La marche du temps

Paradigmes du travail, un “point de vue transversal”

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Les polémiques aujourd’hui très avancées sur les « nouveaux paradigmes productifs » et sur les nouveaux modèles d’organisation en gestation[[Pour l’état actuel de ce débat on se référera utilement au numéro de Sociologie du Travail consacré aux « Systèmes productifs: les modèles en question», dossier-débat à paraître dans le no 1193. Pour l’évolution de ce débat en France, cf. également des ouvrages récents d’auteurs comme P.Cohendet et alii (1988), A.Lipietz (1990). Ph.Zarifian (1991), D.Linhart et, au plan international, H.Kern et M.Schumann (1989) et M.Piore et Ch.Sabel (1984).
exigent en même temps que l’on commence à aller vers une formalisation plus poussée des paradigmes du travail et, donc, vers une reconceptualisation du travail. Pour cette reconceptualisation, des approches économiques et philosophiques ont déjà permis d’avancer des éléments de maturation du débat[[Nous pensons ici notamment aux contributions de P.Lantz, de T.Negri, de J.M.Vincent, de P.Virno à un numéro précédent de cette revue, consacré au travail (Futur Antérieur, n° 10, 1992 12); à des séminaires comme celui de l’Université Européenne de Recherche et l’Université de Paris VIII (1990-1991 ; 1991-1992) au ministère de la Recherche sur « Le concept de travail au seuil du XXIè siècle » et à celui du M.I.R.S.-C.N.R.S. au C.N.A.M., sur «Culture, travail et technique. Anthropologie, philosophie, histoire ».
. Elles ne semblent cependant pas suffisantes pour cerner les exigences nouvelles quant au travail et à la mobilisation de la subjectivité impliqués par l’essor de ces nouveaux paradigmes productifs: un point de vue résolument transversal, avec le concours d’approches disciplinaires nouvelles qui donnent une place décisive à la subjectivité dans le travail (nous pensons à la psychopathologie ou la psycho-dynamique du travail, à l’ergonomie, à une sociologie des rapports sociaux de sexes, ou à une philosophie du travail), semble à notre avis nécessaire pour reconceptualiser le travail[[Un pas dans ce sens a été permis par le matériel très riche présenté par le groupe « concept de travail» au colloque du
P.I.R.T.T.E.M. « Travail : recherche et prospective», Lyon, 30111 et 1211211992 (papiers de M. Freyssenet, M.N.Chamoux, A. Cottereau, Ch. Dejours, H. Jacot, F Lhote, J.C. Moisdon, Y Schwartz et C Teiger).
.

Le numéro 10 de Futur Antérieur (1992/2), consacré aux transformations de l’organisation sociale du travail et à leurs conséquences économiques, politiques et culturelles, était centré sur Transformations du travail / Permanence de l’exploitation (contributions de T Negri, J.M. Vincent, Y. Clôt, P. Lantz, P. Virno, M. Lazzarato, P. Veltz, J.P. Durand, T. Baudouin).

Pour poursuivre ce débat, Futur Antérieur publie ici un certain nombre de contributions qui pourraient être présentées sous le thème : Transformation des paradigmes productifs / Centralité du travail.

En effet, il s’agit ici de penser le travail à partir des exigences posées parle nouveau système productif en gestation :

d’abord, en effectuant une périodisation et notamment un questionnement du concept de travail à partir de l’histoire du salariat (M. Freyssenet);

ensuite, en considérant le travail à partir de l’analyse de l’activité réelle de travail (Ch. Dejours, Y. Schwartz, D. Dessors et S. Volkoff)[[Malheureusement, nous n’avons pas pu avoir, comme nous l’avions projeté, les contributions des ergonomes F.Daniellou et C.Teiger pour ce numéro. Pour l’apport de l’ergonomie à la « transversalité » dans l’approche de, l’objet « travail », cf. notamment F.Daniellou, 1992 : ch. 7 et conclusion : cf également, C.Teiger 1992.
ou du travail intellectuel concret (J.M. Vincent); en regardant le travail du point de vue de la subjectivité et du psychisme, à partir notamment de la prise en compte des rapports intersubjectifs ouvrant la voie ou, à l’inverse, dressant des obstacles à la coopération (Ch.Dejours, Y.Schwartz), rapports intersubjectifs où la dimension langagière est essentielle (J.Boutet, Ph.Zarifian, F.De Coninck). Cette prise en compte réelle de la subjectivité peut aboutir à une redéfinition même de la praxis comme « travail entre activité et subjectivité » (Y.Clôt); en introduisant simultanément le genre dans le travail, c’est à-dire en considérant le travail du point de vue des rapports intersubjectifs hommes/femmes (H.Hirata). La prise en compte des rapports hommes/femmes et de la division professionnelle et domestique du travail fait éclater la notion même de travail telle qu’elle a été traditionnellement utilisée en sociologie ou en économie du travail.

Considérer le travail domestique et salarié, rémunéré et Pst on rémunéré, formel et informel, comme étant des modalités du travail implique un élargissement du concept de travail et une affirmation de sa centralité. Si l’emploi salarié régresse, l’activité réelle de travail continue à avoir une place stratégique d dans les sociétés contemporaines. D’où la possibilité de répondre – à partir de cette reconceptualisation du travail – à la question : où en est la société salariale ? Quelle est l’importance et le poids actuels du travail dans la société et dans l’économie ?

Évidemment, la dimension sexuée du travail n’est que très marginalement présente dans les recherches sur le travail. Et c’est vrai que, comme le soulignent D.Dessors et S.Volkoff dans ce numéro, «en caricaturant à peine, on peut dire qu’au milieu des années 70, la question du travail a cessé d’occuper une place centrale dans le débat social et politique en France ». Le constat qui ouvre le papier de Ch. Dejours pour le colloque du P.I.R.T.T.E.M. – C.N.R. S. sur le travail (cf. note 4): « Depuis quelques années, les recherches sur le travail sont de plus en plus déconsidérées va dans le même sens. Ce qui aboutit, sur le plan de la conjoncture de la politique scientifique en France, à la formulation de propositions allant dans le sens d’un renforcement de disciplines telles qu’une sociologie ou une économie de l’innovation, de l’entreprise, de la production, etc. proposées alternativement à une sociologie ou à une économie du travail

L’ensemble des analyses sur le travail présentées ici nous amène à trois constat :

D’abord la place centrale de la dimension communicationnelle du travail. Cette centralité de la «coopération productive», de la communication, conduit même à une redéfinition du concept du travail en tant que «travail immatériel» (M.Lazzarato). Ensuite, ceci ne signifie pas nécessairement le déplacement d’un paradigme du travail ou de la production vers un paradigme de la communication (C.Offe, J.Habermas), mais peut être l’aboutissement à « une nouvelle synthèse entre travail et communication. Un paradigme du type : le travail communicationnel» (Ph.Zarifian, 1989).

Si cela était vrai, la centralité indéniable de la dimension communicationnel aujourd’hui ne nierait en aucune façon l’importance épistémologique du travail et la place stratégique de la catégorie travail en tant qu’outil de recherche dans les sciences sociales contemporaines.

Ensuite, l’articulation nécessaire de la dimension collective et de la dimension individuelle dans le travail: voir le langage comme instance du collectif et simultanément expression du sujet singulier (expériences, désirs, affects, savoirs) chez J. Boulet ; collectif réel et sujet chez Y.Schwartz[[Cf. également de cet auteur, Philosophie et travail, notamment préface et « Une science du sujet singulier est-elle possible ? ». éd. Octares, 1992.
; l’imbrication du collectif et de l’individuel dans la démarche épistémologique de la psychopathologie du travail (Ch.Dejours, D.Dessors et S.Volkoff); la place du collectif sexué et du sujet sexué dans le travail (nous renvoyons à des textes en dehors de ce numéro de Futur Antérieur, notamment les analyses de D.Kergoat sur sujet sexué et collectif (D.Kergoat, 1989; H.Hirata et D.Kergoat, 1988; D.Kergoat, F.Imbert, H. Le Doare, D.Senotier, 1992).

Finalement, le lien établi entre deux catégories: travail et complexité – parfois de manière explicite comme chez Y Schwartz et J. Boulet, par exemple (voir également, en dehors de ce numéro de Futur Antérieur, F.Daniellou, 1992) – d’où l’exigence d’une vision multi-dimensionnelle et transversale de ce travail-complexité. Ceci amène aussi à souligner fortement le caractère « énigmatique » du travail (voir sur le travail comme énigme les contributions au colloque du P.I.R.T.T.E.M, cf. note 4). Et, en même temps, ceci nous alerte sur les apories auxquelles peuvent conduire des analyses unidimensionnelles et linéaires du travail, qui ne convoquent pas les points de vue et les contributions des disciplines évoquées.

Deux paradigmes du travail s’opposent peut-être, et sûrement s’affrontent deux modalités contrastées d’engagement du chercheur et de mise en oeuvre des recherches sur le travail: comme le dit J. Boulet, « à un pôle, un engagement “techniciste” dans des formes d’aménagement du travail passant y compris par la participation à l’élaboration de produits techniques comme les systèmes-experts; à un autre pôle, un engagement (…) “humaniste”, où le chercheur tente de contribuer à une meilleure compréhension de la complexité de cette situation qu’est l’homme au travail». (H. H.)

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