par “fatalité” – est dépouillée de sa mort dans un monde où elle est seulement la sienne ; c’est cela qui est surexposé : que l’écran au moment où il la capte la rejette à elle-même, qu’au moment où il en fait la publicité il la coupe définitivement de tous. C’est cela aussi qui fascine… Elle fait désormais partie du patrimoine de l’affect audiovisuel. On aimerait avoir un document aussi patent en ce qui concerne les mesures antisismiques et les conditions de vie dans les régions vulnérables. Mais cela ne fait pas partie de la captation, c’est un travail technique et politique moins facile et gratifiant pour le journaliste.

10. Le journaliste. Il fut un temps disciplinaire – sous de Gaulle notamment – où le journaliste était davantage soumis à la censure qu’aujourd’hui. Ce qu’il pensait pouvoir ou devoir dire était sous le coup de l’autorité du monopole ou de l’autorité politique. Ce qui signifie qu’il y avait hiatus entre le statut revendiqué de certains journalistes et la discipline que le journaliste était censé observer, moyennant quoi il se soumettait ou se démettait ; il était soumis à la conscience déontologique. Il pouvait donc être déchiré, du moins tiraillé. Or, si ce cas de figure n’a pas totalement disparu, il tend à être supplanté par un autre type de contrôle, à l’image du contrôle social généralisé. La puissance des médias comme pouvoir de modélisation symbolique, éprouvée depuis une vingtaine d’années, a appris à l’oligarchie qui gère ses productions, que le traitement d’un fait, d’un événement, n’a rien à gagner quant à son impact possible, dans la manipulation des agents de sa transmission aux fins d’être révélé ou non – il risque d’arriver au jour de toute façon par la bande et répercuté – ou aux fins de le “transformer” (même chose pour la fiction, concernant la violence, le sexe, la corruption). Ce qui a été compris, eu égard aux modalités de la réception, c’est que théoriquement tout fait peut être transmis – et même le doit selon les règles de la consommation courante -, la nature de son impact dépendant de la place où il prend forme dans la machine sémio-narrative.
C’est là le nouveau mode de contrôle qui instaure un fonctionnement médiatique où le journaliste, préparé à une forme généralisée de structuration mentale, n’a plus à gérer de scission entre son éthique et la discipline prescrite ; il n’a plus – à quelques exceptions près – à se censurer. Il est libre, mais dans un espace symbolique qu’il a d’ores et déjà intériorisé (il est au sens large dépolitisé – même s’il est journaliste politique) par un contrôle soft, venu seulement d’un statut normatif : être journaliste c’est être ce qu’il est, sans dépassement, qui ne serait pas une position mais une incongruité. D’où la lamentable désinvolture des journalistes – sauf à de rares exceptions – vis-à-vis de Le Pen, qui même dans de longues émissions (“L’Heure de vérité”, etc.) se présentent sans documentation, sans argumentaire que courtois, et ne font que servir de faire-valoir à son éloquence médiatique, et donc à sa politique.

11. La ruse médiatique. Ce qui a été brossé ici en quelques points, sans être excessif, pourrait sous certains aspects être relativisé : il existe certes dans ce magma symbolique des médias une information, un bénéfice de compréhension des choses, un usage possible qui échappe nécessairement au code machinique. Mais l’accent a été mis ici sur une tendance générale.
Par ailleurs, l’état actuel des techniques de l’audiovisuel (le câble, le magnétoscope, la cassette, le caméscope, etc.), recèlent un potentiel d’utilisation communicationnelle sans précédent, et sont virtuellement à portée de tout un chacun. Leur usage individuel ou par des groupes sociaux, professionnels, etc. pourrait donner cours à un tout autre type de production et de communicabilité. Il n’en demeure pas moins que l’expropriation de la masse des usagers de cette forme de langage, et la confiscation des moyens matériels de sa pratique par une oligarchie, privée ou publique et professionnalisée (= inhibition de l’inventivité possible pour les amateurs), qui se conjuguent comme réception et production se reproduisant mutuellement, constituent la ruse médiatique qui hypothèque gravement le possible. C’est le principe communicationnel dans la socialité d’aujourd’hui, et celle-ci même, qu’il faut reconsidérer.
On pourrait continuer ainsi. Mais il est maintenant 22 h 30, peut-être y a-t-il quelque chose à voir à la télé…