« Mais en cas de grève les ouvriers deviennent égaux d’une manière qui les engage davantage : dans le refus de continuer à travailler. Ce refus concerne l’homme tout entier. »
Elias CANETTI
La première grande grève après les restructurations de l’industrie automobile a pris tout le monde à revers. Après avoir été au centre de l’actualité et du débat culturel et politique pendant une vingtaine d’années, les ouvriers avaient disparu de la scène publique sous le coup de l’idéologie des années 80 qui ne jurait que par le marché, l’entreprise, la réussite et l’argent. La disparition de la classe ouvrière entraînait la disparition de l’exploitation et donc de la lutte de classes. Désormais la société ne connaissait plus que des phénomènes d’exclusion, de pauvreté, d’injustice. Et « comme l’Est le démontre », la démocratie occidentale est le modèle indépassable d’organisation de la société. Exorciser « les ouvriers », c’était exorciser la mémoire même de la révolution.
Dès que la grève a éclaté, tout le monde s’est rué dessus pour la définir : il s’agit bien « d’un conflit d’une autre époque », d’un « patron du XIXe siècle » et de revendications somme toutes justes, pour partager ce que tout le monde avait produit dans l’effort « collectif » de sortie de la crise des années 80. Le consensus s’est vite rétabli sous la forme d’une commisération pour ces pauvres ouvriers si mal payés.
Et si au contraire cette grève posait le problème du rapport savoir/pouvoir, coopération/commandement; société/usine dans des sociétés post-industrielles et montrait la constitution de nouvelles subjectivités et donc de nouvelles formes de pouvoir ?
MODIFICATION DE LA COMPOSITION TECHNIQUE ET POLITIQUE DU PROCESSUS DE PRODUCTION
L’organisation du travail dans l’industrie de l’automobile est sortie complètement transformée du processus de restructuration entamé au début des années 80 à partir de la résistance ouvrière aux licenciements.
Les changements de la composition technique
1° Tous les niveaux de la hiérarchie ont été touchés : les ouvriers spécialisés (OS) ont été massivement licenciés, surtout parmi les immigrés et les vieux ouvriers. En même temps on procède à une embauche relativement importante de jeunes ouvriers plus faciles à adapter aux nouvelles exigences de souplesse de l’organisation du travail. Du coup, sur la ligne de démontage on trouve beaucoup de Français et surtout des jeunes intérimaires.
2° Les travailleurs intérimaires représentent une partie importante des effectifs. Le travail intérimaire est un moyen de filtre à l’embauche, de contrôle et de chantage sur les jeunes ouvriers. En effet c’est la précarisation et la mobilité du travail qui s’installent au coeur même de la production avec leurs aspects négatifs dus au fait que leur gestion est « unilatéralement » soumise à la volonté de la direction.
Si le chômage est le traitement social de la mobilité, de la précarité et de la flexibilité du travail, le chômage devient un élément structurel de la nouvelle organisation du travail.
3″ Le pourcentage de cadres et d’agents de maîtrise à beaucoup augmenté par rapport aux OS. La majorité de ces nouveaux embauchés sort des écoles professionnelles et des IUT, elle n’a pas été formée « sur le tas ».
Le fait de ne pas sortir de la masse des ouvriers a été un facteur important pour la réussite de la grève. Les jeunes cadres s’ils n’étaient pas actifs dans la grève, cependant n’étaient pas disposés à jouer le rôle de « garde chiourme » de la direction.
S’ils s’identifient à leurs fonctions productives ils refusent d’utiliser celles-ci comme instruments de commandement et de contrôle.
4° Mais le changement plus important est qualitatif et concerne le savoir-faire des ouvriers et des cadres qui a beaucoup évolué en très peu de temps.
Les qualités maintenant requises sont la polyvalence, l’adaptabilité au changement, l’autocontrôle, la responsabilité. Les ouvriers professionnels sont pratiquement en formation permanente pour pouvoir suivre l’évolution de la technique. Embauchés, par exemple, comme OP en mécanique, ils doivent pouvoir intervenir dans d’autres domaines comme la pneumatique ou l’informatique.
Ces qualités, la direction les trouve presque de façon spontanée chez les jeunes OS et chez les ouvriers professionnels par le biais de la formation scolaire.
Il ne s’agit donc pas seulement d’une augmentation de la charge de travail individuel, mais d’une augmentation importante du savoir-faire individuel et collectif. Dans la crise c’est la qualité même du travail qui a changé : le travail devient plus abstrait, plus universel et ne peut se représenter que collectivement.
Les changements de la composition politique de la classe ouvrière et du commandement.
Malgré tout ce que l’on a pu dire sur le post-taylorisme, l’usine reste un univers disciplinaire. En Suède Kalmar reste une exception et au japon la « participation » va de pair avec une hiérarchisation très étroite de l’organisation du travail et de la discipline à l’intérieur de l’usine. La lutte des ouvriers a toujours visé la forme disciplinaire du travail, pour reconquérir la totalité et la complexité du rapport social.
L’affrontement de ce point de vue est entre qui veut « discipliner » la nouvelle qualité abstraite et intellectuelle du travail, et qui veut casser cette « cage » et constituer des relations de pouvoir qui se combinent selon la « liberté » de cette puissance du travail.
Les « cercles de qualité » ne peuvent pas marcher en Europe, parce qu’ils sont le résultat d’une « mobilisation générale » (d’une « économie de guerre » selon l’heureuse définition de M. Calvet), mais surtout parce qu’ils représentent une « communication » organisée selon le « modèle disciplinaire ».
1° La segmentation du marché du travail, la division à l’intérieur de la classe ouvrière par le biais de l’individualisation du salaire et de la hiérarchisation disciplinaire selon les qualifications, sont les instruments classiques de contrôle et de commandement utilisés par le patronat. Depuis toujours, ces divisions sont organisées non seulement selon des caractéristiques « techniques », de la production, mais utilisent aussi des caractéristiques sociales de la force de travail. De ce point de vue, l’élément le plus puissant de séparation est représenté par les différences ethniques au sein de la classe ouvrière. De cette façon la hiérarchisation salariale et technique à l’intérieur de l’usine se double parfaitement d’une hiérarchisation raciale : les immigrés à la chaîne, les Français occupant les postes moins pénibles et mieux rémunérés, avec plus des responsabilités et de gratifications.
Ce modèle classique d’organisation du travail était parfaitement reproduit dans les usines Peugeot de Mulhouse et de Sochaux, même si là le nombre de travailleurs immigrés était, en pourcentage, moins important que dans d’autres sites, comme, par exemple, à Poissy.
Or, deux éléments ont complètement bouleversé ces données : les luttes du début des années 80 contre le processus de restructuration de l’industrie automobile ont appris aux ouvriers immigrés à ne pas tomber dans le piège communautaire tendu par la direction et le gouvernement. D’autre part le « dégraissage » et le processus d’automation qui se sont poursuivis pendant toutes les années 80, ont démontré aux ouvriers français l’intérêt de dépasser les divisions corporatistes au dépens des immigrés. La grève a transformé cet élément de faiblesse et de division en un élément de force et d’unité.
2° La stratification politique à l’intérieur de la classe ouvrière passe aujourd’hui par d’autres moyens. Pendant la grève, on a pu remarquer que l’élément le plus puissant de division et de chantage de la direction a été joué par les intérimaires. Les jeunes intérimaires furent obligés de travailler à la chaîne pour remplacer les grévistes sous peine d’être licenciés.
Si dans l’immédiat, cette utilisation du travail intérimaire semble efficace et complètement soumise à la merci de la direction, dans le moyen terme elle pourrait se révéler une fausse solution. Les jeunes intérimaires, du fait de leur statut précaire à l’intérieur de l’usine et de leur attitude (objective et subjective) vis-à-vis du changement, sont en recul par rapport à l’idéologie-maison et par rapport à l’investissement dans le travail.
3° La maîtrise est une maîtrise de commandement, une maîtrise des hommes (comme disent les ouvriers) et non du processus productif.
L’inutilité de cette fonction est lourdement ressentie dans tout le corps ouvrier : « On pourrait très bien travailler sans. D’ailleurs ça nous est arrivé souvent de le faire. »
4° Pour tout le monde à l’intérieur de l’usine le travail n’est pas le cadre indépassable de leur vie. Si la crise a effectivement exercé le chantage au chômage sur le comportement des ouvriers, elle n’a pas réussi à rétablir l’idéologie du travail parmi les travailleurs. Tout au contraire il semble bien qu’il y ait une consolidation et une innovation des comportements de « refus du travail » des luttes des années 60 et 70.
Les jeunes, qu’ils soient intérimaires ou non, semblent avoir complètement intériorisé le fait que le travail n’est pas la totalité de leur vie. Même sous la contrainte de trouver un emploi, les jeunes ont du mal à rentrer à l’usine. Parmi les candidats à l’embauche une grosse partie se retire spontanément après avoir vu les conditions de travail à l’usine. Pour la plupart des jeunes il s’agit en tout cas d’une expérience et d’un passage dans leur carrière et dans leur vie. Dans tous les cas ils ne « veulent pas vivre comme leurs pères ».
Leur jeune âge et leur mobilité leur permettent une certaine liberté par rapport à la direction.
Les ouvriers qui ont autour de 30 ans sont, pour la plupart, depuis longtemps à l’usine et attendaient cette grève pour leur « dignité d’homme ». La grève a « cassé la routine quotidienne » et leur a ouvert les yeux.
Les ouvriers qui ont passé la quarantaine sont résignés pour ce qui concerne leur avenir hors de l’usine, mais très actifs par exemple dans l’organisation de la grève.
De leur point de vue le climat a complètement changé dans l’usine depuis le début des dégraissages. Autrefois les marges de liberté que la lutte avait réussi à imposer permettaient « d’aller au travail pour voir le copain, discuter. » Maintenant quand je me lève le matin j’ai toujours l’impression d’aller au bagne. »
Non seulement les jeunes ne veulent pas vivre comme leurs parents, mais les parents mêmes créent toutes les conditions pour que leurs fils sortent de la condition ouvrière. Il est très intéressant de voir naître un nouveau « code moral » dans le rapport entre générations.
Ces attitudes diverses par rapport au travail, dues aux différences culturelles (niveaux de formation, de socialisation et de mémoire de lutte) possèdent toutes en commun le désir de changer, de partir, de « laisser tomber » pour reconquérir une qualité du travail, une reconnaissance sociale et salariale de leur savoir-faire, qui leur est niée chez Peugeot.
Le rêve c’est « se tirer en Suisse ou en Allemagne » qui représente « l’ailleurs » en même temps mythique (la frontière, l’ au-delà, le changement) et très matériel (un salaire qui reconnaît leur fonction sociale et leur savoir-faire).
Le travail en tant que tel est de moins en moins une valeur d’identification. Au début du siècle, Peugeot avait du mal à imposer la discipline du travail aux « hommes du pays de Montbéliard », qui, dès qu’ils avaient un peu d’argent, partaient et ne revenaient que quand ils en avaient besoin. L’indiscipline des travailleurs d’aujourd’hui se fonde sur une accumulation et un savoir-faire sans commune mesure avec le début du siècle.
Les usines Peugeot connaissent donc une véritable hémorragie d’ouvriers et de cadres que le mouvement de grève n’a fait qu’amplifier. Dans les prochains mois, beaucoup de personnes partiront spontanément de l’usine.
USINE ET SOCIÉTÉ
Un des phénomènes le plus marquants de l’après 68 est l’intégration de plus en plus poussée de l’usine et de la société.
La grève des ouvriers de Peugeot montre cette intégration comme le résultat de la « longue marche des ouvriers » contre le « malheur d’être des travailleurs salariés » et contre l’usine comme institution disciplinaire. La société « postindustrielle » et la nouvelle citoyenneté ont des connotations absolument différentes selon le point de vue où l’on se place.
Pour simplifier, on pourrait parler de deux flux qui tendent à dissoudre la séparation entre l’univers disciplinaire de l’usine et le social : un flux qui va de la société vers l’usine et l’autre en sens inverse.
De l’usine à la société
1° La formation. La formation est de plus en plus faite à cheval entre société et usine. La période de scolarisation s’allonge et garde une certaine autonomie par rapport à la logique de l’entreprise. Les jeunes ouvriers assument complètement l’aspect professionnel et productif, mais très difficilement la nécessité du commandement. Le comportement des jeunes cadres et techniciens fut à cet égard particulièrement significatif.
2° La socialisation. Les jeunes ouvriers en général ont une socialisation et une vie à l’extérieur de l’usine qui sont en contradiction flagrante avec l’idéologie du travail et de l’asservissement qui règne dans l’entreprise.
3° Les immigrés. Quand la lutte arrive à renverser la division ethnique, les travailleurs immigrés apportent quelque chose de plus que la simple « unité ouvrière ». Le « changement » de stratégie syndicale après les grèves du début des années 80 a été décidé par les associations d’immigrés en fonction de la complexité de leurs intérêts sociaux, car la figure de l’immigré, est une figure sociale, marquée par l’exclusion et la différence en tant qu’étranger, autre. Ses caractéristiques ne sont pas déterminées seulement par l’organisation du travail, mais aussi par l’organisation des rapports de pouvoir dans la société.
Les travailleurs immigrés n’apportent pas seulement, à l’intérieur de l’usine, leurs caractéristiques culturelles (comme, par exemple, les ouvriers français le fait d’être alsaciens) mais aussi le fait d’être socialement défini comme marginalisé et différent. L’ouvrier immigré rassemble dans son existence immédiate le social et le productif, l’exploitation dans la production et la marginalisation dans la société. La lutte peut renverser cette double exploitation. La division entre la société et l’usine, qui est une base importante d’organisation du pouvoir, est de fait niée par la simple condition existentielle de l’immigré. La lutte des immigrés ne peut jamais être une lutte corporatiste. Une fois évité le piège « communautaire » auquel la stratégie de licenciements les avaient obligés au début des années 80, ils peuvent apporter à la lutte la complexité du rapport d’exploitation et la nécessité de son dépassement. Les ouvriers immigrés représentent en quelque sorte une garantie contre la cristallisation éventuelle de luttes sur des intérêts « d’aristocratie ouvrière ».
4° Communication. Pour ce qui concerne la France il s’agit sans aucun doute de la couverture médiatique la plus importante d’une grève. Indépendamment du jugement que l’on peut porter sur le rôle des médias dans le conflit, il s’agit du point de vue qui nous intéresse de l’intromission d’un autre type de relations sociales et de pouvoir. C’est la société (même s’il s’agit de la société médiatique et son système politique) qui se penche sur l’usine. C’est toute l’ambiguïté de l’attitude des ouvriers par rapport aux médias : conscience d’être en face de quelque chose de différent par rapport au commandement disciplinaire de l’usine, volonté de jouer le pouvoir de médias contre la direction et déception quand très souvent ce pouvoir de la « communication » se dressait contre eux.
Les ouvriers étaient tout à fait conscients de l’enjeu. Seulement quelques jours après le début du conflit ils ont imposé aux syndicats d’aller chercher les journalistes aux portes de l’usine et souvent ils sont rentrés « protégés » par les grévistes.
La popularité de la grève est la reconnaissance de la socialité et de la nécessité de cette forme de la coopération productive.
De l’usine à la société
L’organisation du travail et le commandement essayent de suivre cette « fuite », cette dislocation, cette abstraction du travail qui se transforment en mobilité spatiale et temporelle et en savoir. Et c’est le flux de l’usine vers la société.
1° La décentralisation de la production. Le territoire devient le siège de la production, un réseau de sous-traitance directement ou indirectement organisé par l’entreprise « mère », assure la flexibilité de la production. Pendant la grève nombreuses de ces petites unités ont participé au mouvement.
2° La mobilité de la force de travail. Quand les patrons parlent de liberté du travail, comme ils l’ont fait pendant la grève, ils entendent toujours la liberté de disposer de la force de travail selon les nécessités du marché. La mobilité des sujets sociaux doit être réduite à la mobilité des flux de la force du travail dans la société et par la société. Il s’agit donc d’un processus géré par l’ensemble des institutions (Etat, école, institutions locales, syndicats). A l’encontre de l’idéologie libérale des années 80, l’emprise de l’État sur la régulation sociale de la production et surtout de la production de la force de travail, s’est renforcée.
PRODUCTION DES NOUVELLES SUBJECTIVITÉS
Notre hypothèse est que cette « déflagration » de l’usine est le résultat du refus de « l’esclavage du travail salarié » par les ouvriers qui témoigne en même temps de la recherche d’une nouvelle productivité. Entre le travail, la formation, la communication, des nouvelles subjectivités sont en train de se constituer. Les luttes sont des moments de « catastrophes », des points d’irréversibilités autour desquels les sujets se constituent en décrochant des codes donnés du savoir et du pouvoir, pour se développer d’une façon autonome et innovatrice.
Dans la lutte est facilement perceptible l’irruption d’une nouvelle subjectivité qui se présente d’abord comme refus et puis comme proposition. « Rien ne sera plus comme auparavant. »
Cette nouvelle forme « sociale » de la subjectivité ouvrière, on peut la suivre dans son expression pendant la lutte.
1° La forme de lutte. On examinera surtout le cas de Sochaux qui nous semble particulièrement intéressant et très novateur.
Le conflit est parti, « comme toujours », des ateliers carrosseries et il a pris tout de suite une forme spontanée et socialisante. Les ouvriers ont évité des formes de lutte dures et « extrémistes ». Au lieu de bloquer l’usine, ou même un seul atelier, ils ont préféré tourner en cortège autour des chaînes stratégiques. Ce comportement «soft » a été maintenu aussi vers des non-grévistes, ce qui a permis un certain roulement des grévistes autour d’un noyau solide. Les décisions ont été toujours prises en assemblées générales au cours desquelles on a pu vérifier la consolidation d’un rapport entre engagement individuel et engagement collectif qui était en gestation depuis la fin des années 60 : autrefois masse compacte et anonyme, aujourd’hui articulation plus souple et complexe entre individu et collectivité. Une véritable « prise de parole » et la participation ouvrière ont marqué l’organisation de la grève.
Les négociations ont été pratiquement suivies en directe à l’intérieur de l’usine. Toutes les demi-heures un communiqué était lu aux grévistes avec un compte rendu des prises de position des différents syndicats et de la direction.
Un syndicaliste nous disait que le gros du travail a été un travail psychologique et de communication : « On discute de tout, tout le temps. On est arrivé à faire ce que la direction n’a pas été capable de faire : établir un réseau et un mode de communication, de parole entre nous. »
Conscients de la difficulté de l’aboutissement de revendications, les ouvriers ont mené la grève en pensant à l’après conflit. Pour consolider ce nouveau réseau revendicatif tissé à l’intérieur de l’usine, la fin de la grève a été gérée de façon à ne pas laisser un goût de défaite, comme voulait la direction.
M. Nathan-Hudson, responsable des « ressources humaines » du groupe PSA, expliquait cet été que « la grève doit laisser le souvenir de quelque chose où les gens ont perdu ».
Une fête a été organisée sur les lignes de montage, les ouvriers ont été accompagnés symboliquement en cortège à leur poste de travail et des rendez-vous mensuels ont été décidés pour poursuivre l’action entamée avec la grève.
2° L’après grève. L’après-grève (« suspension » disent les ouvriers) semble donner une première confirmation à la stratégie menée pendant le conflit. « On n’a jamais vu ça. Ça fait 40 ans que je travaille, mais je n’ai jamais vu une grève terminer avec une pêche pareille. »
Le climat social a complètement changé à l’intérieur de l’usine. Le premier rendez-vous de deux heures de grève que les ouvriers ont décidé de se donner chaque mois, a surpris tout le monde. Les syndicats, mais aussi la direction, qui n’avait pas envoyé suffisamment de « suivettes » (cadres qui suivent les déplacements des ouvriers en grève) pour encadrer les grévistes.
La solidarité et l’amitié construites pendant la grève se sont transformées en un réseau de « contre-pouvoir ».
3° Refus de l’individualisation salariale. Un autre élément très important dans la grève a été la reprise de la thématique égalitaire : augmentations égales pour tous et donc refus d’une des pièces maîtresses de la reprise de contrôle de la direction sur les ouvriers : l’individualisation des salaires.
Juste avant l’été, il y avait eu des débrayages d’ouvriers professionnels pour des revendications particulières. Cette forme « corporatiste » a été dépassée par un mouvement de solidarité qui a mobilisé toutes les catégories ouvrières (avec des niveaux de mobilisation et de détermination divers).
4° De l’hégémonie du syndicat à sa crise. Les ouvriers ont un point de vue très clair là-dessus : « A nous les décisions, aux syndicats l’organisation. » Pratiquement aucune forme de pouvoir n’est déléguée aux syndicats sinon ponctuellement, et sous le contrôle direct de la base (comme pendant la négociation).
Les vieux ouvriers qui sont en usine depuis les années 60 disent très clairement le bouleversement qu’a subi, pendant cette période, l’organisation de la subjectivité dans l’usine.
Lors de la grève de 1965, le syndicat tenait encore le rôle d’avant-garde du prolétariat que la tradition du mouvement ouvrier lui confiait. Les ouvriers, comme masse, se reconnaissant dans cette représentation.
En 1968, la forte politisation du conflit introduisit déjà des changements dans le rapport des ouvriers avec leurs formes de représentation, avec une prise de parole et une certaine autonomie ouvrière. La politisation « révolutionnaire » de 68 s’est transformée en politisation partitique pendant la grève de 81 quand les syndicats ont sacrifié la lutte au gouvernement socialo-communiste. Depuis, une grande méfiance s’est glissée entre les syndicats et les ouvriers, qui déboucha sur une vague de désyndicalisation. Le rapport qui s’est instauré pendant cette grève a pu fonctionner sur un compromis non dit entre ouvriers et syndicats : les organisations syndicales se sont « aplaties » sur la base ouvrière et ont accepté de jouer le rôle de « courroies de transmission » des « revendications ouvrières » vers la direction et le système politique.
Ceci a particulièrement bien marché à Sochaux où, dans la CGT, la majorité est sous l’hégémonie de reconstructeurs, qui sont particulièrement sensibles aux raisons de l’échec de 81.
La « dépolitisation » des centrales syndicales et de leurs stratégies ne signifie en aucun cas une « dépolitisation » du conflit. Au contraire cette « autocritique syndicale » et la nouvelle subjectivité ouvrière ont ouvert la possibilité de constituer une nouvelle forme de pouvoir qui critique la représentation comme séparation et délégation. De ce point de vue aussi, rien ne sera plus comme auparavant. Penser que les organisations syndicales ressortent renforcées de cette grève, c’est se méprendre sur les raisons de la « confiance » ouvrière vis-à-vis des syndicats. Miser sur un renforcement des syndicats pour conclure un pacte de croissance, sans vouloir mettre en discussion les formes du pouvoir à l’intérieur et à l’extérieur de l’usine, c’est l’utopie de toutes les propositions néo-corporatistes.
UN CYCLE DE LUTTE ?
Tous les commentaires sur cette lutte (et il y en eut beaucoup) ont évité de relever ses aspects « politiques » en la relégant dans les archaïsmes de la société industrielle. Ils se sont systématiquement interdit tout élément de comparaison avec les luttes de la fin des années 80 (étudiants, cheminots, infirmières et dans la fonction publique). L’attention portée sur les autres secteurs était dictée seulement par la peur de la « contagion ».
1° Les ouvriers, les fonctionnaires et le salaire. Le salaire est effectivement au centre de toutes les luttes que les cheminots, les infirmières, les fonctionnaires des impôts ont déclenchées dans cette fin des années 80. Mais limiter la revendication salariale à la seule exigence de rattraper le pouvoir d’achat perdu ou à la volonté de partager les fruits de la croissance est une opération de castration politique de la signification des luttes.
Les grèves sur le salaire dans ce mouvement de « sortie du néo-libéralisme » sont des luttes pour la reconnaissance de la nouvelle qualité du travail (plus abstrait, plus intellectuel) et de son utilité sociale. Dans tous ces secteurs les grilles de qualification sont absolument inadéquates aux niveaux de qualification et de formation des travailleurs.
Le savoir déborde largement les formes du pouvoir en place et demande de nouvelles formes de pouvoir.
2° Coopération et hiérarchie. La contradiction entre savoir et pouvoir ne peut pas être réduite à un problème de modernisation, car elle touche directement la question du politique et sans toutes les médiations de la société industrielle. Le passage de la « revendication » au « commandement » est presque immédiat.
Les grilles de qualification sont fonction de la production seulement dans la mesure où elles sont des grilles de contrôle et de commandement. Et c’est justement ce rapport qui est attaqué. Pourquoi cette grille de pouvoir sur cette coopération productive ? Cette hiérarchie a-t-elle une fonction productive ? Correspond-t-elle à la coopération, au savoir-faire de ces nouvelles subjectivités ?
Ces luttes posent le problème des nouvelles formes de pouvoir comme forme d’organisation de cette nouvelle subjectivité.
3° Un nouveau « politique ». La critique pratique des formes de représentations traditionnelles de la classe ouvrière est l’autre élément qui traverse toutes ces luttes. Elle pose le paradoxe d’une démocratie sans représentants. Les coordinations des cheminots, les centrales syndicales très minoritaires dans le mouvement des infirmières, les nouveaux rapports entre ouvriers et syndicats, remettent en cause non seulement la crédibilité des syndicats, mais aussi la forme de la représentation politique dans nos sociétés démocratiques. La dépolitisation des sociétés occidentales est la face négative de ce processus qui vise une forme politique adéquate au décloisonnement entre usine et société, discipline et communication, hiérarchie et coopération.
4° Le danger « corporatiste ». Les luttes, de ce point de vue, se caractérisent moins par leur contenu général que par leur mise en question du rapport savoir/pouvoir, coopération/ hiérarchie dans chaque profession.
Au lieu de s’ouvrir vers l’extérieur et chercher une politique classique d’« alliance » avec d’autres secteurs de travailleurs, elles approfondissent la critique du contenu et de la forme du travail. Les infirmières s’attaquent au rapport malade/institution médicale/société, les ouvriers à leur destin de travailleur aliéné. Au fond il s’agit d’une critique pratique à l’encontre de toute forme d’institution et à l’organisation disciplinaire qui la régit ‘(voir l’organisation bureaucratique dans le sens wébérien dans la fonction publique).
Cette insistance sur l’élément « spécifique » de la professionnalité et cette timidité à parcourir au moyen de la critique la complexité du rapport social, dont ils incarnent quand même le développement, peut être le point faible de ces mouvements de lutte de cette fin de décennie. En tout cas, c’est sur cette « ambiguïté » objective que le projet « néo-corporatiste » cherche à prendre appui pour limiter ces luttes à leur dimension ouvrière et empêcher ces subjectivités de se constituer selon des codes différents de ceux de la division capitaliste du travail.
Novembre 1989