1.
“Le poulailler européen s’excite alors que le renard n’y est pas encore entré ” ironisait Jörg Haider à propos de la réaction des autres pays de l’Union Européenne à la perspective de son arrivée au pouvoir. Que l’Europe cesse d’être un poulailler dépendra de ce que nous serons capables d’impulser et d’inventer contre Haider. Dans ce numéro Otto Mühl artiste actionniste, viennois interrogé longuement par Jacques Donguy raconte ainsi les expositions performances manopsychotiques qu’il organisait il y a trente ans :
« Notre but était de nous comporter comme des malades mentaux, de faire des trucs complètement fous, comme des types qui ne savaient plus ce qu’ils faisaient, ce qu’ils représentaient. En 1970, à Cologne, à l’exposition Fluxus et Happening, il y avait Charlotte Moorman avec son violoncelle. Elle a joué avec son violoncelle une seule note. Il y avait Herbert Stumpfl qui était là et 2 filles modèles. J’étais avec des jarretelles et un godemiché sur la tête, ce que Freud aurait nommé un pervers polymorphe. On a mordu dans des poulets, on les a déchiquetés vivants, on était hors de nous. Herbert a enfoncé un couteau dans la poule et elle gisait par terre. Il a mordu dedans, et moi aussi, c’était horrible parce que c’était chaud. Cela, c’était manopsychotique. On n’était plus tellement normaux. On a fait ça consciemment, on n’était pas en fait si fous. Et les gens étaient choqués, ils se sont vraiment reculés avec horreur, il y avait tout à coup un fossé entre le public et nous ».
Les Haider et consorts n’auraient pas simplement jeté Otto Mülh en prison pour sept ans, ils l’auraient lapidé. L’actionnisme viennois dont on verra quelques pièces maîtresses dans une prochaine exposition à Paris, et sur lequel nous reviendrons dans notre deuxième livraison, ne disait-il pas par ses provocations quelque chose d’essentiel sur la scène politique, qui se répète comme farce ou comme crime ?
2.
“L’union Européenne devra s’asseoir à table avec nous, sinon il n’y aura aucune décision en Europe. Sans nous rien n’est possible ” Jörg Haïder
Salman Rushdie (Libération du 4 février dernier) se souvient du cinquantième anniversaire de la fin du régime nazi en Autriche place Helden dans le centre de Vienne. Cette nuit là sous une pluie interminable, la foule la plus émouvante qu’il avait vu de sa vie lui faisait “éprouver un absurde sentiment d’optimisme quant à l’avenir de l’Autriche “. L’irrésistible ascension d’ Arturo Haïder sonne pour lui la défaite de “tous ces jeunes gens qui défendaient coude à coude un même idéal sous une pluie torrentielle ” Et il s’en prend âprement, peut-être aussi violemment dans un autre registre qu’Otto Mühl, aux” faiblesses du système ” qui génère les apprentis populistes et fascistes Le Pen, Haïder, Bosi : “L’Union Européenne doit s’empresser de balayer devant sa porte si elle souhaite que l’histoire ne se souviennent pas d’elle comme l’incarnation plus moderne de la chienne de caniveau” au ventre encore chaud qui engendra la bête immonde.
Parions que jamais nous n’entendrons davantage parler d’humanisme, de raison, de défense des valeurs commune qu’en ces temps de compromis, de conformisme, de lâcheté . On accuse la pensée de jeter de l’huile sur le feu. Que les philosophes inactuels, les sophistes impatients, les artistes irresponsables laissent faire les politiques, les économistes, les gestionnaires et les vaches seront bien gardées. On l’a vu justement en matière alimentaire ou de circulation maritime !
On nous dira bien vite sur l’Autriche : attention à ne pas bloquer la réforme des institutions européennes. Gare à la crise. Pas de politique du pire.
Mais pour faire une politique, il faut de la pensée. Non pas faire communiquer la foule par les médias du prime time et les sondages, mais entendre les multitudes, les sujets, la vie. Le pouvoir se manifeste plus que jamais comme le gouvernement du vivant par la grande entreprise (biologique), de l’agir communicationnel par les actionnaires, de la manipulation de symboles et des droits de propriétés par les experts protégés de toute contestation. Ce pouvoir est arrogant, monolithique, corrompu. Il est de surcroît incapable de s’opposer à des égorgeurs de poulets qui se prennent pour les sauveurs des Nations.
Urgence à explorer la question du politique à travers la question bio-politique à laquelle nous consacrons notre premier dossier .
Chez les animaux européens malades de la peste, le baudet autrichien a bon dos. Nos obsédés du poulailler, qui en Angleterre, en Suisse, en Belgique, en Italie Liguarde ou dans les rangs d’une droite souverainiste hexagonale, protestent déjà contre les sanctions à l’encontre de l’Autriche, jouent aussi la tyrolienne des poulets égorgés par les étrangers, les barbares du Sud.
Peter Sloterdijk, accusé depuis la Conférence d’Elmau d’avoir trahi le devoir de “responsabilité” des intellectuels, explique pourtant bien, dans un long entretien, ce qui est nécessaire si nous voulons éviter de subir au Nord, comme au Sud ces populismes autoritaires que dénonçait Salman Rushdie:
“Est-il si difficile de reconnaître que la tâche (ou l’un des rôles ?) du philosophe dans nos sociétés modernes est de produire, pour soi-même et avec ses concitoyens, une analyse des faiblesses et des failles de notre système d’organisation d’une vie commune ? Haït-on la démocratie pour penser qu’elle peut non seulement digérer la description de ses défauts, réels ou virtuels, mais
qu’elle doit aussi diriger, dans les limites d’un possible qui n’est jamais donné d’avance, le cours de son évolution à venir ? Méprise-t-on la démocratie en la concevant comme un ensemble de dispositifs de “l’intelligence collective” et lorsqu’on croit – assez classiquement – qu’elle est une machinerie intelligente qui prospère dans la critique permanente ? Bref, je suis sûr que la démocratie, si elle survit, survivra par la grâce de ceux qui ne sont pas disposés à l’idéaliser (et l’on sait si ces idéalistes savent l’exploiter comme si elle était leur fief : n’en tirent-ils pas maints prébendes ?).”
La politique a désespérément besoin de l’intelligence collective des multitudes. Une foule de jeunes se réunit à Vienne sur la place des héros à Vienne pour commémorer la fin du nazisme. Mais elle pense aussi à protéger l’écrivain persécuté dont la tête est mise à prix depuis dix ans par un État avec qui les autres États composent pour du pétrole. Des manifestants des collectifs de résistance aux expulsions de sans -papiers, des chômeurs et toute sorte de militants font patiemment et quotidiennement le siège des tribunaux, des aéroports, des huissiers. Quelques milliers de représentants des ONG font le siège des puissants du monde réunis à Seattle, à Davos. Isabelle Stengers se réfère très justement à Collectif Starhawk qui organisa la contestation de Seattle pour montrer que la communication en temps réel est parvenu à capitaliser quelques unes des leçons les plus revigorantes depuis le Chiapas. Mais les multitudes des savoirs, des forces traversant les frontières, les nations, font plus que cela : elles créent de nouvelles relations, elles sont au cœur de la révolution technologique et sociale de l’internet à travers les logiciels libres. Richard Stallman, l’un des agitateurs du logiciel libre, intervient à deux reprises dans ce numéro sur une des questions cruciales des années à venir pour notre liberté d’agir, de penser différent : celle des droits de propriété publique ou commune des logiciels, celle du piratage des organismes végétaux par les multinationales.
C’est là pour l’Autriche, pour l’Europe, pour toute autre région du monde, une raison d’espérer encore plus puissante que le nombre de manifestants qu’il y aura dans les rues des les mois à venir.
3.
Le peintre Gérard Fromanger qui a fait la couverture de ce premier numéro et poursuit sa contribution dans Icônes, défend vigoureusement la peinture contemporaine.
“La peinture contemporaine n’est pas un média, pas un pouvoir, pas une science. Elle n’a rien à communiquer, rien à vendre, rien à ordonner. Elle n’informe pas, ne flatte personne, ne fait ni propagande ni publicité. Elle n’est ni documentaire ni fiction, ni courte ni longue, ni petite ni grande, elle n’illustre ni n ne commente, elle n’est rien d’autre qu’elle même, c’est une “chose” en soi qui ne parle que d’elle-même et ne peut parler d’autre chose que d’elle-même. Si elle parle d’autre chose, elle n’est plus la peinture contemporaine. Elle est un noyau dur, radical, nécessaire et suffisant. C’est par cette totale singularité qu’elle parle aux autres. Elle ne parle que de peinture donc elle parle de tout à tous. ”
Si nous pensons toujours à ces politiques demi-habiles qui se prennent pour des renards dans le poulailler, on pourrait presque reprendre terme pour terme cette définition pour la pensée tout court et la culture dans leur rapport à la politique. Hubert Klöcker reviendra sur Otto Mühl et les actionnistes dans le prochain Icône de Multitudes tandis qu’un groupe de jeunes artistes de l’Académie des Beaux-Arts de Vienne interviendra. Comment pourrions-nous nous affirmer européens et citoyens du monde et abandonner Vienne ?
Revue culturelle et politique, Multitudes fera sienne à titre d’exergue une formule de Michel Foucault, largement présent dans ce numéro d’ouverture. Le philosophe du bio-pouvoir caractérisait ainsi son projet en 1984: “J’essaie (..) en dehors de toute totalisation, à la fois abstraite et limitative, d’ouvrir des problèmes aussi concrets et généraux que possible, des problèmes qui prennent la politique de revers, traversent les sociétés en diagonale et sont tout à la fois constituantes de notre histoire et constitués par elle.” (Dits et Ecrits).
“Prendre la politique de revers”, c’est là précisément la charge subversive des mouvements de la société, que Multitudes entend illustrer comme pratique théorique, comme ontologie, comme matérialisme dans la pensée.