Alliez et Negri partent du constat que la guerre globale ne s’affirme pas comme puissance d’ordre impériale sans opacifier toute idée régulatrice de la paix, ramenée à une illusion trompeuse. Absolument contemporaine de la guerre, la paix «postmoderne » s’en déduit comme institution « postdémocratique » d’un état d’exception permanent, continuation de la guerre par d’autres moyens (à l’extérieur comme à l’intérieur), réduction de la souveraineté au déséquilibre de la terreur selon le principe de distinction entre ami et ennemi. Dès lors que la guerre, la paix et la barbarie interagissent sans autre règle que le sens commun de l’Immonde, il n’y a que le Combat contre la Guerre pour détruire le système d’évidences de la fausse paix sociale et ouvrer à la construction d’un Monde à nouveau possible pour les singularités quelconques que nous sommes en-commun. D’où le caractère de dangerosité sociale de l’art contemporain (et les procès dont il fait l’objet), quand il s’ attaque à l’image-monde médiatique en mettant en ouvre un « nouveau paradigme esthétique » transversaliste qui s’expose à la déchirure du sensible dans la surexposition de la paix à la guerre. Telle pourrait être la nouvelle adresse de l’ art, traçant sa différence dans une machination créative d’affects qui ne peut plus se soutenir d’aucune mémoire d’être de la paix.
« Ernest Hemingway once wrote: “The world is a fine place, and worth fighting for”. I agree with the second part. »
SE7EN
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Guerre et paix[[Écrit en avril 2002, ce texte a été commandé dans le cadre de l’exposition Frieden Weltwärts organisée par Elisabeth von Samsonow à la demande de l’Österreichisches Studienzentrum für Frienden und Konfliktlösung et de l’Europäisches Museum für Frienden (Burg Schlaining, 4 mai – 31 octobre 2002). Dans sa partie contemporaine, l’exposition présente des œuvres de James Turell (USA), Birgit Jürgenssen (Autriche), Tal Adler (Israel), Gyula Fodor (Hongrie), Benedikt Schiefer (Allemagne). Le texte était projeté (en traduction anglaise et allemande) dans une salle de l’exposition et doit encore être édité dans un ouvrage à paraître. : en sa forme classique-moderne, la conjonction de la guerre et de la paix préserve la valeur disjonctive impliquée dans le chiasme de ces notions communes tout en montrant l’impossibilité de produire historiquement et conceptuellement une définition positive de la paix. La paix, comme le désarmement, désigne négativement l’état social caractérisé par l’absence de guerre. C’est la paix par le désarmement dont nous entretient Raymond Aron : « On dit – écrit-il – que la paix règne quand le commerce entre les nations ne comporte pas les formes militaires de la lutte » (R. Aron, Paix et guerre entre les nations, 1962). Ni essentielle, ni existentielle, la paix n’exclut pas les luttes et les conflits (elle les démilitarise) dès lors que son principe « n’est pas différent de celui des guerres : les paix sont fondées sur la puissance » (ibid.) dans un monde que l’impératif de sécurité publique exige déjà de considérer dans son entièreté (totus orbis). D’essence sécuritaire, cette première forme laïque de mondialisation politique est indissociable de l’antinomie Guerre / Paix qui soumet le « droit des gens » (jus gentium) à la perspective universelle du pouvoir (potestas). Antinomie – c’est le mot utilisé par le vieux Proudhon pour expliquer que « la paix démontre et confirme la guerre », tandis que « la guerre à son tour est une revendication de la paix » (P.-J. Proudhon, La guerre et la paix, Recherches sur le principe et la constitution du droit des gens, 1861). Malgré l’actualité saisissante de cette dernière formule, Proudhon décrit ainsi ce qu’il appelle lui-même « les conditions alternatives de la vie des peuples », soumis à l’alternance historique, « phénoménologique » des états de paix et des états de guerre dans un monde où la logique nationale de la centralisation étatique implique et explique la propension aux affrontements militaires.
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Paix et guerre : en sa forme impériale hypermoderne, la conjonction entre la paix et la guerre doit être comprise selon une valeur substitutive qui rend les deux termes absolument contemporains en commençant par inverser leurs fonctions et leur rapport « classiques ». Dès lors que la guerre signifie la régulation des pouvoirs constitués et la forme constituante de l’ordre nouveau, la paix n’est plus qu’une illusion trompeuse entretenant la puissance de désordre et sa menace, urbi et orbi, contre la sécurité du monde. Tout se passant au final comme si, en ce monde sans dedans ni dehors où « le commerce entre les nations » a jeté le masque de la paix extérieure avec la mondiale désagrégation du vivre-ensemble (la « paix intérieure »), paix et guerre étaient si étroitement emmêlés qu’ils ne forment plus que l’envers et l’endroit d’un même tissu projeté sur la planète. La paix, autrement dit la guerre globale… Ce qui est moins hypothèse que constat fait par tous de cette identité hybride jetant « tout le monde » dans une méta-politique où la paix paraît n’être plus que la continuation de la guerre par d’autres moyens. Altérité toute relative, d’une action de police continue exercée sur la polis globalisée sous la juridiction d’exception d’une guerre infinie. La paix s’en déduit comme institution d’un état d’exception permanent.
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À l’aube des Temps modernes, alors que les paradigmes de la souveraineté et de l’État-Nation sont en gestation, Hobbes raconte l’Histoire de l’humanité comme le grand récit de la sortie de l’état de guerre de chacun contre tous identifié à l’état de nature. Fondée sur la dissolution des rapports de nature et l’aliénation du désir in-défini de puissance des individus, l’institution politique de la souveraineté invente le Droit comme principe d’elle-même et garantie de la paix civile. Payée au prix fort de l’aliénation sans reste de la liberté dans l’obéissance au souverain, la paix est l’unique contrepartie d’un pacte de soumission (transfert de puissance) dont l’absoluité juridique (transfert de droit) est condition réelle du corps politique. Le souverain est absolu dans l’obéissance des sujets au seul bénéfice de la sécurité ; la « sûreté du peuple » est condition de réalité du pouvoir (du) souverain à « juger ce qui est conforme à la raison et ce qui ne l’est pas », selon la formule du Léviathan, XXVI. Celui-ci aura dans les mains le glaive de la justice par lequel il conserve la paix intérieure – et l’épée de guerre, avec laquelle il assure la défense extérieure et châtie le rebelle déclarant sa volonté de désobéissance (non jure imperii sive dominii, sed jure belli : l’ennemi intérieur relève du droit de guerre parce que « la rébellion n’est que la reprise de l’état de guerre » [Léviathan, XXVIII dressant « la multitude contre le peuple » [De Cive, XII, VIII). La guerre se présente ainsi comme la condition négative de la paix ; elle représente la raison d’État déterminant la soumission volontaire au Maître de la Loi. Car il faut l’omniprésence de la guerre et de ses représentations pour créer un Ordre qui fasse d’une multitude dispersée un corps unique soumis, au nom vide du Peuple, à la « puissance absolue » de la volonté d’un seul… L’État moderne naît de cette représentation politique qui se soutient par la guerre en monopolisant au nom de la paix la logique d’accumulation de la puissance soustraite à la « confusion primitive » des multitudes. La Guerre de Trente Ans n’est pas pour rien associée à la naissance de la souveraineté moderne : elle se conclut par une paix qui scelle la victoire définitive de la morale juridique de la force sur la politeia comme « juste » distribution du pouvoir (Hobbes perçoit le juste grec comme une école de la sédition). Mais a-t-on jamais cru en cette paix sans justice qui traverse les paysages du massacre sur la carriole de Mère Courage ? Entre 1618 et 1648, l’Allemagne perd la moitié de ses habitants… La paix conclue par l’État moderne est un idéal déchiré entre la théorie de la guerre juste (Grotius) et le programme d’une paix universelle auquel il convient de donner le nom d’Utopie (Thomas More).
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À l’âge d’une postmodernité revendiquée dont le cadre planétaire est moins fixé par l’Organisation des Nations Unies, lointaine héritière des Projets de paix perpétuelle, que par l’Organisation Mondiale du Commerce, c’est la guerre qui est devenue puissance d’ordre en s’autorisant du caractère « dépassé » de la conquête territoriale. À la différence de l’âge classique-moderne qui avait conçu une idée régulatrice de la paix pour la communauté internationale en associant la pratique des échanges et du commerce (usus commerciorum) à la volonté souveraine des États, la paix ne trouve plus à s’exprimer, sous le vocable obligé de Peace Research, que dans la guerre et par une logique-logistique de guerre. Arguant de la « situation d’exception » pour substituer un pouvoir unitaire mondial au rapport international des forces. La guerre comme manutention de la paix, gardienne de police de la paix. La différence eu égard au mythe fondateur de la modernité politique se manifeste dans le renversement du rapport entre Guerre et Paix. Paix et guerre : délivrée de l’utopie sécularisée de la Respublica christiana, la paix n’est plus la « solution » de la guerre bâtie sur un équilibre (relatif) des forces ou sur une hégémonie « raisonnée » (par le coût de la guerre) – la paix est la condition procédurale inhérente à la conduite de la guerre fondée sur la distinction entre ami et ennemi. Dans ce contexte qu’il faut dire d’opacification, le décisionnisme schmittien qui mettait en branle la production de souveraineté anime l’Empire. Affirmation dernière du vide de sa vérité entée sur les analogies théologiques de la réalité de l’État, la notion de politique ne vaut plus que pour faire coïncider souveraineté et décision dans une mégalo-politique impériale dont l’axe fait tourner le monde entier, totus orbis, autour du pouvoir souverain qui décide continûment de la « situation exceptionnelle ». (Selon la célèbre ouverture de la première Politische Theologie de Carl Schmitt : « Souverän ist, wer über den Ausnahmezustand entscheidet : Est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle [de l’état d’exception ».) On évitera donc d’ironiser sur l’Axe du Mal – ou le Jugement de Dieu – pour prendre en considération l’hypermodernité d’une situation marquant un déplacement complet par rapport au modèle hégémonique de la pax romana, telle que celle-ci se laisse percevoir jusque dans le précepte du « Si vis pacem, para bellum ». Il ne s’agit plus de préparer la guerre pour avoir la paix (c’est le principe de la dissuasion), mais de faire la paix dans la guerre en fonction d’une destruction continuée (inversion du scénario théologique « progressiste » de la création continuée) réduisant la souveraineté au déséquilibre de la terreur. La Paix serait-elle devenue l’appellation postmoderne de la Guerre ? Un Projet pour rendre la guerre perpétuelle dans le monde, un Projet de guerre mondiale perpétuelle.
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La littérature moderne, quand elle s’attache à la guerre, met toujours en scène ce moment où l’homme découvre sa solitude sur le champ de bataille. Grimmelshausen, Tolstoï, Stendhal, Céline ou Hemingway montrent cet homme miraculeusement indemne ou blessé dans sa chair, stupéfié par le bruit et la fureur, et plus encore de ce que la lune et le soleil puissent briller encore. Le retour à la paix est restauration naturelle de la présentation sensible du monde, restauration esthétique de l’être-dans un dehors. La question devient aussitôt : pouvons-nous nous approcher encore intérieurement de la paix quand le postmoderne désigne l’an-esthésie de la vie reversée au vide, le deuil de notre affinité avec le plasma spatio-temporel et sa marchandisation généralisée, l’aménagement du monde en théâtre d’opération pour une guerre totale visant à une paix totale ? Comment se soustraire à l’immonde de la guerre dont la fin est suprématie définitive d’une « sécurité globale » ? La paix elle-même aurait-elle atteint à son âge nihiliste en se soumettant au règne d’un « humanitaire » aussi monstrueux que la guerre (selon la formule proposée par Rancière : « la catégorie de l’humanitaire comme doublet de la Realpolitik des États ») ? Où trouver la paix, sinon dans un après-guerre où la dissuasion civile d’une post-démocratie aura pris la relève de la « stratégie anti-Cités » de la dissuasion nucléaire ? N’y a-t-il plus qu’à attendre l’imprévu, un nouveau monstre assurément, pour nous libérer de la misère ordinaire de cette paix et de cette guerre télé-agies dans les tours du nouvel ordre impérial ? Ne plus savoir imaginer ni décrire un champ de bataille après le massacre interdit la stupeur d’être encore vivant, de se-sentir-vivant au bout de la mort.
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« Ils firent le désert et l’appelèrent paix », écrit Tacite. Et avant lui, Thucydide. Les historiens sont des poètes hyperréalistes. Ils n’éprouvent aucune gêne à considérer la force brute comme levier de l’ordre politique. Se plaçant sous le signe de la pure observation des modalités du politique en sa réalité historique, Machiavel décrit scrupuleusement les actions militaires et les guerres intentées afin d’imposer la paix des armes. Comprendre : la paix conquise par les armes symbolisant la virtù du peuple rassemblé dans l’affirmation politique de sa puissance (représentée). La paix y découvre sa valeur transitoire que seule la guerre peut « réaliser » en tant que vecteur du système général des rapports de forces dont la vérité dénie toute différence autre que formelle entre le temps de la paix et le temps de la guerre. Sauf à précipiter le repos en oisiveté et en désordre conduisant à sa ruine l’État oublieux de la permanence de la guerre, le Prince « ne peut se fonder sur ce qu’il voit en temps paisible » (Le Prince, IX). Car le Prince, alors, succomberait au plus dangereux des leurres : l’amour de la paix – quand il lui faut vivre, avec tous ses sujets, la paix dans la pensée de la guerre. Réalisme et cynisme s’unissent ici dans un discours identifiant la guerre à la condition de vérité de tout ordre politique. Mais l’affirmation machiavélienne, d’inspiration « romaine », selon laquelle la guerre est créatrice d’ordre, fait-elle sens dans un monde à l’esprit aussi peu « civique » que le nôtre ? Serait-elle à son tour devenue un simple leurre véhiculé par l’état d’urgence d’une communication sans être-commun ? La réalité géostratégique de l’illusionnisme guerrier du pentagon-capitalism – comme le nomme Virilio – dispense de toute rhétorique supplémentaire. Désormais, la guerre, la paix et la barbarie interagissent une seule et même histoire sans autre règle que le sens commun de l’Immonde. Les grands pacifismes – qu’il s’agisse du pacifisme chrétien ou du pacifisme communiste – appréhendaient la guerre comme un sacrifice pour construire la paix : il fallait donc faire la guerre avec la pensée et le désir de la paix « afin de conduire, par la victoire, l’ennemi aux avantages de la paix » (saint Augustin, Lettre 189 au comte Boniface). Attaché à cette idée « libérale » de la paix comme but de la guerre et de la guerre comme moyen nécessaire à la paix – « On doit vouloir la paix et ne faire la guerre que par nécessité [… pour obtenir la paix. Restez donc pacifique, même en combattant… » (ibid.) -, idée qui ne se laisse concevoir que dans la vérité réconciliée (en Dieu ou dans l’Humanité) d’un sujet universel, le pacifisme ne parvient plus à incarner l’efficace d’un projet de paix. Paix et guerre : le pacifisme ne peut plus s’autoriser d’aucune chronologie ou téléologie susceptibles de nous mener de la guerre à une paix séparée. Ne pouvant plus désirer la paix, sinon d’un désir nostalgique, la résistance à la guerre comme machine constituante de l’ordre nouveau s’énonce : « guerre à la guerre ». Ou, mieux, Combat contre la Guerre – au sens où Deleuze oppose la guerre comme volonté de domination fondée sur le système du Jugement (« un jugement de Dieu qui fait de la destruction quelque chose de “juste” ») au combat mobilisant des forces contre les pouvoirs de la domination (G. Deleuze, « Pour en finir avec le jugement », in Critique et clinique, 1993).
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Que signifient la « volonté d’art » et la production d’actes esthétiques en cette hybridation mondiale de la guerre et de la paix ? Où inscrire l’art, quand les nouvelles configurations de l’expérience refusent à se consigner d’un côté ou de l’autre ? Que signifie la « guerre à la guerre », le Combat contre la Guerre, pour l’artiste contemporain qui s’oppose à la pauvre dramaturgie de la pensée du deuil et du désenchantement ? De toute évidence, la puissance esthétique de sentir ne peut plus faire fond que sur l’expression de l’indistinction, qui fait toute la violence de l’âge du spectacle en sa folle endurance. L’artiste doit donc en passer par l’hybride absolu, par cette immersion dans un présent où finit de s’abîmer l’autonomie de l’art en même temps qu’il affecte l’hétéronomie de ses puissances de vie. Habitant la sphère des purs moyens dans l’assomption du quelconque singulier, l’artiste fuit la fantasmagorie de la paix et de la guerre en commençant par relever leurs marques communes sur le corps des choses. Investissant cette zone opaque de l’indiscernable, l’artiste s’approprie le régime exproprié de la politique dans un Combat contre la Guerre qui détruit le système d’évidences sensibles de la fausse paix sociale. C’est là, peut-être, la raison première de la dangerosité sociale de l’art contemporain : il s’attaque directement au partage des identités réglant les implications politiques du rapport entre le dicible et le visible, le paraître, l’être et le faire. Ce qu’il ne peut faire pour de vrai, c’est-à-dire hors médiation académique, sans se situer dans l’avoir-lieu de ce qu’il veut dé-montrer pour le renverser – en se situant, en nous plaçant, donc, dans et « après le passage de la vie à travers l’épreuve du nihilisme » (Agamben). Cette topique, qui répond au régime médiatique hégémonique de l’image par un élargissement de la notion d’œuvre d’art, instruit la distinction de l’artiste en son effort pour extraire de l’expression de l’immonde, par une plongée chaosmique dans les matières de sensation, la construction d’un monde à nouveau possible. Il appartient au régime contemporain des arts que l’expérience du possible comme catégorie esthétique du monde ne fasse œuvre, par soustraction matérielle à l’immonde collectif, que pour autant que le désœuvrement de la communauté s’y renverse en foyer de relance processuelle pour les singularités quelconques que nous sommes en-commun, hors de toute identité représentative. Exposer cette position qui ne se laisse plus communément représenter dans l’anticipation esthétique d’un avenir communiste, s’exposer à la déchirure du sensible dans la surexposition de la paix à la guerre – telle est la nouvelle adresse de l’art, traçant sa différence dans la machine commune d’une altérité à la guerre qui ne peut plus se soutenir d’aucune mémoire d’être de la paix. (Impossibilité de penser son « fait » comme une « liberté » : la paix n’est plus disponible en tant qu’existence sur le « front de guerre » contre l’image médiatique du monde.)
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En ce monde abandonné à la communication d’une factualité aveugle, l’artiste ou l’« anartiste » im-pose – i.e. pose dans l’immanence de ce monde sans-dehors-ni-dedans – l’exode comme unique événement créatif possible. L’exode hors l’obéissance au règlement des identités dicibles et visibles, l’exil dans la démesure ouverte par le dérèglement des formes a priori de la guerre et de la paix qui nous entraîne dans le combat. Car l’Exode, la Sécession et le Combat contre la Guerre sont une seule et même chose qui ne mène nulle part ailleurs qu’ici, sous la condition d’une déterritorialisation extrême qui décide du telos commun. Le fugitif ne fuit pas le spectacle du marché sans en retourner le pouvoir annihilant contre l’État gestionnaire du nihilisme ; il ne déserte pas la guerre sans s’attaquer aux apparences de la paix au profit d’espaces communs et coopératifs nouveaux. Inversant le déplacement messianique d’ailleurs en ici pour y construire une mobilité et une temporalité nouvelles, Exode est le nom de la transmutation des valeurs de résistance en puissance constituante d’une biopolitique autrement postmoderne. Fuir, faire sécession veut dire détruire toutes les barrières transcendantales qui donnent leur sens à la logique de commandement de la représentation politique pour se réapproprier la mobilité « globale » ; fuir en constituant signifie investir la génération contre la corruption, opposer les hybridations cosmopolites du monde de la vie à l’hybridation policière de la paix dans la guerre. Dans l’exposition à la démesure qui lui est propre, la singularité de l’art nous enseigne que le produit de la génération est toujours un « monstre » impliquant le « commun » (des corps, des langages-événements et des machines) dans une biopolitique de l’Exode et de la Sécession.
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Combat contre la Guerre : la paix n’est plus condition de vie, la paix doit être réinventée dans l’exode du monde sans Dieu que la « Cité des hommes » doit mettre en jeu pour sortir de l’immonde. En l’absence d’une paix qui puisse valoir comme ethos du monde, l’exode est combat, guerilla et création ex nihilo de la paix. Paix à inventer comme sortie du nihilisme, comme dispositif mondial localement créateur de sens, sens de fait d’une écosophie des multitudes faisant vertu de l’idée différentielle du commun et de ses générations métamorphiques du monde. Le contraire d’une utopie : la désutopie ouverte et totale du Combat contre la Guerre. Travail long, complexe, militant : la paix n’est pas plus une intuition que l’œuvre d’art ; la paix, comme l’art, est captation des forces dans un devenir qui enrichit ce dont elle s’empare (le contraire d’une pacification forcée : « une paix sans force ressemble à la mort », écrit Marie José Mondzain). De là, que la paix ne se puisse concevoir sans traverser la guerre qu’elle combat pour détruire la misère qui s’en nourrit et affirmer les forces de vie qui se construisent sur les réserves de la violence. L’exode est ouverture de ce chemin qui ne peut mener à la « tranquillité de l’âme » du stoïcien sans faire œuvre, œuvre de paix, de la traversée du chaos des hommes (analogie, encore, de l’œuvre de paix et de l’œuvre d’art qui ne saurait tenir toute seule sans la chaosmose des forces qu’elle implique). Exode, quand il n’y a ni au-delà ni ailleurs dans un monde sans dehors. Exode du monde, donc, comme construction collective de l’être, travail vivant du monde et mondialisation du travail vivant lancée contre la domination transcendantale du « travail mort » alors que celui-ci ne peut plus se recomposer que dans la guerre, condition première (pour l’établissement de la police du droit) et stade ultime de la forme-État (avec l’hors-droit de la police mondiale souveraine). L’exode est transformation des passions dans la vita activa de la connaissance quand celle-ci déploie son potentiel générateur en tant que coopération démesurée eu égard à toute pensée politique de la mesure et de l’unité, eu égard à l’illusion transcendantale de la communauté. Du point de vue d’un matérialisme radical, ce n’est donc pas la paix mais la coopération constituante des multitudes singulières qui crée l’existence commune du monde – en l’espèce d’une communauté non-organique, d’une communauté œuvrante, déterritorialisée et déterritorialisante qu’il faut penser comme ontologiquement antérieure et supérieure à la distinction transcendantale de la guerre et de la paix dont « décide » le pouvoir souverain. La preuve est sur le bord du temps : c’est contre celle-ci que celui-là « décide » de l’hybridation monstrueuse de la guerre et de la paix marquant l’identification définitive de la souveraineté à la police. Conséquence sur le bord de l’être : la paix n’est plus en mesure de donner les conditions de vie auxquelles est attaché le nom d’éthique. Rapportée à la réalité de la composition et de la décomposition des rapports, l’éthique est l’envers, l’asymétrie opératoires de la situation de paix-guerre en tant que « combat entre Soi, [… entre les forces qui subjuguent ou sont subjuguées, entre les puissances qui expriment ces rapports de force » (Deleuze), précipitation des atomes et lutte des passions, cristallisation de différences dans le chaos multitudinaire des singularités et émission de puissances nouvelles formant des constellations indissociablement affectives et productives par inclination des différences. Pas d’éthique sans ce clinamen qui oriente la matière du commun vers l’exode comme transitivité constructiviste du monde. Mais aussi bien, pas d’esthétique sans la décision de « faire apparaître la connexion réelle des existences comme leur sens réel » (Nancy). Qu’il ne soit pas impossible d’invoquer ici, à l’instar de Félix Guattari, un « nouveau paradigme esthétique » transversaliste faisant fond sur la créativité sociale rappelle que l’art est le Vigilambule de ce procès qui affronte la Guerre (au lieu de la fuir dans une paix illusoire) pour libérer la Vie rendue prisonnière de ses représentations. L’œuvre d’art est transmutation vitale des conditions de mort qui nous sont communément imposées, potentialisation du commun dans une téléologie de la libération qui est machination créative d’affects dont les intensités sont irréductiblement singulières et plurielles.
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Contre les négationnistes de l’art contemporain : si l’art est cette projection collective qui montre que la guerre est impuissante face aux constructions singulières du monde qu’elle entend briser, l’art contemporain, d’entrée de jeu, dans le non-lieu qui lui est imparti (par excès et par défaut), avec les « installations » et les machines d’expression qu’il se construit, se doit de démontrer que la paix peut être réinventée comme condition biopolitique de la vie, résistance commune unissant, dans la constellation multimedia des corps, Eros au General Intellect des multitudes.
(Contre ceux-là, encore : il faut affirmer que la violence des sensations, que la plus violente déconstruction du sensationnel impliquées dans le « support-surface » de cet art réel ne forment pas matière à objection contre cette démonstration).