Comme le dit Blaise Buscail, pour Arendt la politique est rare et surtout
décrite par elle telle qu’elle fut et ne peut plus être : grecque, romaine,
aristocratique. En effet le modèle de la politique pour Arendt, ses
références explicites, pour ne pas dire sa nostalgie c’est la Cité grecque,
la citoyenneté antique, celle des hommes libres qui peuvent, entre égaux,
échanger dans un espace public. Arendt définit la politique par le courage
et la parole : cette parole libre qui peut exister dans l’espace public où
une pluralité d’hommes libres (citoyens) peut échanger une pluralité d’idées
dans une confrontation libre (modèle de l’assemblée , l’ecclesia grecque).
La conception de la citoyenneté et de son exercice (soit ce qu’est pour elle
la politique) est, pour Arendt, très certainement aristocratique. Reprenant
la distinction grecque entre production (le travail, monde de la praxis) et
création (poièsis) , d’une part, qu’elle distingue de l’action, càd. la vie
politique, soit les trois degrés de la “vita activa” qu’elle oppose dans son
ensemble, d’autre part à la “vita contemplativa” , càd. la pensée, la
theoria. Ceci reprenant le discrédit jeté sur la production , par opposition
à l’oeuvre et à la politique. Elle oppose de plus la theoria, en tant
qu’elle est pour les Anciens, dépourvue de toute utilité, de tout souci
pratique, pour les Anciens en effet, à la différence de ce que devient la
science avec l’âge moderne, thème heidegerien s’il en est : la science comme
maîtrise. Elle oppose les impératifs de la production et de la pratique,
asservissants, à ce que sont l’oeuvre et l’action politique : activités
d’hommes libres . , activités proprement humaines.
Cela dit la propriété est, dans son sens antique, condition d’accès à la
vie publique, non pas au sens où elle est synonyme de richesse, mais parce
qu’elle garantit au citoyen de n’avoir pas à s’occuper de produire les biens
nécessaires à sa subsistance, il est donc libre. Définition de l’homme
libre : celui qui n’est pas esclave, càd qui n’a pas à travailler, à
s’adonner à la production. reproche de la surestimation de la catégorie de
travail, dont Adam Smith et Marx sont les meilleurs témoignages.
Elle dénonce, dans la vie moderne, la réduction de l’oeuvre, dont le
caractère est la dimension existentielle propre aux êtres mortels, au
travail, qui attache l’homme au registre du besoin et à la futilité de la
vie. L’oeuvre est ce qui permet de durer, tandis que le travail s’épuise
dans la consommation d’objets éphémères. On voit que le le travail fait
problème non comme producteur de valeur, accumulation de capital, donc
travail exploité, mais dans ce qui l’attache à la consommation, lieu de
l’aliénation parce qu’il vise l’usage . Là on retrouve Heidegger encore ; on
songera à l’opposition entre authentique et inauthentique, entre souci et
divertissement qu’établit Sein und Zeit, faisant du Dasein humain un
être-pour-la-mort, le souci de la mort donnant son caractère authentique à
l’existence humaine.
Cette philosophie aristocratique qui lui fournit ses thèmes contre la
société de masse, porte l’empreinte de son maître en philosophie, Heidegger.
Voici, très schématiquement , qq thèmes qui portent l’empreinte de Heidegger
et ce qui attache Arendt à la philo de l’existence heideggerienne, ainsi
transposés par Arendt :
la vie véritablement humaine consiste dans le fait de partager un monde
commun où sont possibles les relations avec autrui, à partir de ce partage
d’objets communs où peut s’accomplir qq chose immortalisant l’existence – à
quoi est opposée la société de masse engendrant la solitude (absence de
monde commun) détruisant le domaine public comme le domaine privé càd au
sens où la dite société prive les homme s de leur existence
Ceux-ci, sont nommés les êtres mortels cherchant à s’immortaliser dans leurs
oeuvres (monuments, documents). Les humains étant nommés par elle mortels,
par opposition aux immortels (cf notion de quadri-parti chez Heidegger)
anti-modernisme : où l’on s’aperçoit qu’elle adopte ou partage, comme
Heidegger, et en les transposant, nombre des thèmes de la révolution
conservatrice, dans sa critique de la modernité -modernité contre laquelle,
constamment elle fait jouer les Grecs, le moment du commencement , l’origine
érigée en référence , comme Heidegger
soit, un seul exemple, après ce qui précède sur la production, ce qu’elle
relève comme la perte du caractère sacré de la propriété ; anciennement être
propriétaire signifie avoir sa place dans le monde , dit-elle
d’où propriété pour les Anciens, condition d’accès à la vie publique, à la
parole, à la création
anti-marxisme : Marx n’ayant fait que résumer toutes les idées modernistes,
pour en arriver à l’idée du dépérissement du domaine public (ainsi
traduit-elle la notion de dépérissement de l’Etat) car la politique,
entendue comme domaine public, ayant déjà commencé à dépérir dans le
domaine de l’administration (exactement ce que dit Carl Schmitt par
parenthèses)
libéralisme ; la loi est reprise par elle dans son sens antique telle
qu’elle le voit comme séparation du privé et du public (càd. protégeant le
privé) et non comme soumission à un ordre commun, telle que la définiront
les Modernes.
Alors, comment se définit la politique pour H.A. ? Elle réside dans
l’action, reliée à la parole, et acte de commencer. La vie politique est
relation , elle se déploie dans un réseau de relations humaines. Le domaine
commun est le domaine politique, tandis que ce qui relève de la production,
l’économique au sens étymologique, relève du privée, de l’oikos, de la
maison . La vie économique n’est en rien politique, elle relève de l’oikia
collective, -oikia : maisonnée- càd. du collectif en tant qu’il reste
attaché au domaine du besoin et de l’utile . Opposition du social au
politique : tout ce qui surestime le domaine de la production revient à tuer
le politique et faire disparaître la distinction entre domaine public
(politique, lieu de la parole) et domaine privé (le foyer protecteur,
l’intime, le caché) Ce qu’elle appelle “croissance contre-nature du
naturel” désigne l’accroissement constant de la productivité : ce qu’elle
dit sur le naturel et le contre-nature, n’a de sens qu’en référence à la
notion de phusis grecque, soit également le fait que le monde proprement
humain, celui de la Cité, se trouve être en harmonie avec le cosmos, le
monde, et avec la nature en tant qu’elle est harmonie et, comme le disait
Platon, Aristote, modèle pour la Cité. L’homme n’est en rien l’animal
laborans (conception moderne) mais l’être politique, doué de parole libre,
capable de création. Sa grandeur est là. Ce qui le rattache au domaine du
besoin relève de son asservissement.
cela dit, l’action ensemble, et l’agir en commun, tel est le pouvoir de
création libre que confert aux hommes et que fait exister la politique
Cependant l’idée que les hommes , redevenus mortels avec la modernité
introduisant la sécularisation, puissent “faire l’histoire” selon
l’habituelle compréhension de l’héritage marxiste, est pensée par Arendt
comme une régression de l’agir au faire . Ce renvoi constant de Marx à une
pensée non politique, économiste, est exactement la manière de renvoyer
Marx à son inanité, du point de vue de la politique, qui est celle de
Heidegger et de Carl Schmitt. Arendt ne fera que développer largement le
thème avec sa conception de la vita activa… manière de congédier Marx
etc.
Une étude approfondie et développée serait plus précise. Juste qq pistes,
ici rapidement tracées. Mais l’importation-traduction de la pensée de
Heidegger dans le domaine de la politique, n’est pas, a priori, sans faire
question, qq soient les inflexions-transformations apportées par Arendt à la
pensée de celui qui n’est pas exactement un penseur de la politique (“seul
un dieu peut nous sauver” dans l’attente du “tournant” possible de la
supposée “‘histoire de l’Etre” à quoi Heidegger résume l’histoire de
l’Occident) et qui n’est sans doute pas non plus lui-même un maître en
matière de politique si l’on en juge par son absence de pensée de l’histoire
contemporaine et du nazisme au-delà du thème de la “technique planétaire”
résultant , càd. supposée résulter, de la métaphysique s’accomplissant en
“volonté de la volonté” et nihilisme.
bien à vous