Mouvements sociaux et nouvelles formes de subjectivité.

Politique culturelle , culture politique ( une expérience de gouvernement dans la ville de Sao-Paulo

Partagez —> /

Le défi

Entre 1989 et 1992, dans la ville de São Paulo, le Parti des Travailleurs a été à la tête du gouvernement municipal qui a vu, pour la première fois dans les cinq siècles d’existence du Brésil, un parti de gauche avec de solides origines populaires au pouvoir. Le défi imposé par les conditions historiques (sociales et économiques) et par l’imaginaire socio-politique exigeait que dans chaque domaine de l’activité gouvernementale, trois tâches fussent accomplies : la critique de l’ancien, l’invention du nouveau et la proposition d’une nouvelle culture politique.

Pour respecter cette triple exigence le Secrétariat Municipal à la Culture a développé un projet dont l’orientation fondamentale a été l’invention de la Citoyenneté Culturelle. Pour un lecteur européen, il pourra paraître bizarre que le politique puisse s’exprimer d’une manière si directe et si explicite dans un projet culturel. Pour que cette étrangeté disparaisse, il faut considérer les conditions (et les préconditions) d’une proposition de politique culturelle pour le Brésil et pour São Paulo, la plus capitaliste des villes brésiliennes, c’est-à-dire celle où la logique du marché fonctionne pleinement.

Le défi a pris la forme d’une affrontement entre trois machines puissantes qui déterminent les opérations, les fonctionnements et les reproductions de l’imaginaire social et politique : la machine mythologique, idéologique et politique.

La machine mythologique

Le grand mythe qui soutient l’imagination sociale brésilienne est celui de la non-violence. Notre auto-image est celle d’un peuple ordonné et pacifique, gai et cordial, métis, incapable de discriminations raciales et de classe, accueillant envers les étrangers, fier des différences régionales et destiné à un grand avenir.

Il est certain que nombreux seront ceux qui se demanderont comment le mythe de la non-violence peut subsister sous l’impact de la violence réelle, quotidienne et notoire, et que les mass médias ont amplifié ces dernières années. Or, c’est justement dans le mode d’interprétation et de diffusion de la violence que le mythe de la non-violence retrouve les mécanismes de son maintien.

En effet, le premier mécanisme est celui de l’exclusion : on affirme que la nation brésilienne est essentiellement nonviolente et que, s’il y a violence, celle-ci est pratiquée par des gens qui ne font pas partie de la nation (même s’ils sont nés et vivent au Brésil). Le mécanisme produit la différence entre un nous-brésiliens-non-violents et un eux-non-brésiliens-violents. Le deuxième mécanisme est celui de la distinction entre l’essentiel et l’accidentel : essentiellement, les Brésiliens sont non-violents, et la violence est accident éphémère, une « épidémie », une « vague », une « irruption » localisée dans un espace-temps défini et dépassable. Le troisième mécanisme est juridique : la violence reste circonscrite dans le champ de la délinquonce et de la criminalité, le crime étant défini comme l’attaque à la propriété privée (vol et surtout le vol suivi d’assassinat) ; ce mécanisme permet de qualifier la violence de l’action policière contre la population pauvre, les enfants et les prisonniers comme un « abus » et un « excès » en cas de massacres et d’exterminations collectives. Le quatrième mécanisme est sociologique : on attribue l’« épidémie » de violence à un moment circonscrit dans le temps, celui de la transition vers la modemité, représentée par la migration de la campagne vers la ville et des régions plus pauvres du pays (Nord et Nord-Est) vers les plus riches (Sud et Sud-Est) ; la migration produirait un moment d’anomie où les formes préalables de la sociabilité traditionnelle perdues n’ont pas été encore remplacées par la nouvelle sociabilité moderne, suscitant chez les migrants des actes isolés de violence (vol et assassinat). Le dernier mécanisme est celui de l’inversion du réel grâce à l’élaboration du masque : pratiques, comportements, valeurs de violence (c’est-à-dire qui réduisent l’autre à la condition de chose et qui ne perçoivent pas l’autre comme porteur de droits) sont travestis en non-violence. Ainsi, par exemple, le machisme est avancé comme une protection de la fragilité féminine, le paternalisme blanc comme une protection de l’infériorité noire, la répression contre les homosexuels comme une protection des valeurs de la famille, l’action policière contre les enfants et les travailleurs comme une forme de préservation de l’ordre pacifique de la société.

On perçoit, ainsi, que le mythe de la non-violence se maintient justement parce qu’on admet l’existence empirique de la violence, mais on fabrique des mécanismes pour sa dénégation à l’instant même où elle est reconnue. Mieux : les mécanismes de maintien de la mythologie ne sont pas perçus comme étant eux-mêmes violents.

La machine idéologique

La mythologie de la non-violence est le terrain sur lequel se bâtit l’idéologie sous la forme des rapports sociaux.

On affirme que le Brésil connaît, malheureusement, par périodes, des régimes politiques autoritaires. L’autoritarisme est avancé comme un phénomène politique et le politique est réduit à la sphère institutionnelle de l’Etat. De cette manière, on arrive à dissimuler ce qui est fondamental, c’est-à-dire, que la société brésilienne est viscéralement et structuellement autoritaire.

Conservant les marques de la société coloniale esclavagiste, la société brésilienne est fortement hiérarchisée : les rapports sociaux et intersubjectifs y apparaissent comme étant des rapports entre un supérieur qui commande et un inférieur qui obéit. Les différences et les asymétries sont toujours posées comme des inégalités qui renforcent le rapport commandement-obéissance. L’autre n’est jamais perçu comme étant sujet de droits, il n’est jamais reconnu comme une subjectivité, comme une altérité, les rapports étant toujours de faveur, de clientèle, de tutelle ou d’oppression. Bref, les micro-pouvoirs diffusent l’autoritarisme dans la famille, dans les rapports amoureux, dans le travail dans la sociabilité des rues, dans le traitement donné aux citoyens par la bureaucratie étatique, dans la normalité de la violence policière, dans le non-respect des codes de la route, dans le manque du credo fondamental du capitalisme qui est le droit du consommateur, etc.

On pourrait résumer grossièrement les principaux traits de l’autoritarisme social en considérant que la société brésilienne se caractérise par les aspects suivants :

– l’incapacité à mettre en œuvre le principe libéral de l’égalité formelle et à lutter pour le principe socialiste de l’égalité réelle : la différence est posée tantôt comme infériorité (femmes, noirs, indiens, travailleurs), tantôt comme monstruosité (homosexuels) ;
– l’incapacité à mettre en œuvre le principe libéral de l’égalité juridique et à lutter contre la domination de classe : pour les grands, la loi est privilège ; pour les couches populaires, répression et oppression. La loi n’arrive pas à figurer le pôle public du pouvoir et de la régulation des conflits, et ne définit jamais les droits et les devoirs des citoyens, elle apparaît, donc, comme anodine, inutile et incompréhensible, faite pour être transgressée et le pouvoir judiciaire se présente comme le représentant de privilèges oligarchiques et non de la généralité sociale.
– l’indistinction entre le public que l’on rétrécit et le privé qui s’élargit, élargissement de ce dernier et rétrécissement du premier, ce qui fait de la soiété une proie facile de l’économie et de la politique néo-libérales ;
– l’incapacité à gérer conflits et contradictions, qu’ils relèvent de l’économique ou du politique, ils sont toujours définis comme danger, crise, désordre, et la réponse est toujours la répression policière, et/ou militaire ;
– l’incapacité à créer la sphère publique de l’opinion comme expression des intérêts et des droits de groupes et de classes différenciées et antagoniques : la notion de consensus se confond avec celle de l’unanimité et la divergence est vue comme ignorance, retard ou incompétence ;
– l’incapacité à tolérer et à renforcer des mouvements sociaux et populaires : la société civile organisée est ressentie comme un danger pour l’État et pour le fonctionnement sauvage du marché ;
– le salaire minimum oscille entre 20 et 60 dollars, et il est considéré normal et naturel que les travailleurs aient des diffiicultés, même pour la reproduction de leur force de travail ;
– la naturalisation des inégalités économiques et sociales, des différences ethniques, religieuses et de genre, naturalisation de la violence elle-même par la désignation des « agents » violents comme des « monstres » et des « dégénérés ».
– la fascination pour les signes de prestige et de pouvoir : utilisation de titres honorifiques sans aucun rapport avec la pertinence éventuelle de son attribution, le cas le plus courant étant l’usage de « docteur » pour signifier le rapport avec un autre, perçu ou considéré comme supérieur (« docteur » remplace les titres de noblesse de l’ancien Empire et de la Colonie) ; le maintien du service domestique, dont le nombre indique prestige et statuts, etc.).

L’autoritarisme est si profondément ancré dans les têtes et dans les cœurs que quelqu’un peut dire : « un noir très bon parce qu’il a une âme blanche » sans se considérer raciste ou se référer à une domestique en la disant « une excellente employée de maison, puisque elle connaît sa place » sans s’attribuer un quelconqie préjugé de classe. Il peut dire d’un salarié qu’il « est un employé de confiance, puisqu’il ne vole jamais » et se considérer comme étant en dehors de la lutte de classes. Il peut dire : « une femme parfaite, puisqu’elle n’a pas quitté le foyer pour l’indignité du travail à l’extérieur » sans se considérer machiste.

L’inégalité salariale entre hommes et femmes, entre blancs et noirs, entre adultes et vieux est considérée naturelle et normale. L’existence des sans-terre et des sans-domicile est attribuée à la paresse et à l’ignorance des « misérables ». L’existence des enfants de rue est vue comme une « tendance naturelle à la criminalité des pauvres ». Les accidents du travail sont attribués à l’incompétence et à l’ignorance des travailleurs. Les femmes qui travaillent sont considérées des prostituées potentielles et les prostituées sont vues comme des dégénérées et des criminelles, même si leur travail est indispensable à la survie de la famille, etc.

La machine politique

On peut aisément imaginer la configuration d’un champ politique, et de ses pratiques, dont le socle est la mythologie de la non-violence et l’idéologie autoritaire.

Les partis politiques sont des clubs privés pour les oligarchies régionales ; ils rassemblent la classe moyenne autour de l’imaginaire autoritaire (la loi et l’ordre) et entretiennent trois types fondamentaux de rapport avec leurs électeurs : la faveur et la clientèle, la tutelle et la promesse de salut. Du côté de la classe dominante, la politique est pratiquée dans une perspective naturaliste-théocratique, c’est-à dire les dirigeants détiennent le pouvoir par droit naturel et choix divin. Du côté des couches populaires, l’imaginaire politique est messianique-millénariste, correspondant ainsi à l’auto-image des dominants. De cette manière, le politique n’arrive pas à se constituer en champ social de luttes, mais tend à se placer sur le plan de la représentation théologique, oscillant entre la sacralisation et la « satanisation », l’adoration ou l’exécration des gouvernants et des représentants parlementaires.

L’Etat n’est perçu que sous le visage du pouvoir exécutif, les pouvoirs législatif et judiciaire étant réduits, dans le ressenti, à la corruption pour l’un, à l’injustice pour l’autre. Aucune des trois fonctions de l’État n’est clairement comprise et connue. L’identification entre État et pouvoir exécutif, l’absence du législatif et du judiciaire (ou mieux, la défiance qu’on leur porte), l’idéologie de l’autoritarisme social associée à l’imaginaire théologico-politique conduisent au désir permanent d’un « État fort » pour le « salut national ». A son tour, et pour cause, l’État perçoit la société civile comme un ennemi et un adversaire, il bloque, donc, les initiatives des mouvements et des organisations sociales, surtout populaires.

Dans ces conditions, il est possible de comprendre les difficultés gigantesques que rencontre l’institution démocratique. Voici celles qui nous semblent les plus importantes :

– le fonctionnement et la structure oligarchique des partis politiques, qui empêchent l’idée et la pratique de la représentation et de la participation ;
– la structure fortement bureaucratique de l’État ; la bureaucratie est, en effet, une formation sociale et un exercice du pouvoir fondé sur la hiérarchie, dans le secret de la fonction et dans la routine des services, s’opposant ainsi à trois exigences constitutives de la démocratie : l’égalité, l’information et l’invention ou la création de droits par le refus d’un social marqué par la routine ;
– la structure de la société, fondée sur la polarisation extrême entre la carence absolue et les grands privilèges. Une carence est toujours spécifique et particulière, elle n’arrive pas à être généralisée dans un intérêt ni à être universalisée dans un droit ; un privilège est, par définition, toujours particulier et ne peut pas être généralisé dans un intérêt, ni encore moins être universalisé dans un droit. Or, si la démocratie est la création, la reconnaissance est la garantie de droits, la structure de la société brésilienne en empêche l’émergence.
Il faut ajouter à ces trois difficultés la présence du néo-libéralisme avec ses deux marques principales : la privatisation du public et l’exclusion des travailleurs du marché du travail et de la consommation. En d’autres termes, le désengagement social de l’État, l’accumulation et la reproduction du capital sans la nécessité historique qu’avait le vieux capitalisme d’incorporer de plus en plus les individus dans la production et et la circulation des marchandises. Dans le cas du Brésil, le néo-libéralisme signifie pousser à l’extrême la polarisation carence-privilège, la nature oligarchique et théologique de la politique, l’autoritarisme social et le blocage de la démocratie. Le néo-libéralisme brésilien a brisé et désorganisé les mouvements sociaux et populaires, qui ont été les grands sujets historiques et politiques des années 70 et 80 – c’est là un de ses effets les plus désastreux, les plus destructeurs.

Le mythe fondateur

Évidemment, les traits que nous venons d’ébaucher sont liés à la structure et à l’organisation de la société brésilienne. Cependant, au-delà de la détermination matérielle de cette formation sociale, existe un support imaginaire, cette chose lointaine et proche, oubliée et réactivée à chaque moment : le mythe fondateur.

De Christophe Colomb au Père Vieira (XVIe siècle), des Inconfidentes Mineiros[[Mouvement pour libérer le Brésil du régime colonial portugais. (XVIIIe siècle) aux révoltes populaires du XIXe siècle, de l’Estado Novo (la dictature fasciste de 1934 à 1945) à la Nouvelle République (1985) et à Femando Collor (1990), le mythe fondateur n’a cessé de revêtir, à chaque fois, de nouveaux habits, de garantir sa pérennité.

Les journaux de voyage et la correspondance de Colomb ou d’Americo Vespucci, la lettre du chroniqueur de l’expédition navale qui a découvert le Brésil, Pero Vaz de Caminha, et, plus tard, au XVIIe siècle, les œuvres politiques du Père Vieira, ont tous un trait commun: ils montrent que l’Amérique (et ensuite le Brésil) n’a pas été, à proprement parler, découverte, mais trouvée … Elle était déjà là et elle était déjà achevée dans la tête des navigants et des missionnaires. Comment était-elle là ? Comme livre ou comme écrit. Les textes grecs et latins, en particulier ceux de Pline le Jeune, du Cardinal Pierre d’Ailly au Moyen-Age, les légendes et les oracles celtes, les prophéties de Daniel et d’Isaias et l’œuvre médiévale de Gioachimo di Fiori l’abbé calabrais, avaient déjà décrit avec maints détails le lieu où se situait le Paradis Terrestre. Cette description comporte un ensemble de lieux communs qui créent l’image du jardin de l’Eden : il se trouve en Orient, coupé par quatre grands fleuves, avec un climat toujours clément (ni trop froid, ni trop chaud), une végétation luxuriante, un ciel illuminé d’étoiles nouvelles et inconnues, une flore et une faune totalement autres que celles de l’Europe, des fleuves en or et en argent, des montagnes de pierres précieuses, des mers sereines où reposent des perles d’une dimension et d’une beauté jamais vues. Deux éléments sont essentiels dans cette construction : la localisation en Orient et le printemps éternel. Le premier, dans la mesure où il exprime son origine biblique ; le deuxième, prince qu’il affirme, contre l’« automne du monde » en déclin (l’Europe), le renouvellement cosmique : le Nouveau Monde n’est pas nouveau parce qu’il est vu pour la première fois ; il l’est parce qu’il représente le renouvellement perpétuel de la terre, des ciels, des mers et des hommes.

Si tous les navigants, depuis Colomb, persistent à dire qu’ils sont en Orient et dans le Nouveau Monde, c’est parce que ces deux traits dessinent le Paradis Terrestre et confirment les prophéties bibliques. En outre, Gioachimo di Fiori avait prophétisé que de l’Espagne partirait le roi qui vaincrait et expulserait l’Antéchrist (les maures) et préparerait la deuxième venue du Christ pour le début du Règne de Dieu, messianique et millénariste – les 1000 ans de bonheur et d’abondance qui précéderait le passage de la Jérusalem Terrestre à la Jérusalem Céleste. La vision messianique, prophétique, millénaniste donne aux textes des navigants et des missionnaires une tonalité particulière : ce ne sont pas des descriptions du nouveau continent, mais des exégèses du Nouveau Monde, c’est-à-dire, des commentaires de la littérature théologico-politique, depuis l’Antiquité. Des navigants et des évangélisateurs ne peuvent voir, ni avoir l’expérience du nouveau ; ils ne peuvent que les interpréter et les commenter, parce qu’il est déjà écrit.

Le mythe fondateur est, donc, prophétique, messianique, millénariste et, évidence même, il met la nouvelle terre sous le signe de la Nature (le jardin et l’Eldorado) ; sa temporalité sacrée et non humaine en fait une épiphanie et une théophanie, une non-appartenance à l’univers de l’histoire et de la Culture.

La matrice mythique est décisive dans l’imaginaire brésilien et dans l’inventiion de son auto-image. Avant tout, le Brésil est un « don de Dieu aux hommes », ce qui est démontré par l’absence de violence naturelle: nous ne connaissons pas les tremblements de terre, les volcans, les typhons, les déserts (leitmotiv de ces 500 années) – et par la clémence printanière de la Nature – l’hymne national brésilien se réfère au pays comme fleuron de l’Amérique, où les ciels ont plus d’étoiles et les bois plus de fleurs ; l’interprétation du drapeau national pour les enfants suit ce thème naturaliste, où le vert symbolise nos forêts, le jaune les richesses en minerai, le bleu le ciel étoilé et le blanc l’ordre et la paix d’un peuple naturellement non violent, bon sauvage doté de l’innocence paradisiaque du premier homme.

La matrice mythique, en nous mettant du côté de la Nature, nous met du même coup en dehors de l’histoire et de la Culture : nous sommes « le pays du futur », le peuple « qui a la nostalgie du futur », puisque le futur – comme l’ont prophétisé – nous attend comme le temps de la fin des temps, règne sacré de la fin de l’histoire. Nous sommes destinés à avoir « un grand avenir », pour lequel nous n’avons pas à nous battre, puisqu’il nous a été promis depuis le début du monde comme nous sommes le peuple béni par Dieu, notre société ignore le racisme ; nous avons été formés dans le « melting pot » des races, ce qui nous rend inégalables ; l’esclavage des noirs et des indiens, la déportation des immigrants et la haine pour celui qui vient d’ailleurs, ne sont que des accidents empiriques d’une nation marquée du sceau de la non-violence.

Voilà pourquoi la violence et l’autoritarisme restent imperceptibles et irrésolus: ils n’existent pas parce qu’ils ne peuvent pas exister. Voilà aussi pourquoi la politique se fait sous le signe de la théologie politique, le temps national étant épiphanique et théopbanique. Du côté des classes dominantes et dirigeantes, la théologie politique se manifeste par une vision théocratique du pouvoir – le gouvernant représente la volonté de la divinité, qui a recours à des instruments variés (coups militaires, suffrage universel) pour se réaliser. Du côté des classes populaires, le pouvoir est vu tantôt comme sacré (le gouvernant est messianique) – tantôt comme satanique – le gouvernant est l’Antéchrist – et la religion est le seul mécanisme d’interprétation du politique, le seul modèle de l’action, forme de soumission ou révolte millénatiste.

Citoyenneté culturelle

Ces éléments devraient aider à comprendre pourquoi, au Brésil, une politique culturelle est inséparable de l’invention d’une nouvelle culture politique, et donne la dimension du défi qui se pose. Comment affronter la mythologie de la fondation, le mythe de la non-violence, l’idéologie autoritaire et la théologie politique ? Comment susciter chez des individus, des groupes et des classes sociales la perception et le sentiment qu’ils sont des sujets sociaux et politiques ? Comment susciter la perception de l’exclusion sociale à laquelle est soumise la majorité écrasante de la société ?

Dans le cas spécifique de la culture, un projet de politique culturelle ne peut pas rester étranger aux effets et aux momdes de manifestation des problèmes que nous venons d’évoquer. Il faut voir la manière dont la tradition oligarchique autoritaire opère et se sert de la culture à partir de l’État pour chercher des voies de rupture.

Rapports traditionnels entre État et culture

Quatre grandes,traditions de politique culturœlle ont structuré tes rapports entre Etat et culture au Brésil :
– La tradition libérale, qui identifie culture et beaux-arts, ceux-ci se situant dans un contexte pré-libéral, c’est-à-dire défini par la distinction gréco-latine entre arts libéraux et œuvres serviles. Évidemment, les beaux-arts sont élevés à la condition d’arts libéraux mais, par là même, ils sont le privilège d’une élite scolarisée et consommatrice de biens culturels.
– La tradition de l’État autoritaire, où l’État se présente comme le producteur officiel de la culture et juge de la production culturelle de la société civile.
– La tradition populiste, qui manipule une abstraction désignée par « culture populaire », comprise comme production culturelle du « peuple » et identifiée avec le petit artisanat et le folklore, c’est-à-dire avec la version populaire des beaux-arts et de l’industrie culturelle.
– Enfin, la vague néo-libérale post-modeme, qui identifie culture et événement de masse, consacre toutes les manifestations du narcissisme développées par les mass médias et tend à privatiser les institutions publiques de culture, en les laissant sous la responsabilité et la direction de groupes à d’entrepreneurs culturels.
A ces traditions il faudrait ajouter le mode traditionnel de rapport des agents culturels avec l’État, c’est-à-dire le clientélisme individuel ou des corporations artistiques, qui voient l’État comme un grand comptoir d’aides et de subventions.

* * *

En se faisant critique de l’existant, notre expérience s’est inscrit à contre-courant de cet ensemble de pratiques, Contre la vision libérale, nous nous sommes proposés d’élargir le concept de culture au-delà du champ des Beaux-Arts, en le prenant dans un sens anthropologique plus luge d’invention collective de symboles, d’idées, de valeurs et de comportements. Contre la vision autoritaire, nous avons nié que l’État puisse être producteur de culture et nous avons cherché à différencier étatisme culturel et dimension publique de la culture. Contre le populisme, nous avons refusé la réduction de la culture à la polarisation entre « populaire » versus « élite », considérant que la différence s’inscrit ailleurs, entre l’expérimentation novatrice et la critique d’une part, et la répétition conservatrice d’uni. part, cm l’une comme l’arme peuvent se retrouver dans la production culturelle de l’« élite » et dans la culture « populaire ». Contre la mode néo-fibérale, nous avons cherché à souligner le caractère publie de l’action culturelle de l’État, et l’ouverture de champs d’activité non soumis au pouvoir et aux modelés des mass médias – et, donc, le refus de la « fashion culture » – en définissant le rôle du pouvoir public dans la prestation de services culturels et dans le financement de la production de la culture.

Ces négations avaient une face positive qui les a déterminées et orientées : la culture a été pensée comme un droit du citoyen et la politique culturelle a été définie comme citoyenneté culturelle. En d’autres termes, nous avons cherché à marquer, dès le début, que la politique culturelle visait une nouvelle culture politique.

Quels droits voulait-on affirmer ?
– le droit à l’accès et à la jouissance des biens culturels par l’interrnédiaire des services publics de culture (bibliothèques, cours, écoles d’arts, gratuité des spectacles de théâtre et de cinéma, gratuité des expositions d’arts plastiques, ateliers culturels, publication de livres et de revues distribués gratuitement, etc.) c’est-à-dire aussi le droit à l’information, sans lequel la vie démocratique n’est pas possible ;
– le droit à la création culturelle, où par culture on entend le travail de la sensibilité et de l’imagination dans la création d’reuvres, d’art, le travail de l’intelligence et de la réflexion dans la création des œuvres de la pensée, le travail de la mémoire dans la création de temporalités différenciées dans lesquelles des mouvements sociaux et populaires, des groupes et des cluses sociales puissent se réconnaîtré comme des sujets de leur propre histoire et, donc, comme sujets culturels ;
– le droit à la participation dans les décisions publiques sur la culture, par l’intermédiaire de conseils et de forums délibératifs dans lesquels les corporations artistiques et les intellectuels avaient leurs représentants, sans toutefois être majoritaires, de manière à garantir une culture qui soit éloignée des modèles du clientélisme corporativiste ;
– le droit à se reconnaître comme sujet culturel, grâce à l’élargissement du concept de culture, pris dans le sens anthropologique et historique de différence entre Nature et Culture.

La perspective de ce projet culturel était celle de la démocratisation de la culture comme un droit à la jouissance, à l’expérimentation, à l’information, à la mémoire et à la participation. Contre la violence invisible et visible, et en dépit de sa dénégation par la mythologie de la non-violence, nous avons donné la priorité aux programmes de compréhension critique de la société et de l’histoire brésiliennes. Contre l’univers médiatique, nous avons souligné le caractère expressif, expérimental et diversifié de la création culturelle en tant que travail. Contre le populisme, nous avons cherché à élargir le réseau des services culturels garantissant l’accès à l’information et aux formes les plus avancées de la production culturelle. Contre l’élitisme oligarchique, nous avons cherché à développer non seulement des projets de mémoire sociale, mais surtout à affirmer que nous sommes tous des sujets culturels, même si nous ne sommes pas tous créateurs d’oeuvres d’art et de pensée. Les programmes visaient à la formation (écoles, ateliers, séminaires, cours), à l’information (bibliothèques, discothèques, vidéothèques, accès aux théâtres, musées, cinémas), à la réflexion critique (mémoire orale, mémoire sociale et politique), au loisir et à la solidarité (grands spectacles de musique et de danse en plein air), à la garantie de l’accès à la création et aux biens culturels par l’élargissement des réseaux de bibliothèques, discothèques, vidéothèques, écoles, théâtres, centres culturels et maisons de la culture, musées et centres historiques. Nous avons refusé la pratique de « l’animation culturelle », en la remplaçant par celle de l’action culturelle des communautés, des mouvements sociaux et populaires. Nous avons refusé la « célébration officielle », en la remplaçant par la commémoration socio-politique, c’est-à-dire par la mémoire sociale en tant qu’élément critique du présent et du passé de la société brésilienne. Nous avons refusé le clientélisme, grâce à la discussion publique, dans des conseils et des forums de la culture, autour de budgets publics de la culture et des priorités en matière de politique culturelle.

Le noyau central de cette citoyenneté culturelle a été la déconstruction critique du mythe fondateur : la culture comme droit, c’était donner à voir la différence entre carence, privilège et droit; c’était mettre en évidence la violence et l’autoritarisme constitutifs de la société brésilienne ; c’était refuser le populisme paternalisme de la droite et le populisme avant-gardisto-pédagogique de la gauche ; c’était opposer une alternative culturelle au monde médiatique ; c’était également la possibilité de mettre en lumière un nouveau sujet social et politique, qui se reconnaît comme sujet culturel. Mais, surtout, c’était rompre avec la tradition de la passivité devant la culture – la consommation de biens culturels – et avec la résignation devant l’existant, qui est périodiquement brisée et reconstituée dans les formes millénariste et messianique.

traduit du portugais par H. Hirata et H. Le Doaré