Mineure 14. L'Argentine, pour l'exemple

Piqueteros: limites et potentialités

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– Les piqueteros argentins constituent un mouvement politique d’un type nouveau, qui a réussi à mettre en place, non seulement des actions novatrices de désobéissance et de résistance, mais aussi des pratiques politiques basées sur la démocratie directe, sur l’autogestion et l’autonomie. Il s’agit d’un sujet politique qui, loin d’être unitaire, fait de la lutte contre l’atomisation et l’exclusion sociale un instrument pour la reconnaissance d’une identité multiple, plurielle et hybride. Ils ont formé des réseaux qui, face au vide du pouvoir de l’État et contrariant les prévisions apocalyptiques, ont défini des espaces pleins de puissance, où «le nouveau» a la capacité de créer des dynamiques politiques et sociales effectivement constituantes.

Le 19 et le 20 décembre 2001, alors que les Argentins descendaient dans la rue en tapant sur des casseroles, exigeant littéralement « qu’ils s’en aillent tous »[[Le cri « que se vayan todos, que no quede ni uno sólo » (qu’ils s’en aillent tous et qu’il n’en reste aucun), on l’entendait dans toutes les manifestations qui eurent lieu durant et après les évènements de décembre. À travers cette phrase plus que significative, la foule réussit à exprimer non seulement son rejet , mais aussi (et principalement) son affirmation, son besoin « d’être pour », c’est à dire de construire une nouvelle expérience créative et constituante. , personne ne pouvait imaginer qu’à peine un an et demi plus tard, aux élections présidentielles, ils en seraient réduits à « choisir » entre deux candidats issus d’un même parti : celui qui avait clairement mené le pays à la banqueroute. Comment, alors, interpréter le cours des évènements de décembre 2001 et les mouvements émergeant actuellement dans l’histoire du pays ? Qu’est-il advenu des assemblées de quartier et du mouvement piquetero? Qu’a-t-on fait de la phrase emblématique « Que se vayan todos, que no quede ni uno solo » ?
Il est évidemment très difficile de répondre à cette question, mais on pourrait d’abord tenter de dire qu’en Argentine, après les événements de décembre, il s’est passé bien moins que ce qu’on espérait et bien plus que ce qu’on aurait pu imaginer. D’un côté la dynamique innovatrice de l’insurrection Argentine a installé de nouvelles formes d’actions politiques et collectives qui sont allées bien au-delà des limites de l’État et de la démocratie représentative. De l’autre, il faut bien reconnaître que « le mouvement », au sens large du terme, est entré dans une véritable impasse, et certains n’ont pas raté l’occasion de commémorer la retour à « la normalité institutionnelle », annonçant par la même occasion que la « menace des masses » appartenait désormais au passé.
Dans le contexte actuel, il nous semble important de rassembler les fragments qui se sont éparpillés de tous les côtés et qui, d’une manière ou d’une autre, ont permis de changer non seulement le discours des Argentins mais aussi les façons de penser et de pratiquer la politique et la démocratie. Il est fondamental de continuer à réfléchir sur le mouvement parce qu’il est une force qui se dé-localise, qui contamine, et dont s’emparent des sujets et des situations divergentes, traçant de nouveaux trajets, construisant de nouveaux temps et de nouveaux espaces, créant des dynamiques vraiment novatrices et donnant de l’espace à l’émergence de nouveaux langages et expériences politiques.
L’intérêt « exagéré »[[Intérêt tant de la presse (nationale et internationale) que des chercheurs et universitaires du monde entier. Les journaux en vinrent même à parler de « Tourisme piquetero » pour qualifier de tels « visiteurs » . pour la lutte piquetera constitue un indicateur significatif qui permet d’appréhender la puissance du mouvement. Tout en reconnaissant de nombreuses « tensions » dans les conceptions et les actions conduites par ce mouvement collectif, nous comprenons qu’il représente une « nouvelle » force politique qui a émergé à la marge des organisations traditionnelles, des syndicats, des partis politiques et des appareils de contrôle « classiques ». C’est pour cette raison que les piqueteros constituent bien un mouvement politique d’un type nouveau : ils ont réussi à mettre en place, non seulement des actions novatrices de désobéissance et de résistance, mais aussi des pratiques politiques basées sur la démocratie directe, sur l’autogestion et l’autonomie.
Nous pouvons également observer que les dynamiques et les actions conduites par le mouvement conjuguent des éléments anciens et nouveaux, tant du point de vue des formes d’organisation, des stratégies de lutte et de négociation que de ses conceptions et revendications politiques. En résumé, comme il s’agit d’un authentique « mouvement des mouvements » , cette expérience ne peut être considérée comme un modèle unique. Il s’agit d’un sujet politique qui, loin d’être unitaire, fait de la lutte contre l’atomisation et l’exclusion sociale un instrument pour la reconnaissance d’une identité multiple, plurielle et hybride .

Origines de l’expérience piquetera…

En 1991, au début de l’ère Menem[[Double mandat présidentiel de Carlos Menem (1989 à 1999)., et dans le contexte d’optimisme économique produit par la mise en place du « plan de convertibilité »[[Le Plano de Conversibilidade, établissant la parité entre le peso et le dollar (1$ = 1US$) fut mis en place en 1991 ; il resta en vigueur jusqu’à la fin de 2001. la Place de Mai fut envahie par une multitude « inclassable » de gens protestant contre la restructuration ou la fermeture des entreprises SOMISA et HIPASAM[[Sociedad Mixta Siderúrgica Argentina : importante entreprise productrice d’acier, implantée dans la Provínce de Buenos Aires, la plus grande exportatrice industrielle du pays avant la privatisation de 1991- 1992. Hierro Patagónico Sociedad Anónima Minera. Cette entreprise liée à l’extraction/production de minerai, était formée par Fabricaciones Militares et par Banco Nacional de Desarrollo de la Provincia de Rio Negro ; elle fut fermée définitivement en 1992., décision qui non seulement causa des centaines de licenciements, mais provoqua (quelques mois plus tard) l’apparition des premières « villes fantômes » du pays : pour la première fois depuis des dizaines d’années un groupe de sans-emploi réalisait une manifestation publique de protestation hors de l’encadrement traditionnel des partis politiques et des syndicats. Quelques mois plus tard, en septembre 1991, la ville de Sierra Grande – siège de l’HIPASAM – fut le lieu d’une des premières puebladas[[Le terme pueblada, inconnu des dictionnaires de langue espagnole, fait clairement allusion à la situation de révolte massive lancée et conduite de manière spontanée par des groupes ou des collectifs rassemblant un nombre significatif d’habitants d’une ville ou village (pueblo). Aujourd’hui ce concept est complètement incorporé à la culture politique argentine pour parler des événements de rébellion sociale qui apparaissent au cours de l’ère Menem et qui atteignirent leur summum durant les jours de décembre de 2001. du pays. À cette occasion, tous les élèves du secondaire de la ville organisèrent une sentada[[Forme de protestation qui consiste à rester assis afin de paralyser les activités et empêcher la circulation. à l’école technique locale, pendant que les femmes des mineurs, qui manifestèrent dans la ville de Buenos Aires, organisaient le blocage de la route nationale Nº 3[[Cette route est une des principales du pays car elle connecte la Capitale Fédérale avec le sud de la Province de Buenos Aires avec la Patagonie., qui fut à l’origine des premiers piquetes[[ Les « piquetes » constituent la stratégie de lutte du mouvement piquetero et consistent en l’interdiction des autoroutes et routes reliant, par exemple, les champs pétrolifères aux centres urbains. de la décennie.
Le mouvement se consolida effectivement à partir des évènements de Cutral-Co e Tartagal (mai-juin 1997). Dans le contexte de la privatistion de l’entreprise pétrolière YPF (Yacimientos Petrolíferos Fiscales), les travailleurs licenciés, avec l’aide des habitants, bloquèrent la route nationale 22, interrompant ainsi un circuit de communication clef entre le nord de la Patagonie et le reste du pays.
Afin de contrôler la propagation des piquetes et de désarticuler le mouvement émergeant, le Gouvernement Fédéral commença à distribuer des subsides aux sans-emploi : les planes trabajar. Pourtant, contrairement aux prévisions, les groupes piqueteros commencèrent à se multiplier et à se répandre dans le pays tout entier, principalement dans la région métropolitaine de Buenos Aires, où les indicateurs de chômage atteignirent (et atteignent encore) des chiffres vraiment effrayants[[L’accroissement significatif du chômage en Argentine commence à apparaître en 1995. D’après des études de INDEC – Instituto Nacional de Estadísticas e Censos – le chômage a atteint cette année là 18,4% et le sous-emploi 7%. En 1997 on estime que 16,1% de la population était sans emploi et que 8,4% était sous-employée. .
Si l’on enregistra 191 piquetes entre 1999 et 2000 il y en eut 766 en 1999-2000 couvrant l’ensemble du territoire national[[Source: Jornal CLARÌN; Piqueteros: los cortes de ruta y el clima de violencia; Buenos Aires; 2/9/02.. Le mouvement commença alors à atteindre un haut niveau de consolidation, non seulement en ce qui concerne la quantité de piquetes réalisés[[D’après l’article publié par le journal Clarín, en 2001 on a enregistré 1383 piquetes; en 2002, jusqu’au 26 juin, ils étaient 1609 dans tout le pays. Voir les infos en Annexe: Piqueteros en chiffres. et leur mode d’organisation, mais également dans l’exécution des activités liées à la gestion économique et au travail social et coopératif, comme on peut l’observer dans des activités comme les jardins potagers, les restaurants et les crèches communautaires.
Apparus au début des années 90, les piqueteros ont acquis une visibilité publique nationale et globale depuis les événements de décembre 2001. Grâce à leur stratégie de lutte, ils sont parvenus à établir une importante ligne de résistance et une capacité de mobilisation massive dont disposent peu de mouvements. Avec l’occupation des espaces publics, rues, routes et autoroutes, le mouvement tente d’affecter directement la sphère de circulation du capital.
Les piquetes ont non seulement généré une forte identité commune, collée à l’image polémique du « desocupado » (sans emploi), mais ont également contribué à la création de nouveaux réseaux de solidarité et de production, c’est à dire à un ensemble d’activités financées par les planes trabajar accordés par l’État. Il est important de noter que tous les piqueteros ne reçoivent pas le même subside car c’est le mouvement lui-même, et plus spécifiquement chacune des factions et groupes qui en font partie, qui gèrent la distribution des planes.
Ce subside, d’un montant de 150 Pesos – équivalent à 50 US$ -, est distribué mensuellement par le Ministère du Travail aux bénéficiaires indiqués par les divers groupes qui composent le mouvement. Les conditions pour avoir accès aux planes sont : être chef de famílle, avoir un enfant (ou plus) de moins de 18 ans ou une femme enceinte. En contrepartie, le bénéficiaire doit effectuer 4 heures de travail par jour dans une des activités communautaires conduites par le mouvement, et également participer aux activités liées à l’organisation des piquetes. La majorité des piqueteros contribuent au financement des activités communautaires et coopératives développées par les divers groupes en payant une petite somme, entre 1 à 3US$. Aujourd’hui, l’État a remplacé les planes trabajar par des « subsídios para desempregados » (subsides pour les sans-emploi) connus sous le nom de planes jefes et jefas del hogar. Il s’agit apparemment d’un subside à caractère plus universel puisqu’il est destiné à tout chef de famille du pays (homme ou femme) sans-emploi, ayant des enfants mineurs à charge et ne recevant aucune autre aide sociale. D’après cette étude, 3 millions d’Argentins ont demandé ce subside et en septembre 2002, 1.977 millions ont pu en bénéficier. La distribution des planes a représenté pour l’État une dépense de 296,5 millions de pesos, soit 98,8 millions de dollars.

Le mouvement piquetero

On peut identifier dans le mouvement différentes composantes. On y trouve d’une part des organisations assez structurées, plus ou moins liées à des partis politiques et des centrales syndicales, et d’autre part des groupes indépendants et autonomes[[Les informations suivantes ont été obtenues auprès du Journal CLARÍN. Buenos Aires, 1/9/2002. “Piqueteros: la cara oculta del fenómeno que nació y crece con el desempleo”. Voir information en Annexe: Nombre de Piqueteros..
– Liés à la Central de Trabajadores Argentinos (CTA)[[La CTA est une nouvelle centrale de travailleurs, avec ou sans emploi, qui fut créée en novembre 1992 en opposition au syndicalisme traditionnel et dont le but était d’instaurer un nouveau modèle syndical, basé sur trois principes: « la filiation directe, une démocratie pleine et l’autonomie politique » . , une organisation syndicale d’un type nouveau, la Federación Tierra y Vivienda (FTV) et la Corriente Clasista y Combativa (CCC) ont formé un de ces groupes. La CCC rassemble des personnes issues du parti péroniste mais également des sans emploi indépendants. Quantitativement, ce groupe est le plus important : il compte déjà 130.000 membres et reçoit mensuellement 90.000 planes trabajar. En termes relatifs nous observons que cette organisation détient approximativement 70% des subsides alloués à l’ensemble du mouvement. Son rayon d’action s’étend non seulement sur la région métropolitaine de la Capitale Fédérale mais également sur une grande partie de l’intérieur du pays, principalement dans les provinces du centre, du nord et du Nordeste Argentin.. Elle s’inscrit dans une ligne plutôt modérée, et permet l’existence de stratégies d’action multiples et variées « à l’intérieur et en dehors des structures de pouvoir ». La plupart du temps elle organise des piquetes partiels, laissant un espace ouvert à la circulation, afin d’éviter une confrontation directe avec la police et la population. Contrairement aux autres, ce groupe a participé activement au processus électoral en proposant des candidats[[D’Elia, leader de la FTV, est député provincial de Buenos Aires. et en acceptant aussi des mandats politiques.
– Le Movimiento Teresa Rodriguez et le Polo Obrero, directement lié au Partido Obrero (PO) (parti ouvrier) et qui s’inscrit dans la ligne du « communisme révolutionnaire », ont intégré le groupe du Bloque Piquetero. Il compte 35.000 membres, reçoit 20.000 planes par mois (soit 16% du total) et bénéficie de l’aide des organisations Barrios de Pie[[Le mouvement Barrios de pie est né en décembre 2001, il est formé par des travailleurs/ses sans emploi et agit directement dans divers quartiers dans tout le pays. Outre la lutte contre la faim, la pauvreté et le non emploi, ce mouvement organise une série d’activités communautaires et productives comme des restaurants populaires, des jardins potagers, des boulangeries, des ateliers d’éducation populaire et d’autres actions liées à la Culture et à la Communication. Toutes ces activités sont organisées à travers le travail collectif avec les voisins des quartiers, englobant des professeurs, des étudiants et des professionnels de divers secteurs qui participent activement à l’organisation. et du Movimiento Independiente de Jubilados y desocupados (MIJD[[Apparu depuis plus de 10 ans, ce mouvement rassemble des sans emploi et des retraités qui luttent pour l’obtention de meilleures conditions de travail et de vie. Ils organisent également des activités communautaires, spécialement dans les restaurants populaires destinés aux personnes du troisième âge et retraitées. ) qui reçoit quant à lui 9000 subsides qu’il gère de manière indépendante. La zone d’influence de ce bloc couvre principalement la région métropolitaine de Buenos Aires, bien qu’il agisse aussi très fortement dans la ville de Mar del Plata (Provínce de Buenos Aires) et dans les Provinces de Córdoba et Chaco.
– Le Movimiento de Trabajadores Desocupados (MTD) est constitué par deux groupes : la Coordinadora de Trabajadores Desocupados (CTD) et la Aníbal Verón, connue aussi comme MTD Solano[[La dénomination MTD Solano est liée au fait que le siège de l’organisation se trouve dans la Rue Solano, dans la Partido de Lanús, région metropolitaine de Buenos Aires.. Il compte 15.000 membres actifs et reçoit 9000 subsides par mois, Cette organisation opère à partir de 13 centres localisés principalement dans la région métropolitaine de Buenos Aires. Ces deux groupes défendent une position politique radicalement opposée à celle de la CTA : elles pratiquent les piquetes complets et se tiennent en marge du processus électoral.
Bien que chaque groupe agisse de façon autonome et indépendante, des instances de discussion et de coordination existent[[Grâce à cela, le Congreso Nacional Piquetero réalisé durant le premier semestre de 2001, est parvenu à rassembler toutes les expériences piqueteras du pays. Bien que l’objectif de créer une coordination nationale n’ait pas été totalement atteint, puisqu’il n’y a pas eu de consensus entre tous les groupes, cet événement a représenté un moment clef de la constitution du mouvement, principalement en ce qui concerne la maturation et la visibilité de la lutte, le haut niveau d’organisation atteint, et les différences existantes entre les différentes factions. . Mais les nombreuses tentatives hégémonistes de créer une organisation unique et centralisée, ont toutes fini par échouer. Les punteros de partido et les caudilhos (chefs) locaux ont utilisé diverses stratégies pour freiner et coopter la lutte piquetera : « les politiciens soudoient nos camarades, ils les mettent à prix », affirme un militant du MTD Solano, « mais il y a pourtant beaucoup de familles pauvres qui préfèrent chercher de l’aide auprès de ces nouveaux interlocuteurs au lieu de rester collées au clientélisme politique traditionnel »[[Detrás de los piquetes, disponíble sur http://www.lavaca.org
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Toutes les organisations qui constituent le mouvement partagent les caractéristiques suivantes : a) elles utilisent le piquete comme stratégie de lutte (bien que non exclusivement) dans le but d’interrompre le cycle productif, spécifiquement dans la phase circulation; b) elles reçoivent des subsides de l’État à travers les planes trabajar, c)elles réunissent des personnes qui se considèrent ou qui sont sans travail, « desocupados », c’est à dire sans emploi formel et stable. Mais elles utilisent des stratégies différentes pour décider du programme de lutte. Dans le cas du MTD Solano, les propositions sont discutées de manière centralisée, à partir des informations et des discussions réalisées dans chacun des centres régionaux. Ensuite, les décisions de chaque « noyau » sont envoyées à l’assemblée générale où elles sont évaluées et votées de manière collective. Dans cette sphère sont également distribuées les tâches et les fonctions que chacun des membres doit assumer. Dans les groupements liés à la CTA, les décisions sont prises sous une forme centralisée : les dirigeants font les propositions qui sont directement votées « pour ou contre par les membres.
Les piquetes constituent clairement une nouvelle forme de lutte qui rassemble ceux qui ont été expulsés des centres de production. C’est pourquoi, la notion de « desocupado apparaît aussi comme une figure controversée, particulièrement en ce qui concerne la création d’une identité commune. Le MTD Solano est peut-être l’organisation qui a le plus avancé dans ce sens : il ne se définit pas exclusivement comme un mouvement de sans-emploi, mais veut installer de nouvelles formes de production et de travail au-delà de la relation salariale, donc de l’emploi formel. Dans cette perspective, les activités communautaires et autogérées sont devenues centrales, car le mouvement est construit comme une sphère dans laquelle chaque membre assume une tâche, une responsabilité, créant de nouvelles modalités de travail et d’organisation. Les membres de cette organisation ne « cherchent pas du travail » : les efforts sont dirigés vers la construction d’une communauté et d’une économie autogérée, caractérisée par la présence de diverses micro-activités (micro-entreprises). Pour le mouvement, la lutte n’implique pas seulement d’envahir les routes pour les bloquer et se confronter avec la police afin d’obtenir de nouveaux subsides de l’État. Il s’agit aussi d’incorporer de nouvelles formes d’action à partir de la création de relations de production et d’association solidaires, collectives et communautaires.[[Cf, par exemple, MTD Solano et Colectivo Situaciones, Hipótesis 891: Más allá de los piquetes, Buenos Aires, De mano en Mano, 2002, p. 55.
L’opération piquetera consiste à établir une relation complexe (et même contradictoire) avec l’appareil d’État, recréant de nouvelles façons d’habiter et d’occuper le territoire. En même temps, cette stratégie de lutte reformule sa relation avec la tradition syndicale. Les piqueteros reprennent ainsi de nombreux éléments et savoirs de la lutte ouvrière des décennies antérieures, et l’idée même du piquete a été reprise des piquets de grèves de l’usine. Mais les piquetes n’héritent pas exclusivement des connaissances de l’expérience syndicale et des luttes antérieures, car ils incorporent des éléments nouveaux. Si au cours de la période antérieure le travailleur comptait sur la capacité d’interrompre le cycle productif au moyen de la grève, limitée à l’espace de l’usine, le piquete assume aujourd’hui une condition essentiellement territoriale. Basé sur le blocage de la circulation des personnes et des marchandises, le piquete suppose également la création de nouvelles possibilités de connection avec le tissu social, opérant ainsi comme une forme de socialisation, partageant les savoirs, les connaissances, et établissant des liens sociaux avec les communautés (quartiers et voisins) et avec d’autres mouvements. [[Ibid, p.54.
Sans aucun doute, la relation des piqueteros avec l’État constitue un élément controversé , spécialement dans le cas de la distribution des planes trabajar. Pour certains, cette lutte est ancrée dans le schéma classique du « paus e cenouras » (la carotte et le bâton): blocage de routes – répression – négociation avec l’État-nouveaux subsides – les subsides seraient utilisés par l’État comme une cooptation afin de tenter de contenir la lutte piquetera. D’autres, Pour d’autres, la distribution des planes est comme « a única saída para que as pessoas não morram de fome »[[Jornal CLARÍN, Piqueteros: el Estado les da casi 20 millones al mes, Buenos Aires, 4/9/02. (la seule solution pour que les gens ne meurent pas de faim). D’autres enfin considèrent les planes comme une possibilité concrète de compter sur des ressources économiques pour développer une organisation politique et productive de caractère autonome, sans que l’État impose des plans ou des programmes d’assistance arbitraires : les subsides ne seraient pas simplement le résultat des « négociations » entre le mouvement et l’appareil d’État, mais comme une authentique conquête, un droit qui « a été pris » (au sens de « repris ») à l’État lui-même afin de continuer à construire et à maintenir l’organisation..

Considérations finales

Sans les subsides, le mouvement disparaît-il ? Bien que les différents groupes soient conscients du fait que les planes fonctionnent bien comme un mécanisme « d’incorporation », tous affirment que l’existence du mouvement va au-delà des subsides. Peut-être les piqueteros perdraient-ils certains militants, mais leur présence est aujourd’hui un fait incontestable, si l’on en croit un leader du FTV:[[Ibid .
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Sans aucun doute, le mouvement piquetero fait aujourd’hui partie de la réalité argentine, réunissant au total 180.000 militants, dont 129.000 reçoivent des subsides de l’État. Leurs images, leurs témoignages et leurs actions sont continuellement présentes dans la vie quotidienne des Argentins. Aujourd’hui, en 2003, nous pouvons dire que les piqueteros constituent un vrai « mouvement des mouvements », car il rassemble une variété multiple et hétérogène d’expériences, d’actions et de groupes constitués par des sujets aux conceptions et aux trajets de vie divers. Ainsi que nous avons pu l’observer, les piquetes sont nés hors des institutions politiques et sociales traditionnelles, lesquelles n’ont pas été capables de reformuler leurs lignes d’action et leurs modalités d’organisation pour améliorer les conditions de vie d’une partie importante de la population Argentine.
Les piqueteros n’attendent pas les réponses de l’État pour faire avancer leurs activités communautaires et productives. Ils travaillent à la construction de projets et de programmes alternatifs. Ils reconnaissent aussi les tensions qu’ils doivent affronter tous les jours tant « à l’intérieur qu’à l’extérieur » du mouvement.[[MTD Solano y Colectivo Situaciones; Hipótesis 891: Más allá de los piquetes, op. cit., p. 64. Nous devons également insister sur le fait que les femmes sont des figures clefs du mouvement car, tout en dirigeant les noyaux ou les centres régionaux, elles assument directement les tâches liées aux activités communautaires et productives [[JORNAL CLARÍ, Piqueteros: las mujeres empujan y van al frente, Buenos Aires, 3/9/02 À partir de cette analyse, nous pouvons observer que la lutte piquetera conjugue des éléments anciens et nouveaux : les revendications sociales historiques de « l’inclusion sociale » et les problèmes propres à la phase actuelle du capitalisme globalisé.
Les nouvelles formes de militantisme, de pratiques et de façons de faire de la politique du mouvement piquetero, tout comme ceux des autres mouvements qui sont apparus après les évènements de décembre, ont créé les conditions pour l’émergence d’une autre densité sociale. Si, d’une part, nous devons reconnaître une absence marquée du commandement de l’État, nous nous trouvons d’autre part confrontés aujourd’hui à une trame complexe, multiple et ouverte de réseaux politiques d’un type nouveau. Des réseaux qui, face au vide du pouvoir de l’État et contrariant les prévisions apocalyptiques, ont défini des espaces pleins de puissance, où « le nouveau » a la capacité de créer des dynamiques politiques et sociales effectivement démocratiques et constituantes.

(traduit du brésilien par Greta Alegre et Juan Domingo Sanchez y Estop)