Démocratie et orthodoxie chez SpinozaLe texte de L. Bove (suite à l’article de M. Vatter dans le numéro 9 de Multitudes) examine à son tour le trinôme libéralisme, orthodoxie, démocratie, mais à partir de la philosophie de Spinoza. Celle-ci pense en effet une radicalité de l’orthodoxie et une radicalité démocratique en dehors d’une juridication du politique. Mais la perspective spinoziste nous conduit plutôt à penser que si la démocratie est le véritable adversaire asymétrique de la politique de l’État moderne, cette politique se construit cependant, dans sa vérité effective, en symétrie parfaite avec un modèle d’orthodoxie. L’avantage de mettre à jour une telle équivalence nous permet de lire aujourd’hui l’inquiétante possibilité qu’a le libéralisme d’une voie explicite d’éradication historique (ou post-historique) radicale de son adversaire démocratique. Cette voie lui est offerte par un modèle d’orthodoxie qui a su déjà répondre au problème de la revendication démocratique. Ce modèle parfait de l’obéissance, c’est celui que Spinoza a découvert et étudié dans la théocratie hébraïque ancienne, modèle d’orthodoxie (an-historique) dont l’État monarchique hobbesien (auquel nous sommes aujourd’hui confrontés sous la figure juridico-politique de la démocratie libérale) pourrait n’être que l’expression moderne (post-historique). Ce sont les soubassements théoriques de cette inquiétante configuration, quant aux funestes perspectives qu’elle éclaire, qui sont examinés ici. Ce que nous apprend ainsi Spinoza c’est que ce que nous devons appeler « politique » s’identifie inéluctablement, pour nous, avec la question même de l’anthropogenèse.
L. Bove’s text (in continuation of M. Vatter’s in Multitudes Nr 9) addresses the triangle formed by liberalism, orthodoxy and democracy, but from the point of view of Spinoza’s philosophy, which reflects upon a radicality of orthodoxy and a radicality of democracy outside of the jurisdiction of politics. The Spinozist perspective suggests that if democracy is the true asymetrical opponent to the politics of the modern State, the latter is built, in its effective truth, in perfect symmetry with a model of orthodoxy. This allows us to consider the worrying possibility for today’s liberalism explicitly to eradicate its democratic opponent. This possibility has been opened by a model of orthodoxy which has already managed to respond to the problem of democratic claims. It so happens that this perfect model of obedience has been described by Spinoza in the Ancient Hebrew theocracy, a model of (a-historical) orthodoxy of which the Hobbesian monarchic State (nowadays reappearing in the shape of liberal democracies) provides its modern (post-historic) expression. The article explores the theoretical underpinnings of this worrying configuration and its implications. Spinoza’s reflection shows that politics is to be identified with the question of anthropogenesis.
Dans « La politique comme guerre : formule pour une démocratie radicale ? » (Multitudes n° 9), Miguel Vatter pointe les deux adversaires historiques du libéralisme : l’orthodoxie et la démocratie. Dans l’orthodoxie et la démocratie le libéralisme identifie deux foyers de guerre qu’il se doit en permanence de surveiller et de maîtriser, si bien que la politique du libéralisme se conçoit elle-même « en guerre » avec cette guerre larvée que couvent indéfiniment orthodoxie et démocratie qui ne cessent de menacer l’État de droit. Pour le libéralisme la « paix » véritable, qui ouvre l’espace public d’une politique entièrement gérée par la rationalité juridique, ne pourra donc être que la fin victorieuse d’une guerre imposée par les restes idéologiques des temps anciens. Or la thèse de Miguel Vatter, c’est que loin d’être de simples résidus anti-politiques, orthodoxie et démocratie sont les véritables adversaires alternatifs de l’État de droit au sens où ils expriment, en eux-mêmes, « une autre vision de la politique, une vision de la politique comme guerre, la politique en tant que guerre ».
Nous souhaiterions reprendre cette importante réflexion qui scrute le cœur même de notre modernité en projetant sur le trinôme libéralisme, orthodoxie, démocratie, un autre éclairage. La philosophie de Spinoza pense en effet aussi une radicalité de l’orthodoxie et une radicalité démocratique en dehors d’une juridication du politique. Mais la perspective spinoziste nous conduit plutôt à penser que si la démocratie est le véritable adversaire asymétrique de la politique de l’État moderne, cette politique se construit cependant, dans sa vérité effective, en symétrie parfaite avec un modèle d’orthodoxie. L’avantage de mettre à jour une telle équivalence – qui demeure implicite dans le texte de Spinoza – nous permet de lire aujourd’hui l’inquiétante possibilité qu’a le libéralisme d’une voie explicite d’éradication historique (ou post-historique) radicale de son adversaire démocratique. Cette voie lui est offerte par un modèle d’orthodoxie qui a su déjà répondre au problème de la revendication démocratique. Ce modèle parfait de l’obéissance, c’est celui que Spinoza a découvert et étudié dans la théocratie hébraïque ancienne, modèle d’orthodoxie (an-historique) dont l’État monarchique hobbesien (auquel nous sommes aujourd’hui confrontés sous la figure juridico-politique de la démocratie libérale) pourrait n’être que l’expression moderne (post-historique). Ce sont les soubassements théoriques de cette inquiétante configuration, quant aux funestes perspectives qu’elle éclaire, que nous souhaiterions examiner de l’intérieur même de la philosophie politique de Spinoza dans sa confrontation continue avec la mystification juridique hobbesienne.
Guerre et Justice
Dans Traité Politique (III, 5), Spinoza écrit que « le corps de l’État devant agir comme par une seule âme, et en conséquence la volonté de la cité devant être tenue pour la volonté de tous, ce que la cité déclare juste et bon on le doit considérer comme déclaré tel par chacun. D’où il suit qu’alors même qu’un sujet estimerait iniques les décrets de la cité, il n’en serait pas moins tenu de les exécuter »([[Nous citons le TP dans notre édition, Le livre de poche, 2002. Nous résumons, dans la partie sur « Guerre et Justice », une conférence donnée en Tunisie en 2003, à paraître, Revue Tunisienne des Études Philosophiques n°36/37. ). Dans TP (V, 4) il note cependant: « Une cité où les sujets ne prennent pas les armes par ce seul motif que la terreur les paralyse, tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’elle n’a pas la guerre, mais non pas qu’elle ait la paix. Car la paix, ce n’est pas l’absence de guerre ; c’est la vertu qui naît de la vigueur de l’âme […. Aussi bien une cité où la paix n’a d’autre base que l’inertie des sujets, lesquels se laissent conduire comme un troupeau et ne sont exercés qu’à l’esclavage, ce n’est plus une cité, c’est une solitude ».
Le premier fragment renferme strictement la définition de la justice sur le décret de la cité et, par là même, une problématique de l’obéissance au pouvoir souverain qui, légalement, définit la justice. L’idée de justice ne peut être alors liée qu’à la définition qu’en donne l’institution souveraine, dans un droit commun constituant ainsi un monde commun. L’adéquation parfaite d’un monde commun et d’un État particulier dans l’identité « loi divine – loi politique », selon la formation d’une communauté qu’on peut dire substantielle, définit le modèle spinozien d’orthodoxie : l’État hébreu primitif fondé par Moïse sur une révélation([[Cf. ch.V et XVII du Traité théologico-politique et les commentaires donnés dans La stratégie du conatus, Vrin, 1996, ch.VII, 3, pp. 198-206 et ch. VIII p. 207-228 ; et notre Introduction à l’édition du TP, op. cit., p. 48-72.). Mais c’est dans tout État que le droit commun détermine une justice, «la» justice, même si cet État n’est pas théocratique. Spinoza semble ainsi rejoindre la position d’un positivisme juridique qu’on peut lire, à la même époque, chez Hobbes.
Le second fragment se démarque cependant clairement de Hobbes sur la conception de la paix : le De Cive (I, 13), ne conçoit en effet la paix que comme un temps d’absence de guerre. Spinoza en écrivant, au contraire, que la paix n’est pas l’absence de guerre mais l’affirmation positive d’une « vertu qui naît de la vigueur de l’âme de chacun », introduit l’idée que, si c’est bien l’État qui selon le droit commun détermine la justice, celle-ci peut être cependant aussi évaluée du point de vue de la vertu que cet État est capable de produire chez ses propres sujets. Ce qui conduit nécessairement à distinguer les États selon leur organisation et leur aptitude à produire du monde commun dans et par l’opérativité d’un droit dont Spinoza nous dit qu’il est plus ou moins « pleinement exercé » (TP V, 3).
Il y a donc bien nécessairement toujours une justice dans l’État et par l’État, qui est engendrée par un droit commun, mais ce droit de l’État s’exerce ou s’affirme cependant dans une plus ou moins grande plénitude. L’exercice omnino absolutum du droit commun, constitutif d’un monde « pleinement » commun, ne sera que celui exercé en démocratie. Ainsi Spinoza établit-il, à la différence de Hobbes et par la médiation de la paix comme vertu, une corrélation nécessaire entre la justice et ce qu’il nomme « une vie humaine ». Ce qui introduit donc un second critère de définition de l’idée de justice, corrélative du droit commun. En effet, en V, 5, qui suit immédiatement le second fragment cité, Spinoza écrit : « Lors donc que je dis que le meilleur État est celui où les hommes passent leur vie dans la concorde, j’entends par là une vie humaine (vitam humanam intelligo), une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et autres fonctions communes à tous les animaux, mais avant tout par la véritable vie de l’esprit, par la raison et la vertu ».
Or cette corrélation nécessaire entre « justice » et « vie humaine » ne peut véritablement se comprendre que par son inscription sur le plan d’immanence d’une ontologie politique de l’affirmation de la puissance (et de la « vertu ») comme droit, et comme droit commun([[C’est un droit commun de l’État qui est aussi constituant du corps politique et qui peut défaire l’État lui-même et en changer la forme. Ce que ne peut pas reconnaître l’État de droit qui pose l’égalité civile devant la loi qui n’est pas l’égalité à faire la loi.). Cette puissance, qui de manière immanente est constitutive de tout État, est celle de la « multitude ». Le droit appelé souveraineté « se définit par la multitudinis potentia » (TP II, 17)… Et c’est de ce point de vue d’une ontologie politique de la puissance que l’idée de « justice » va s’ouvrir à une même division que celle qui traverse l’idée de souveraineté. C’est par là que le modèle machiavélien de la guerre, et non plus hobbesien du contrat, s’impose au cœur de la politique spinoziste.
Spinoza distingue la souveraineté, que possède inaliénablement la multitude dans l’exercice de la puissance de son droit commun naturel, et le droit commun ou la « souveraineté de l’État » (TP IV, 2), en tant que ce droit est détenu absolument par un pouvoir institué, lui-même appelé souverain. Spinoza ouvre ainsi une division entre le corps de l’État qui doit être conduit comme par une seule âme selon la volonté du pouvoir souverain institué, et la volonté de la cité (ou le corps de l’État en son entier) qui doit être tenue pour la volonté de tous. Théoriquement la volonté du pouvoir souverain institué devrait être la volonté de la cité, et le pouvoir suprême serait alors rationnellement et entièrement absolu… Mais pratiquement cet absolutisme de l’imperium s’affirme de manière d’autant plus violente (comme un « pouvoir absolu » que Spinoza oppose au « droit absolu » pleinement exercé) que ce droit, supposé commun, est effectivement très partiel et partial (il n’exprime que l’intérêt de quelques-uns) et que la volonté commune de la cité doit être, de force, assujettie à la volonté de celui ou de ceux qui détiennent le pouvoir souverain. Comme pour la souveraineté – que l’on peut donc tenir à la fois pour une puissance constituante et aussi comme le pouvoir institué de l’État lui-même -, la justice va elle aussi se dire selon deux figures qui peuvent soit se concilier dans une paix véritable du corps politique rendant possible « une vie humaine », soit se diviser, faisant ainsi entrer le corps politique dans un régime de guerre implicite ou explicite, selon la capacité de révolte ou de résistance de la multitude vis-à-vis de la violence du pouvoir souverain institué.
La radicalité de Spinoza, c’est de nous dire qu’en dehors de l’adéquation (toute théorique) entre la volonté du souverain et celle de la cité (« aucun État » n’a jamais été institué selon les conditions d’une paix véritable, TP VII 28), c’est bien un régime de guerre, latent ou manifeste, qui règne nécessairement au cœur même du monde supposé commun. Et Spinoza de nous conduire à une solution politique d’affirmation positive de la paix qui repose paradoxalement sur la reconnaissance affirmée du droit de guerre de la multitude comme droit de résistance à la domination. Pour qu’une adéquation entre les deux volontés puisse réellement s’affirmer et se maintenir, c’est-à-dire pour que le commun du droit commun de l’État puisse affirmer le droit commun de la multitude, c’est sur le droit de guerre de la multitude elle-même que devra s’étayer le régime de paix véritable et « une vie humaine », dans une vigilance continuée vis-à-vis de l’exercice du pouvoir souverain.
Le désir de ne pas être dirigé par son égal
C’est dire que Spinoza a fait littéralement exploser l’harmonie naturelle, voire l’identification implicitement postulée entre la multitude (sous la forme du peuple) et le souverain. Lorsque J. Jelles interroge Spinoza sur sa différence avec Hobbes quant à la politique, Spinoza répond : « Cette différence consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où par la puissance, il l’emporte sur eux : c’est la continuation de l’état de nature »([[Spinoza, Œuvres, t. IV, éd. Appuhn, lettre 50.), autrement dit, la continuation de la guerre par d’autres moyens… Contre Hobbes, Spinoza révèle ainsi entre état de nature et état civil une continuité effective que l’auteur du Léviathan a voulu masquer. Mais en soulignant cette continuité Spinoza dévoile en même temps la réelle nature de la paix commune instaurée par le contrat. À savoir, et paradoxalement (puisqu’il s’agissait selon Hobbes pour construire un monde commun d’échapper, par le transfert des droits naturels, à la guerre de tous contre tous), l’institution d’un régime de guerre implicite dont le but est de soumettre la multitude et par là-même le désir naturel de chacun de ne pas vouloir être dominé par son égal…
La paix hobbesienne c’est donc, aux yeux de Spinoza, la guerre tacite ouverte, au nom de la sécurité et de la paix et au titre « souverain » de défenseur de la paix, par le détenteur du pouvoir contre une multitude illusoirement privée de l’exercice de son droit à constituer, par elle-même, le commun et la raison du commun (ultime mystification : sous certaines conditions démocratiques, cette multitude qui possède inaliénablement la souveraineté pouvant devenir, pour elle-même, en tant qu’assemblée du « peuple », son propre « monarque » !). Et Spinoza va traiter effectivement toute domination politique comme l’institution souveraine, effective mais secrète, d’une logique de guerre (en dernière analyse « monarchique ») comme voie d’exercice légal – selon le droit commun – de la souveraineté. Un exercice qui définit bien une « justice » – puisqu’il n’y a de justice que dans et par le droit de l’État – mais une justice et un droit instrumentalisés par une logique de guerre qui divise effectivement le monde supposé commun…C’est ainsi qu’on peut lire, en TP VII, 22, que l’État monarchique « est en réalité un état de guerre où l’armée seule est libre et tout le reste esclave ».
Si l’on se souvient que la fin de la république c’est la liberté et que, par là même, la fonction de l’État ne peut pas consister à transformer des hommes en « bêtes » ou en « automates » (TTP XX [6)([[Nous citons le TTP dans l’éd. de J. Lagrée et P-F. Moreau, Spinoza, Œuvres III, PUF 1999. ), soit en des êtres privés de monde commun et du pouvoir de le construire, on peut poser, inversement, que les deux tendances contre lesquelles devra nécessairement se construire un monde commun (et un corps politique résistant en régime de paix), sont bien l’automation et l’animalisation. L’automation (qui peut être d’ailleurs une servitude heureuse dans l’adhésion à une forme de vie, comme ce fut le cas dans l’État hébreu) ou l’animalisation, selon un régime de guerre poussé jusqu’à la terreur qui efface toute communauté et « où l’on donne, dit Spinoza, le nom de paix à l’esclavage, à la barbarie et à la solitude » (c’est l’exemple Turc)([[Cf. notre conférence « Bêtes ou Automates », Colloque de Cerisy 2002, Spinoza aujourd’hui (à paraître). La notion de « solitude » (TP V, 47 et VI, 4) évoque Tacite, Vie d’Agricola, 30, Ubi solitudinem faciunt pacem appellant , « là où ils font un désert, ils disent qu’ils ont donné la paix ».).
Si, en théorie (celle juridico-politique de la souveraineté), l’idée de justice et de paix est bien liée à la question de l’obéissance (et donc à la représentation d’une Loi que le sujet doit respecter), en pratique l’idée de justice et de paix est ontologiquement liée à une problématique de la « prudence »([[TP IV, 5 : « Cette prudence n’est pas une obéissance, c’est au contraire la liberté de la nature humaine » ; cf. « De la prudence des corps. Du physique au politique » en Introduction au TP (op. cit.).) ou de la stratégie des conatus, c’est-à-dire liée aux conditions effectives de l’affirmation immanente de la libre puissance de la multitude, pour l’exercice d’une « vie humaine ». Soit aux conditions d’exercice d’une affirmation commune résistant aux logiques de guerre automatisantes et animalisantes de la domination. Cette résistance, c’est la politique comme guerre. Mais la guerre des justes, celle de (et pour) l’égalité ainsi que de (et pour) la radicalité démocratique qu’exprime la pratique commune constituante du désir de chaque singulier de ne pas être dirigé par son égal. La multitude spinoziste est d’abord ainsi conçue en fonction de sa résistance à l’idée d’obéissance. Prudence contre obéissance, ou stratégie de résistance active (et collectivement inventive) contre l’imperium de l’égal-semblable.
C’est de manière profondément politique, en TTP V [8, que Spinoza écrit que « rien n’est plus insupportable aux hommes que d’être soumis à leurs égaux et d’être dirigés par eux », et que même la servitude en apparence la plus réussie (comme chez les Turcs ; TP VI, 4) ne pourra jamais empêcher que des hommes gardent en partie leur liberté. C’est parce que la multitude est toujours objet de crainte pour les gouvernants qu’« elle garde en partie sa liberté [… par une secrète et effective revendication » (TP VIII, 4). Même si toute résistance explicite a été éradiquée, des hommes sous la contrainte « ne peuvent s’empêcher de se réjouir du mal ou du dommage qui survient à celui qui leur commande » (TTP V [8)… C’est dans les affects les plus secrets que doit se lire une résistance que rien ne semble pouvoir éradiquer.
On peut donc tenir pour de véritables axiomes : 1°) que les hommes ne désirent pas être commandés (TP VII, 5) ; 2°) que des hommes contraints d’obéir revendiquent quand même toujours des droits dans le secret de leurs affects. La revendication secrète enveloppe à la fois la dynamique de la vengeance et la défense de droits enveloppés dans la pratique même de la vie sociale dans sa quotidienneté. Des droits propres, mais pas du tout individuels et abstraits définis une fois pour toutes et que ne saurait logiquement supprimer un contrat, mais propres car générés par une vie toujours-déjà, même minimalement, en commun, une coopération consistante et résistante de l’ « animal social » qui ne désire pas être dirigé et qui, de fait, survit et fait survivre une forme de vie humaine en deçà de tout ordre civil et de toute contrainte. Une vie humaine que le pouvoir ne saurait en vérité supprimer sans lui-même aussi disparaître car cette coopération, résistante et consistante, est absolument indissociable de la puissance de la multitude dont le pouvoir se nourrit. Si bien que la production indéfinie du commun, dans l’entr’aide quelle qu’elle soit, est à la fois nécessaire à la domination (qui pourtant tend logiquement à la détruire) tout en étant le creuset, en permanence renouvelé, de sa contestation. Nous sommes ici au principe même de la politique spinoziste, inséparable d’une théorie de l’anthropogenèse. Spinoza il est vrai, aussi bien dans le TTP que dans le TP, ne dit rien de tout cela lorsqu’il parle des Turcs…
« Multitude » nous renvoie donc au mouvement réel de génération de la complexité et à la coopération des singuliers dans la constitution du corps commun, et cela d’une manière radicalement différente et même opposée aux explications de la genèse idéale des sociétés que l’on trouve dans les théories classiques de la souveraineté. Aux commencements de l’histoire, une multitude libre, aussi ignorante et barbare qu’elle fût, n’a pu tout d’abord se constituer politiquement qu’en démocratie. Et cela ne s’explique pas du tout par la juridicité d’un contrat mais par les lois nécessaires des affects. Ce que montre Spinoza, c’est que la très grande diversité et la complexité de la multitude (qui conduit habituellement à désespérer d’elle, étant donné qu’elle se gouverne non par la raison mais par les affects, TTP XVII [4) enveloppe de fait une puissance tout à fait positive dans la constitution du vivre-ensemble, à égalité et dans le respect de la différence de chacun. La multitude se caractérise en effet par un désir, pas du tout rationnel mais qui traverse tous les singuliers et qui, paradoxalement, produit la rationalité et la positivité du lien commun : c’est le désir de chacun de ne pas vouloir être dirigé par son semblable, tenu pour un égal.
La résistance à la domination de l’homme par l’homme est donc bien, pour Spinoza, affectivement, logiquement et nécessairement première. Elle enveloppe un fort sentiment d’égalité (issu des lois de la similitude) et de défense de sa singularité (vécue comme gloire, « vaine gloire », dit Spinoza en TTP XVII [4… Vaine, mais bien réelle quant à ses effets : l’affirmation singulière résistante qu’elle exprime dans sa revendication même !). C’est de cette nature nécessaire de la multitude, barbare, insoumise, ingouvernable, qu’a dû nécessairement se déduire, aux commencements de l’histoire, le consensus sur la forme d’un vivre-ensemble démocratique que Spinoza définit comme une « société tout entière » qui exerce « collégialement le pouvoir afin que, de cette façon, tous soient tenus d’obéir à eux-mêmes, sans que personne, précise-t-il, ait à obéir à son égal ». Spinoza écrit même « qu’il n’y a pas proprement d’obéissance dans la société où le pouvoir est aux mains de tous et où les lois sont mises en vigueur par un consentement commun » (TTP V, [9) !
Le point de vue de la complexité est ainsi celui d’une radicalité qui concerne le mouvement réel, au principe (et/ou comme principe) de l’anthropogenèse et de la constitution d’un corps commun libre de la domination (celle-ci transformant la société en troupeau…). En plaçant ainsi la question de la constitution d’ « une vie humaine » au cœur même de son ontologie politique de la puissance, Spinoza fait de la politique comme guerre et de la démocratie radicale les principes majeurs de la politique et de l’histoire. Le paradigme turc c’est, à l’inverse, la clôture de toute histoire quand la violence de la domination a éradiqué les principes mêmes de la politique et de l’anthropogenèse… Mais ce triomphe de la mort est un modèle contradictoire.
Auto-organiser l’hétéronomie
Un autre exemple de servitude radicale échappe cependant à la contradiction interne de la tyrannie turque. Ce que l’analyse spinoziste de l’État hébreu va explicitement montrer, c’est que la perfection de la domination ne sera réellement atteinte qu’à condition que les croyances imposées prouvent leur utilité effective dans la pratique, qu’elles satisfassent effectivement les besoins et les désirs. Or pour cela il faut étayer la domination radicale des corps et des esprits sur une auto-organisation démocratique du corps collectif qui implique nécessairement que le droit de nature de chacun, loin d’avoir été réellement transféré ou abandonné à qui que ce soit, puisse au contraire s’affirmer comme le principe dynamique et continué de la vie même du corps commun.
L’exemple hébreu va prouver quelque chose à la fois de totalement paradoxal et de tout à fait logique par rapport à l’idée selon laquelle la souveraineté est effectivement la puissance de la multitude : à savoir que le pouvoir souverain peut effectivement faire de ses sujets quasiment ce qu’il veut, mais que cela n’est réellement possible qu’en reconnaissant l’impossibilité de l’élimination de la coopération humaine, de la résistance des hommes à la tristesse, et de la haine toujours éprouvée envers ceux qui en sont la cause. Ou, en dernière analyse, la reconnaissance de l’impossibilité de l’élimination des passions et de la résistance insistante de tous les hommes à la domination par leurs semblables… Et c’est pour cela qu’il faut fonder la domination intégrale (et/ou l’hétéronomie radicale des esprits totalement dominés par les préjugés) sur une auto-organisation démocratique effective de leur propre imaginaire (ainsi que des pratiques et des satisfactions qui lui sont corrélatives), auto-organisation qui doit résister à toute autre sorte de forme de vie, vécue comme contrainte et domination par des forces étrangères. Si bien que la revendication implicite, inhérente à toute coopération et qui résiste secrètement de fait (et avec vengeance) à toute domination extrinsèque, devient, chez les Hébreux, la résistance explicite, politiquement et idéologiquement instituée.
Dans ce cas de figure, la relation de pouvoir et d’obéissance absolue qu’elle requiert n’est donc plus, au sens strict, animalisante. Dans l’égalité, la fraternité et la solidarité effectives, fortement mimétiques, qu’engendre cet État, la liberté commune qu’il actualise, l’humanitas des Hébreux ne fait aucun doute, mais cette humanité est celle d’un peuple voué à un état d’enfance perpétuel. Si la relation de pouvoir n’est pas (au sens turc) animalisante, elle est ici cependant entièrement automatisante. D’abord en ce qu’elle fixe une fois pour toutes une forme de vie dans des manières singulières d’affecter et d’être affecté. Ensuite en ce qu’elle détermine, pour l’éternité, les liens coopératifs en régime d’hétéronomie radicale dont la dynamique est alors celle d’une parfaite reproduction uniforme d’une clôture identitaire, territoriale, politique, corporelle et mentale. Les Hébreux vivent dans le contentement de la fixité, de la particularité et de l’uniformité de leurs dispositions dans une forme d’oblation intégrale de leur existence commune à un Dieu tenu pour leur Roi. Dans l’absence « de causes pouvant faire que [leur imagination soit flottante » (Éthique II, 42, scolie. ; et III définition 4 des affects, explication.), le doute est chez eux dispositionnellement (corporellement et mentalement) rendu impossible. Et c’est pour cela que chez les Hébreux une telle vie de satisfaction dans l’ « obéissance, ne devait plus paraître servitude mais liberté », ce qui avait encore cette conséquence « que personne ne désirait ce qui était interdit mais [seulement ce qui était commandé » (TTP XVII [25) ! Dans l’État hébreu il y aurait donc un contrôle anonyme et absolu de la socialisation, c’est-à-dire, de par l’économie des institutions théocratiques, une communication du mouvement entre les parties du corps collectif qui se fait toujours nécessairement et indéfiniment selon les mêmes affects réciproques. Cette solution de maîtrise totale, qui fait de l’obéissance « une seconde nature » (TTP XVII [23) et du futur le continuum d’un éternel présent, liquide intégralement la liberté et la créativité de la puissance de la multitude. À ce point où le commandement du souverain (la Loi) est identifié à la nécessité même de la vie ou du désir du sujet lui-même sans possibilité de variation ni de critique, l’automation des individus est alors parfaite. Chaque citoyen étant, dans ses plus secrètes revendications, le meilleur garant de l’orthodoxie.
L’idée d’automation déborde ainsi largement l’idée d’animalisation. Car le régime d’hétéronomie, dans l’automation, concerne l’instrumentalisation de l’intégralité des fonctions humaines, non seulement tout le dispositif des affects mais aussi la raison qui est en chaque hébreu l’appareil théocratique fait homme. Apparaît ainsi indirectement, dans cette figure particularisée de l’humanité qui se donne comme le modèle d’orthodoxie d’une vie « vraie », la nouvelle norme immanente d’un homme si parfaitement animalisé qu’il ne manquerait ni d’intelligence ni de sentiments ajustés à son propre effort pour vivre (satisfaire ses désirs et ses besoins), mais qui serait cependant, dans et par cette nouvelle « prudence » de l’animal social-historique, privé de toute possibilité d’interrogation radicale sur sa propre vie, et plus généralement privé d’une pensée libre de tout pouvoir. En tant qu’elles sont instrumentalisées, dans et par l’économie même des institutions devenue de manière quasi immanente l’économie même de la pensée et de la vie (et/ou des revendications) d’un groupe humain déterminé qui existe avec le sentiment de sa liberté et de la perfection de son humanité, les fonctions humaines sont ainsi les forces productives de l’animalisation des hommes… Et cette animalité n’est plus celle d’êtres réduits au rang des « bêtes brutes » ou des pecora des tyrannies religieuses mais bien celle d’hommes avec des fonctions d’ « hommes » mais chez qui la prudence/puissance « humaine » (ou la « liberté ») est résorbée, sans reste, dans le sujet-de-l’obéissance rationnelle. C’est alors vers l’homme actuel que la nouvelle animalité fait signe…
Le règne monarchique du marché, la présence magico-religieuse de la marchandise qui dévore le présent vivant de notre désir (le réduisant au choix des marchandises possibles et/ou au choix des moyens pour se les approprier), n’est-ce pas, du plus profond de la servitude, l’illusion structurelle de la liberté et de ses droits, offerts aux citoyens-élus comme objets de consommation courante et comme horizon politique indépassable et privilégié de la politique libérale ? Sur le même mode que dans le modèle primitif d’orthodoxie ! Car c’est bien par la relation d’amour (l’adhésion) à la Marchandise et/ou à Dieu et par le renouvellement de la joie éprouvée à son idée, que s’exerce le pouvoir anonyme de manière immanente dans la quasi inutilité d’un pouvoir explicite direct, sinon dans le rappel réitéré à obéir à Dieu que les Hébreux avaient inscrits entre les yeux, sur les mains, les portes des maisons… et que nous trouvons aussi tous les jours, dans notre courrier, sur nos vêtements, nos murs, nos journaux, nos écrans et, en dernière instance, dans les exigences mêmes de la stratégie de nos désirs et de leurs besoins. Car le nouveau type anthropologique suppose la double réduction tendancielle du désir humain à la forme-besoin et de l’objet désiré à la forme-marchandise. Ce qui, dans cette opération, est en voie d’être supprimé, ce n’est pas la puissance même du désir (sans cette puissance immanente il n’y aurait plus de marché capitaliste ni de pouvoir !), mais sa versatilité ontologique et la multiplicité historique de ses voies d’actualisation. Ce qui est réduit, c’est le champ des possibles de la constitution du monde et le double procès qui lui est corrélatif : d’individuation (d’un devenir humain autonome) et d’individualisation (d’un devenir humain singulier). Comme si notre post-modernité combinait les deux formes matricielles de la servitude radicale, qui vont en se renforçant mutuellement. Par la privatisation de sa vie d’une part (la « solitude » politique des Turc) et l’illusion de la liberté du désir d’autre part (celle des Hébreux), l’homme actuel travaille pour sa solitude comme s’il s’agissait de son salut. La possibilité inquiétante d’une clôture (certes jamais définitive) de l’histoire, n’est donc pas une absurdité. Elle ne peut être écartée de notre horizon que par la capacité des résistances à trouver des formes d’expression qui échappent à l’ordre monarchique du régime libéral universel d’orthodoxie sous ses apparences spécieuses de démocratie.
Résistances de la complexité
Quand Spinoza parle d’une république dont la fin est la liberté, il tient à préciser que c’est de l’exercice de leur raison en tant que « libre raison » (libera ratione), ou de la vie de leur esprit en tant que « véritable » vie de l’esprit, que les hommes de cette république font preuve (TTP XX [6 et TP V, 5). Et sans doute pense-t-il, a contrario, à Hobbes et au type d’État moderne qui, en réduisant effectivement l’esprit et la raison humaine au calcul verbal, les détermine rationnellement ainsi à n’être plus, de fait, que des instruments rationnels d’une forme de vie humaine animalisée… Spinoza met ainsi ses lecteurs en garde. Pour former, comme le souhaite Hobbes, un citoyen par excellence en lui enseignant, dans les Académies de l’État, la science politique – soit la rationalité du Léviathan (De Cive, XIII, 9) – attention que nous ne contribuions pas à construire, au contraire, comme dans le modèle hébreu, de parfaits « automates »… L’utopisme politique rationaliste moderne, tourné contre l’orthodoxie des « propositions dont on nous a battu les oreilles dès notre enfance » (id., ibid.), rejoignant tendanciellement la perfection de la clôture identitaire de l’orthodoxie théocratique dans la forclusion commune de la complexité inventive de la puissance de la multitude. Car il ne suffit pas de revêtir la forme pluraliste d’une démocratie hobbesienne pour vivre véritablement la complexité ! Ni d’ailleurs d’opposer, dans la loi, la division libérale du privé et du public pour échapper au modèle d’automation de l’orthodoxie ! Partir réellement de la complexité ou de la vérité effective des choses, c’est au contraire substituer au modèle de l’obéissance rationnelle l’enchevêtrement productif des prudences ou des processus stratégiques immanents, résistants et singuliers, des conatus. Là est la question politique et stratégique majeure : un problème de prudence et /ou de constitution immanente de la liberté, et non pas une question d’obéissance. À l’inverse de Hobbes, qui réduit la multitude et sa complexité au moule de la Loi et du sujet de droit qui lui fait face, Spinoza nous invite à penser des dispositifs de puissance qui doivent permettre l’expression d’un régime optimal de la libre nécessité du complexe dans son aptitude à produire, de manière immanente, la raison politique commune : puissance de la complexité, c’est-à-dire autonomie ! Comme pour l’âme humaine dont l’aptitude aux idées vraies est corrélative de la très grande aptitude d’un corps à affecter et à être affecté de multiples manières (Éthique II, 13 sc.), le corps politique spinoziste n’advient à la stratégie adéquate de son conatus, libre de toute domination, qu’en corrélation d’un certain régime de complexité de la multitude qui est ainsi le véritable creuset de la raison politique et commune de ce corps.
Spinoza souligne ainsi fortement qu’existe, aux origines de la société, sur une base consensuelle et démocratique, une reconnaissance mutuelle/universelle des différences singularisantes (et/ou de leur revendication). Ce n’est qu’à l’avènement de la conscience de soi de l’État, vécu comme propriété nationale (face au phénomène de l’afflux des étrangers et à l’invidia collective qu’il déclenche), que la démocratie va, après-coup, procéder à la forclusion historique et juridique des différences : l’égalité réelle des singuliers devenant alors l’égalité civile des « citoyens » devant la loi, dans et par la clôture juridique du champ de l’égalité politique (TP VIII, 12).
Le grand intérêt philosophique de Spinoza, sa lucidité théorique et politique, c’est qu’il n’écrase jamais les niveaux de réalité auxquels nous donnent accès ses concepts. La multitudinis potentia, comme puissance constituante de la complexité, est soigneusement distinguée de la civitas, comme corps commun politiquement organisé, et aussi de la natio, qui désigne le corps commun dans sa particularité historique (sa langue, ses mœurs, ses lois). Les niveaux de la cité et de la nation, Spinoza ne les traite donc jamais idéologiquement comme un sol originaire ou comme des formes transcendantales de l’identité qui devraient subsumer la multiplicité (ce que civitas et natio font de fait historiquement !), mais comme des produits immanents, c’est-à-dire des moments d’un processus historique de l’auto-organisation (paradoxale quant à ses effets) de la multitudinis potentia. Moments aussi où se noue une loi de l’histoire qui pourra certes, de fait, s’avérer plus forte que la résistance des hommes à la domination et que les aspirations à la liberté et à l’égalité, en ce qu’elle va structurer en partie les attentes et les revendications de tous (dispositio seu conatus…). Dans l’État hébreu cette structuration aurait pu être totale…([[Elle ne l’a pas été du fait de la modification de la Loi après l’adoration du veau d’or (TTP XVII [26).) Et elle ne pouvait l’être que parce que cet État satisfaisait la revendication essentielle de la multitude de ne pas être dirigée par un égal. Si l’on écrase les trois niveaux, de la multitude, de la cité et de la nation, on produit une philosophie politique tout-à-fait conservatrice, comme ce fût le cas chez Boulainviller([[Cf. notre étude « Boulainviller lecteur politique de Spinoza », Les Lumières radicales, éd. C. Secrétan, T. Dagron, L. Bove, à paraître aux Presses Universitaires de Saint-Étienne.). Spinoza parle donc bien de « la » multitude pour dire « puissance de la multitude » (là est le véritable concept spinoziste de la complexité). Spinoza ne parle pas de « la » multitude ou « des » multitudes au sens où il réduirait au carcan de la particularité (de l’identité de la nation) chaque multitude particulière (comme le fera Boulainviller) même si, de fait, la nation est historiquement la figure nécessaire et ambivalente, quant à ses effets, de la constitution réelle de la civitas et de son conatus particulier. Le paradigme de cette clôture identitaire et historique parfaite, c’est, nous l’avons vu, l’État hébreu. Et pour Spinoza, cette clôture, comme loi de l’histoire, se retrouve nécessairement toujours et partout… Cependant l’expérience, c’est-à-dire les pratiques, déborde aussi toujours et partout la règle. La résistance à la domination de l’égal-semblable est dans l’ordre complexe et ordinaire des choses, dans et par la nature diverse de la multitude et le désir de chacun de revendiquer sa singularité et la liberté de vivre comme il l’entend. Même dans le délire et les illusions qu’il enveloppe, le désir rebelle et résistant est ainsi la source vivante d’une politique d’émancipation et d’invention, le creuset ontologique de la démocratie([[Foucault est spinoziste quand il s’interroge sur l’économie de la barbarie dans la révolution constituante, « Il faut défendre la société », Seuil/Gallimard, 1997, p. 176. ). Certes l’autonomie comme la singularité, que le désir barbare souhaite préserver, n’existent pas comme des données (c’est la « vaine gloire » de ce désir), mais ils existent dans et par leur revendication même (et/ou la résistance active-inventive de nouveaux processus d’autonomisation/singularisations) : c’est la puissance ontologique du désir barbare et le principe même de l’anthropogenèse. D’où l’importante question laissée par Spinoza : celle de notre émancipation radicale, c’est-à-dire démocratique, de la figure récurrente de l’orthodoxie, figure en dernière instance théocratique, qui concerne non seulement le corps politique mais plus profondément encore nos corps, nos âmes, nos idées, nos affects, notre langue, nos mœurs, nos lois, « une vie humaine »… ou ce que nous devons entendre aujourd’hui par politique.