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Porto Alegre : la place des femmes

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À Porto Alegre, la présence des femmes se remarquait. Le dirigeable du mouvement des femmes affichant le slogan « tu bocca fondamental contro las fondamentalismos » dominant largement l’assistance, leur présence forte en tête de manifestation avec les masques en forme de bouche, les ex-voto colorés des militantes pour l’avortement, mais aussi la présence émouvante des mères de la place de Mai toute en force et fragilité, les visages marqués des militantes du Mouvement des Sans Terre défilant gravement donnaient une tonalité singulière à ces regroupements. Peu majoritaires en tête de cortèges et dans les discours et déclarations, les mouvements de femmes sont réellement porteurs d’une autre manière d’investir la scène publique, plus tonique, plus en prise avec le réel.

Une volonté de construire un autre monde à partir des pratiques et de ne pas en rester au stade de la contestation anime les participantes et les participants et donne une tonalité singulière aux débats : le respect, l’écoute, le désir de savoir et de connaissance mutuelle des pratiques
sociales, des actions, des initiatives concrètes et le souci de ne pas rester au stade de la contestation idéologique.

Joyeux, tonique, dynamique et en même temps studieux, attentif, respectueux sont les qualificatifs qui viennent en tête à propos de Porto Alegre. Ce tonus, cette énergie libre et partagée est d’autant plus frappant quand on songe qu’au même moment le forum économique, quintessence affichée de la puissance, se déroulait à New York sous la protection des forces de l’ordre, en quelque sorte prisonnier de lui-même.

En ce qui concerne le rôle et la place des femmes dans ce domaine, l’opacité du fonctionnement du Comité international d’organisation, groupe de cent personnes provenant de différents pays et appartenant à des mouvances diverses, la prédominance du profil chercheur et universitaire, « homme blanc, intellectuel, 40-50 ans » laissent à penser que malgré la présence de « la marche mondiale des femmes » comme organisation appelante, la place des femmes n’est pas acquise.

Alors que la diversité des positions, des modes d’actions et d’interventions est reconnue, la diversité réelle et concrète des acteurs (différences de genre, d’âge, d’appartenance culturelle et sociale) n’est pas du tout prise en compte au niveau le plus public et le plus officiel, c’est-à-dire dans la composition des tables rondes et séminaires. Cela s’observe particulièrement dans les conférences où la majorité des participants aux tribunes est de fait masculine et le plus souvent blanche et universitaire.

Dans ce cadre évoquer la question de la parité, si problématique que soit cette notion, paraît incongru. Seul un débat global, général, universel, prétendant transcender les questions de genre, donc exemplaire de la domination masculine, est à l’ordre du jour, état de fait qui se reflétait dans les travaux.

La composition du comité international génère un rapport au pouvoir et au savoir spécifique. Les conférences et les séminaires sont plus conçus dans une logique d’apport de savoir théorique, et ne laissent guère la place aux pratiques, initiatives, expériences, en particulier de ceux qui ne se sentent pas à l’aise avec la rhétorique et le discours.

Je fais partie depuis de nombreuses années de ce qu’on peut appeler l’économie solidaire et plus particulièrement de l’IRES, l’Inter-Réseaux de l’Économie Solidaire, dont la volonté commune est de poser le principe que l’économie, la production des biens matériels, virtuels, et des services, n’a pas à échapper au contrôle et à l’initiative des citoyens pris comme individus ou « associés » dans le sens noble du terme : association, telle que l’a promue la révolution de 1848 et non galvaudée en roue de secours de l’État à travers la soi-disant vie associative. Concrètement l’IRES regroupe ce qu’il est convenu d’appeler des acteurs sociaux, porteurs d’initiatives locales, isolés ou articulés en réseaux, organisations de solidarité internationales, groupes d’appui et chercheurs, qui veulent faire reconnaître une autre manière de faire de l’économie au quotidien.

Pour ma part, au sein de l’ADEL (Agence pour le Développement de l’Économie Locale), entre autres activités, j’accompagne des projets de femmes paupérisées exclues du marché de l’emploi, qui veulent créer des activités économiques pour changer leur vie et celle de leur environnement. Dans les banlieues « sensibles », vocable politiquement correct, c’est-à-dire les quartiers cumulant les phénomènes de relégation et de paupérisation, les femmes immigrées ne trouvent pas de débouché sur le marché du travail. Elles investissent des collectifs pour ouvrir des restaurants-services traiteur, leur permettant à la fois de créer leur emploi, ouvrir des lieux de rencontres interculturelles et inter-générationnelles favorisant un mieux vivre ensemble dans des quartiers abandonnés par les commerçants et les pouvoirs publics. Par exemple, nous avons en particulier soutenu la création d’un réseau d’associations de femmes des quartiers populaires, « Ré-Actives », Réseau d’activités d’économie solidaire. Mais la reconnaissance d’un secteur encore flou est longue et difficile et ces initiatives sont confrontées à de nombreux freins et obstacles. Tramer des alliances pour se sentir plus fortes « toutes ensemble » est essentiel. Le FSM paraît le lieu le plus approprié pour en débattre, d’autant plus qu’il a décidé de sortir de la logique uniquement contestataire et de s’investir dans la construction d’alternatives au modèle libéral. Sergio Caprone, membre du Comité international, a invité officiellement l’économie solidaire à participer au FSM.

Mais il est difficile de connaître les règles du jeu. Nous entendons parler de séminaires, conférences, ateliers, sans en connaître le fonctionnement. Nous nous sommes regroupés pour peser sur des décisions dont on ignore de fait qui les prend, mais dont on perçoit, par nos amis brésiliens, le fonctionnement centralisateur. Cette mobilisation des forces collectives a permis de présenter le pluralisme de l’économie solidaire, la diversité des champs lors de la conférence consacrée à ce thème. Donc, pour l’économie solidaire, le pari est gagné, le croisement et l’hybridation avec l’anti-mondialisation ont eu lieu.

Mais l’universalisme abstrait se retrouve également dans nos réseaux d’économie solidaire. Pourtant les femmes occupent une place singulière dans ces initiatives, car elles en sont à l’origine avec un réel souci d’intervenir de manière concrète sur leurs modes de vie et ceux de leurs enfants et de la société en général. Mais compte tenu des différentes formes de domination qu’elles subissent, leurs projets sont souvent freinés. Cette situation demande donc des stratégies spécifiques pour à la fois développer les potentialités de transformation sociale et lever les freins et les obstacles principaux (intégrisme, violence, paupérisation). C’est pourquoi nous avons tenu, avec un autre regroupement plus axé sur la communication, Les Pénélopes, un atelier « Femmes et économie solidaire ». Alors que cet atelier n’était pas prévu, ni annoncé, plus de 80 personnes s’y sont retrouvées. Des femmes de différents continents sont intervenues (la coordination rurale du Mexique, un réseau de femmes du Pérou, une représentante d’un réseau de femmes africaines, une chercheuse québécoise, deux personnes de notre réseau, ainsi qu’une personne des Pénélopes. Nous avons analysé les contextes particuliers, les grandes différences portant sur la paupérisation galopante des pays du Sud, l’absence de services publics en termes de système de santé et de garde et sur l’excès de procédures au Nord et les difficultés d’initier un rapport renouvelé entre société civile et pouvoirs publics. Mais, des convergences sont apparues, en particulier sur la dimension politique de transformation sociale des initiatives, leur auto-organisation, la conciliation des rôles et des activités des femmes, le partage du travail, la reconnaissance de la rentabilité sociale, ainsi que des savoirs acquis au cours de l’expérience. La dimension internationale est ici essentielle, car elle donne de l’énergie, de la force et du sens pour poursuivre des actions souvent très localisées.

Il a été notamment décidé de tenir en 2003 un séminaire « Femmes et économie solidaire », qui serait assuré par les femmes elles-mêmes, avec leur mode propre d’organisation. Nous avons pensé qu’il fallait avancer sur deux pieds : un pied dans les réseaux économie solidaire, un pied dans les mouvements de femmes, c’est pourquoi nous voulons profiter des rendez-vous comme les rencontres de la francophonie à Toulouse ou la marche mondiale des femmes à Mexico, ou le Forum Social Européen en Italie pour continuer à nous organiser.

Actuellement le mouvement politique ébauché à Porto Alegre a réussi à éviter les récupérations. Mais les prédateurs sont là, les projets de « réseaux mondiaux » fleurissent, nouvelles terminologies qui masquent à peine les récupérations traditionnelles, l’appétence du pouvoir et du contrôle du mouvement à des fins d’intérêt de chapelle, et peuvent dissimuler des formes d’organisation plus classiquement marxiste léniniste. Un agencement en réseau doit être en cohérence avec les objectifs et les acteurs et s’inscrire dans l’horizontalité et la transparence. Pour beaucoup d’entre nous cela représente une révolution copernicienne pour sortir des schémas traditionnels.

Plusieurs défis sont à relever. Alors que l’attention, l’écoute, le respect mutuel, qui se dégagent des débats laissent à penser qu’on puisse imaginer d’autres formes de discussion plus ouvertes aux acteurs de terrain, aux femmes, aux jeunes, aux minorités, les formes de transmission du savoir sont encore conçues trop souvent de manière universitaire ou dogmatique. Il s’agirait tout au contraire d’inventer des articulations entre compétences de chercheurs et compétences d’acteurs.

La mixité sociale et culturelle n’est pas encore au rendez-vous et doit être l’enjeu des prochaines rencontres, en particulier les rencontres en Inde et en Afrique. À la cérémonie de clôture particulièrement émouvante, il a été déclaré que le FSM devait s’ouvrir aux minorités, notamment aux Indiens du Brésil et à tous ceux qui n’ont pas de représentation officielle. Dans une configuration plus ouverte, plus diversifiée, les femmes doivent impérativement prendre une place, correspondant réellement à leur investissement dans le quotidien. Elles doivent faire entendre leur voix. Elles doivent s’organiser pour se connaître et se faire reconnaître et investir de manière plus forte le Comité international pour peser sur les décisions.

Porto Alegre c’est un mixte de l’expérience de 68 en Europe et des débats de la tricontinentale et des manifestations de libération des femmes, et sans doute aussi ce que pouvaient ressentir les délégués ouvriers de la 1ère internationale, un sentiment partagé qu’« un autre monde est possible » même s’il faut se battre collectivement pour lui donner les moyens d’émerger et de se construire. Cette construction ne prétend pas se faire en effaçant les expériences, le souvenir des défaites et les désillusions de deux cents ans de mouvements sociaux, mais en intégrant au contraire les nouvelles formes de mouvement comme la marche mondiale des femmes. Le FSM1 a prouvé que le mouvement pouvait s’organiser, le FSM2 qu’il pouvait être propositionnel, le FSM3 doit véritablement être représentatif des forces vives issues du terrain, c’est-à-dire les femmes, les jeunes, les personnes du Sud, les minorités. Les femmes doivent faire vivre la parité dans le comité d’organisation et les tables rondes, mais aussi intégrer la question du genre dans les débats. C’est la prise en compte de l’ensemble de ces
données et la mise en acte de sa diversité, qui feront la force du mouvement.