Précédé d’une introduction de Noortje Marres et de Patrice Riemens qui mettent l’accent sur la reconstitution, lors des élections, d’un communautarisme national ; l’article analyse les évènements que constituent l’assassinat de Pim Fortyn et la montée d’un populisme d’extrême droite aux Pays-Bas. Il s’appuie sur une analyse des médias et de la relative cécité des néerlandais à l’égard de la question technologique. Pour l’auteur, Pim Fortyn est essentiellement un phénomène médiatique qui s’est nourri de sa complicité avec les journalistes télé. Le leader populiste a mis en évidence la crise de la démocratie aux Pays-Bas et l’inadaptation des politiciens traditionnels, mais avec un projet qui fait régresser la politique et qui dualise la société.
Apres l’assassinat de Pim Fortuyn – le premier meurtre politique aux Pays-Bas depuis celui de Guillaume d’Orange en 1584 – on vit le mythe de la renaissance de la démocratie s’inscrire en urgence dans le discours des médias et des milieux politiques. La crise de la démocratie, dont Pim Fortuyn avait fait un de ses thèmes principaux, pouvait désormais être pleinement reconnue par tous les acteurs, sa résolution étant imminente. Durant les journées qui suivirent le drame, passantes et passants, interminablement interviewés dans la rue, répétaient inlassablement leur désir d’une représentation politique honnête. De leur côté, les hommes politiques attablés dans les studios ne cessaient de chanter les louanges du débat public (contrairement à ce qui se passe en France, cette thématisation de la politique pour elle-même est rare aux Pays-Bas). C’est ainsi que jour après jour se joua la geste de la résurrection de la démocratie. Elle atteignit son apothéose aux élections législatives du 15 mai 2002. La droite populiste y fit effectivement son plein de suffrages, et la voix populaire parut réinstaller le primat de la politique parlementaire. Tel est du moins le mythe. Lequel permet de faire de la crise de la démocratie un chapitre de l’histoire politique récente à la fois bien réel, mais clos.
Bien sûr, la gauche a toutes les raisons de se demander par quel tour de passe-passe c’est la droite qui sauve la démocratie. Mais avant que la gauche ne se perde à nouveau dans la question de la gauche, il vaut mieux se demander d’abord quelle est cette droite qui s’installe au pouvoir en endossant les habits de la démocratie nationale retrouvée. Disons-le tout de suite: nous avons affaire ici à un communautarisme à l’échelle du pays. M. Jan Peter Balkenende, leader du parti démocrate chrétien et grand gagnant des élections – il proposait une alternative « décente » au vote Fortuyn – en est la personnification. Dans son rôle de premier ministre pressenti, il a pris sur lui avec fougue la responsabilité de restaurer l’idylle néerlandaise cruellement perturbée. Et il ne s’agit pas de cette « Hollande sympathique et libérale, ce havre pour hippies et à l’attitude tolérante au cannabis » (selon la BBC), de la Hollande telle qu’elle se présente aux visiteur du centre d’Amsterdam. Non, comme le décrit bien Omar Munoz-Cremers, M. Balkenende s’est fait le représentant des Pays-Bas des virées sportives en vélo dans les polders, des petites et moyennes entreprises bien gérées, des choppes de bière partagées entre amis, à la terrasse du café sur la place du village. C’est une idylle typiquement nationale, presque pastorale, selon laquelle, s’il n’en tient qu’au futur premier ministre, les Pays-Bas vont se ressouder en une vraie communauté.
Une des conséquences les plus immédiates de ce projet de refondation de la communauté nationale est que les situations et les problèmes qui n’entrent pas dans cette formule vont tout simplement perdre leur référent. Les aspects de la mondialisation – ou, comme le décrit plus sobrement mais aussi plus intimement Omar Munoz-Cremers, de l’avancée technologique – qui échappent à tel programme national, apparaissent dès maintenant comme des « phénomènes météorologiques ». D’ailleurs un récent journal télévisé, consacrant une rubrique aux petits déboires de l’Euro, s’acheva par la phrase « mais on va faire avec ». Sur quoi Erwin Krol, le Monsieur Météo néerlandais, enchaîna avec « et pour le temps, on va faire avec aussi ». L’immigration et la sécurité, des sujets de préoccupation « nationale » par excellence, ont tenu le haut de la tribune ces derniers mois. Il s’agit-là de problèmes bien réels, mais dans les circonstances présentes, ils ont pour effet, par leur réalité pesante, d’escamoter du discours des réalités à la fois plus hésitantes et moins facile à articuler. C’est ainsi que l’internationalisation des économies politiques et de l’environnement se voit ramenée à la géo-politique et à la macro-économie, ce qui dépasse par définition le cadre de l’entité nationale. Comme on le disait, cet extérieur est alors vécu comme la météo, renforçant par ailleurs une tendance bien enracinée aux Pays-Bas.
Si l’on pose maintenant la question du « que faire », il s’agit bien sûr d’adopter en quelque sorte ces situations et problèmes orphelins de la politique, en démontrant qu’ils n’ont vraiment rien de « météorologique ». Ou plus précisément que le temps qu’il fait n’est plus ce qu’il était, les changements climatiques ayant érigé l’industrie au rang de partie prenante de la météo. La crise de la démocratie est également candidate à l’adoption. Tout comme la pastorale hollandaise, l’idée que le nouveau pouvoir national puisse coïncider avec la démocratie ressuscitée relève fermement du fantasme. Déjà, la pagaille règne chez les supporters de la liste Pim Fortuyn. Un groupe, que la présidence appelle « la clique sur Internet » (« la chienlit en-ligne »?), a fait acte de sécession sur le forum électronique de discussion du mouvement, où les intervenants, par ailleurs, ne manient pas un parler particulièrement châtié. On dirait que la question du lieu de la politique, et accessoirement de son langage, est elle aussi devenue urgente.
Après les élections, désastreuses pour presque toute la gauche néerlandaise, les partis eurent l’air d’accord pour trouver que « la gauche devait (ré)apprendre a parler la langue du peuple ». On dirait que les grands médias sont presque automatiquement censés être les pourvoyeurs du dictionnaire et de la syntaxe de cette « voix du peuple » – voire son vecteur même. Il se pourrait que les partis de la gauche parlementaire aient raison – pour le moment et eu égard à leurs intérêts immédiats. En ce qui concerne les élections nationales, les jeux sont encore faits dans les médias nationaux. Mais il serait tout aussi important de voir ces situations et problèmes orphelins de la politique articulés dans des langages et des lieux appropriés – d’où cet article d’Omar Munoz-Cremers, d’abord publié dans le magazine Hollandais « Ravage », et sur le forum electronique cut-up.com.
(Noortje Marres et Patrice Riemens )
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La réaction individuelle semble toujours primer sur le sentiment général. Ce qui m’a le plus sidéré, après l’assassinat de Pim Fortuyn, ce ne fut pas tellement la surprise qu’il ait été abattu de sang-froid, mais surtout la distanciation presque abstraite avec laquelle j’ai absorbé ce drame. Et pourtant, ce n’était pas la première fois qu’un événement tragique, qui normalement aurait dû me plonger dans un deuil profond, dans l’horreur, dans l’effarement, ou dans je ne sais trop quoi, m’apparaissait n’être en fait que l’aboutissement d’une logique déviante, plus fascinante qu’émouvante.
Logique déviante et Hobbitland
La logique déviante est un de ces concepts fascinants empruntés a J.G. Ballard. Il permet au lecteur averti de science-fiction d’appréhender avec un calme souverain le « choc du futur » qui soulève le XXIe siècle naissant. Mais ce qui est par ailleurs surprenant, et tout aussi essentiel, c’est de voir comment en Hollande (et ailleurs), on cherche à comprendre cet événement par le biais de la télévision, tout en y étalant un ébahissement niais devant le fait « qu’une telle chose ait pu arriver ici, aux Pays-Bas ». L’image d’eux-mêmes qu’ont les Pays-Bas semble en effet ne pas vouloir dépasser le fantasme d’un « Hobbitland » à la Tolkien, charmant et paisible du fait de ses œillères, ou encore une idée « close » du pays compris comme métissage d’une nation un peu désuète, du type années cinquante, et du progressisme institutionnel des années soixante et soixante-dix. Il s’agit là, bien sûr, d’une idée attrayante au point de fonctionner comme une drogue. Et il s’agit d’une image à laquelle tout le monde (y compris à l’étranger) veut croire, mais qui fait totalement abstraction des forces sous-jacentes qui président à la réalité contemporaine. Et je ne me réfère même pas aux jeunes Maghrébins à la dérive, aux violences des hooligans du foot, au trafic d’armes, à la corruption, et autres choses perçues comme des effets dérivés et acceptés du phénomène néerlandais. Non, il s’agit de cet aveuglement technologique dont souffrent les Pays-Bas, qui les rendent pratiquement amorphes devant les bouleversements que la même technologie a introduit, par-delà toutes les frontières et cloisonnements, dans le domaine du social et dans celui de la psyché.
Torrent des larmes de crocodile
Ces bouleversements sont positifs, à condition de savoir les appréhender et de pouvoir faire quelque chose avec. Le problème est que, à quelque niveau que ce soit de la société néerlandaise, il n’en est nullement question. La technologie y est considérée comme une force parfaitement neutre, comme un outil qui, bien utilisé, peut amener à des changements positifs. Nulle part cela n’est plus évident que dans la place tenue par les médias, réduite à la réception aveugle et passive d’une information ramenée à son degré zéro. C’est ainsi que je fus plus en plus frappé par la manière dont certains slogans, une fois énoncés, tendaient à réapparaître par la suite, et se retrouvaient répétés partout comme des mantras. Un simple exemple, assez innocent: « Ajax (le club de football d’Amsterdam) est-elle une équipe de fumistes ? Non, Ajax est le champion bien mérité parce que ses footballeurs ont amassé le plus grand nombre de points – à défaut de buts ! » Un exemple plus sinistre maintenant: « Pim Fortuyn n’a-t-il pas été diabolisé par les médias et par la classe politique? » Plus étrange encore fut le spectacle des médias traditionnels (télévision, radio, presse écrite) se livrant à une auto-critique bizarre et artificielle en s’excitant sur la question de leur propre culpabilité. Le climat hystérique qui fit suite au meurtre ne semble pas propice aux opinions et analyses qui oseraient franchir le torrent des larmes de crocodile.
Postiche aux trois symboles
Pourtant Pim Fortuyn était une créature médiatique s’il en est. La seule chose qui me choque réellement, c’est la soi-disant incompatibilité entre les images de Fortuyn, leader politique charismatique jouant son rôle de gêneur dans les débats télévisés, et la photo du même Fortuyn gisant à terre comme un vulgaire gangster victime d’une liquidation en règle.
Notre langage iconique ne nous avait pas préparé à cela: il doit s’agir d’un autre corps, celui-ci ne devrait pas être étendu là. C’est uniquement sur le web, dernier bastion, semble-t-il, de l’esprit critique, que la question de l’hypocrisie du doigt accusateur pointé sur les médias a heureusement été posée. La réalité est que Pim Fortuyn et les chaînes télévisées vivaient en parfaite symbiose, tout en se livrant à une course sournoise à qui abuserait le plus de l’autre : Fortuyn qui permettait aux chaînes de rendre la politique enfin plus vivante, drôle, et donc vendable, ou les chaînes qui, presque sans exception, laissèrent le champ libre à ses simagrées. On jouait à ce petit jeu à la satisfaction générale, sans aucune dimension réflexive, et si critique il y avait, venant des partis politiques ou de quelque autre bord, elle tombait rapidement à plat. Pim Fortuyn, et il s’agit là probablement de son seul vrai trait de génie, avait découvert le moyen d’attacher à sa personne cette partie du public pour lequel le langage de la critique est une donne totalement inconnue. Il est sidérant de voir les gens raconter, après son assassinat, que Fortuyn était leur champion, alors qu’il était parfaitement clair qu’il les aurait complètement lâchés au cas où il aurait réellement accédé au pouvoir. Les gens voyaient en lui ce qu’ils voulaient voir : voilà donc bien un niveau de charisme jamais vu aux Pays-Bas – mais c’est aussi bien, malheureusement, le niveau où sifflent les vraies balles.
Mais qui, en fait, était donc Fortuyn? Un intellectuel plus que moyen, qui se servait de la pire vulgate sociologique des années cinquante. Bon orateur, il avait un don certain pour se positionner prestement au centre de l’attention, mais une fois le tour réussi, il arrivait rarement à retenir l’intérêt. J’étais régulièrement frappé de le voir se comporter de façon joviale les premières dix minutes d’une conversation – tant et si bien qu’on allait finir par le trouver sympathique – jusqu’à ce que, immanquablement, quelque chose « pète » en lui. Je n’ai jamais très bien su quoi : ennui, suffisance, ou tout bonnement paillardise ? Mais le point de rupture une fois atteint, il me faisait toujours froid dans le dos : son rictus se crispait, laissant voir le mépris et la haine à l’état brut. Preuve que malgré son don inné pour « surfer » les médias, il était bien incapable de discerner ce que ces signaux pouvaient vouloir dire une fois qu’ils avaient dépassé la surface et entraient en contact avec la psychopathologie post-moderne, qui est le champ de l’imaginaire et son cortège de scénarios et d’archétypes, de mythes et de fantasmes où le subconscient télescope la technologie. En réalité, Pim Fortuyn n’était qu’un postiche (son personnage de dandy semblerait indiquer qu’il vivait sa vie comme telle), affublé de trois symboles immédiatement reconnaissables : cigare, cravate archi-voyante, et crane chauve. C’est cet occiput-totem qui se mit à fonctionner comme un aimant pour toutes sortes d’aspirations, de mécontentements, et finalement, bien sûr, de balles réelles.
Vulgaire spectacle de variétés
Rares sont ceux qui, aux Pays-Bas, ont quelque idée des forces, des conditions et des circonstances dans lesquelles nous sommes impliqués. L’esprit critique, ou tout simplement autonome, ayant pratiquement disparu du débat public, on se retrouva alors avec Pim Fortuyn, avec de l’autre coté de la table le commentateur de télévision Leon de Winter, son compère accompli dans le registre de l’intellectualisme bidon. Alors qu’aucune voix dissidente ne se faisait entendre dans ce même registre populiste. Je me suis souvent demandé si Fortuyn aurait jamais pu grimper si haut aussi longtemps que nos guignols nationaux, Kees van Kooten et Wim de Bie, étaient encore actifs sur le petit écran, et cela même compte tenu de leur moralisme gauchisant parfaitement passé de mode. Mais maintenant c’est bonjour les dégâts. Les hommes politiques ont une peur panique de parler vrai, et se drapent dans le slogan parfaitement nul de « l’attentat contre les valeurs démocratiques », tout en chantant les louanges de leur tourmenteur d’hier, aujourd’hui censé avoir insufflé un élan nouveau à la politique. Leur angoisse et leur hésitation sont compréhensibles à l’heure où les hordes hooliganesques aux émotions quasi-implantées hurlent leur haine contre « Melkert et Rosenmuller assassins! » (M & R sont – était pour Melkert – les leaders du parti social-démocrate et de la gauche verte- trad.). Mais soyons clairs: c’est à outrance que Pim Fortuyn a trivialisé la politique, son éthique du superficiel a créé ce déplorable naufrage que fut le débat télévisé des leaders politique à la veille des élections, présenté comme un vulgaire spectacle de variétés.
Le but de Pim Fortuyn était de ramener la politique au niveau du café du commerce. Il éprouvait une fascination narcissique et morbide pour le pouvoir, un besoin sadique de semer la pagaille, son programme affiché projetait une dualisation fracturant la société, et ses idées politiques étaient tout aussi invraisemblables que ridicules. Son sinistre assassinat ne fut que le coup de grâce, qu’il ne lui a pas été donné de prévoir dans son univers rétro-fantaisiste.
(Traduit du Néerlandais par Noortje Marres et Patrice Riemens)