Alors que le travail social avait vocation à réguler les inégalités sociales, aujourd’hui, pris dans le cadre d’une gestion de l’exclusion, il prend une toute autre signification.
Ainsi les travailleurs sociaux se trouvent face à trois problèmes majeurs.
Le premier est d’accepter ou non d’aggraver la pauvreté des populations en difficultés (les étrangers notamment à travers les Lois Debré) en cautionnant une politique raciste de détournement des lois sociales. Les travailleurs sociaux peuvent devenir malgré eux des délateurs. En effet, par le biais du fichage systématique des étrangers en situations « irrégulières », ils détiennent des informations capitales pouvant contribuer à cette politique.
Le deuxième problème est la participation aux politiques dites « d’insertion par le travail ». Ce sont des actions qui aggravent l’exploitation des chômeurs de longue durée. Cette politique a pour finalité de créer une structure législative légalisant sur le marché du travail le « salaire d’insertion ». Il s’agit en réalité d’un sous-salaire pour des « sous-citoyens » équivalent à la situation d’un travailleur au noir. Il est évident qu’une personne entrant dans cette logique infernale du sous-emploi, pourtant dénommée « d’insertion », ne pourra jamais sortir de cette spirale d’une économie productrice d’exclusion.
Le dernier problème est de nature déontologique. Il concerne la nature et le sens mêmes des actions des travailleurs sociaux. S’ils deviennent les exécutants des sanctions administratives, ils se trouvent identifiés par les usagers comme les « agents » mêmes des politiques d’exclusion et de réduction budgétaire. Cette situation a des conséquences incalculable sur la légitimité de leur action. À long terme, cette confusion peut leur coûter cher ; ils risquent de se trouver marginalisés politiquement alors qu’ils peuvent être les acteurs d’un nouveau progrès social.
Les travailleurs sociaux ont joué un rôle important dans la construction du progrès social. Ainsi, lors de la grande dépression des années 30 en Amérique, s’organise une véritable entraide entre des millions de personnes pour faire face à la misère et au chômage. Il s’agissait d’une réelle action des travailleurs sociaux à l’intérieur des programmes du New-Deal. Cette opération fut à la base de la politique réformiste qui conduira le président Roosevelt et les États Unis à faire le choix d’un État Providence contre les dictatures fascistes européennes.
Ce type d’expérience permet de mieux identifier le rôle que les travailleurs sociaux pourraient continuer de jouer dans l’avancée du progrès social.
Aujourd’hui, nous retrouvons les travailleurs sociaux dans des coordinations où ils tentent de redéfinir et de réinventer un espace public où chacun se trouve réellement engagé. Ces nouvelles coordinations sont nées à la suite des grandes luttes de décembre 95 contre le plan du Premier ministre Alain Juppé.
Au sein de ce secteur, nous assistons à une prise de conscience quant aux effets d’une participation passive aux politiques de gestion de l’exclusion. Certains travailleurs sociaux tentent d’élaborer une stratégie de lutte dans le cadre de l’organisation de base que sont les coordinations. La participation active de travailleurs sociaux, en particulier des membres du Collectif Social Unitaire (CSU), aux manifestations de soutien aux sans-papier montre une accélération de cette prise de conscience. Un des enjeux de cette mobilisation est la ré-appropriation par les travailleurs sociaux de leur propre parole. Leur but est d’être directement partie prenante des luttes, en étant réellement présent sur le terrain.
En effet, ces travailleurs sociaux comprennent que, s’ils veulent conserver leur crédibilité, ils doivent s’allier aux usagers mais en les considérant comme un partenaire de lutte et non plus comme un objet sur lequel ils agissent. Ainsi, ils participent et adhèrent à des revendications avancées par des organisations de chômeurs ou de sans-papier. Ces organisations ont pour mot d’ordre le désir de reformuler l’espace public.
Les principales revendications de ces coordinations se centrent sur une redéfinition des droits sociaux :
– la gratuité des moyens de transport public en tant que droit à la liberté de circulation des femmes et des hommes,
– le droit à la communication, à l’accès au service téléphonique, le droit de se chauffer et de s’éclairer correctement,
– et enfin, le droit à une allocation optimale de citoyenneté avec un logement pour chaque famille.
Ces thèmes, auxquels s’ajoutent les revendications spécifiques du secteur sanitaire et social (élargissement des conventions collectives, amélioration des conditions de travail) constituent la base d’une possible convergence. L’« élargissement de l’espace public » apparaît comme une question fédératrice qui peut permettre d’expérimenter un nouveau cadre de lutte avec les usagers.
Toutefois, ce qui nous intéresse ici, c’est d’explorer et de comprendre comment une nouvelle forme de conflictualité peut se mettre en place pour faire face à la situation sociale actuelle. En effet, il n’y a pas de possibilité pour les travailleurs sociaux de sortir de leur isolement économique et social, et de leur émiettement, s’ils n’unifient pas leurs luttes catégorielles avec celles des usagers (organisations de chômeurs, de précaires et de sans-papiers).
L’espace public devient alors le seul centre d’action politique possible. Cet espace est le lieu d’une reconstruction du travail social à partir d’une nouvelle vision des droits sociaux : le droit de vivre correctement pour tous. C’est dans ce cadre conceptuel que la construction d’un programme de lutte avec les usagers et les organisations de précaires deviendra le vecteur politique central pour livrer bataille contre la violente marchandisation de la société.
Pourquoi la lutte catégorielle ne peut-elle être que minoritaire et perdante dans tous les secteurs, en particulier dans le secteur sanitaire et social ? Parce que la bataille pour les travailleurs, et principalement pour les travailleurs sociaux, se situe au niveau de « l’espace public » comme espace où s’articulent les relations sociales. La politique néo-libérale réduit cet espace et ces relations à une dimension exclusivement marchande. Dans cette logique, le citoyen est ramené à un simple client et l’espace public devient le vecteur de cette soumission. Son intention est d’aliéner tout cet espace social, pour alimenter ses marges de rentabilité, et d’assujettir tout espace de vie libre.
Il s’agit de renverser cette tendance qui amène aujourd’hui l’État à utiliser les services publics, et en particulier le travail social, comme un outil de régulation qui fait porter la pression économique et sociale sur les usagers.
La revendication catégorielle du secteur social ne peut être gagnante que si elle s’unifie aux revendications des usagers. Elle doit viser l’amélioration des services sociaux et l’élargissement des droits sociaux, et ce, en proportion des richesses que la société produit.
Toutefois, il est important de ne pas confondre la dimension « espace public » et la dimension « espace d’État ». Ainsi, l’espace public est au service de l’individu, tandis que l’espace d’État tente de l’asservir. Le monde du travail a toujours lutté pour une réduction de l’État et a toujours vu dans l’État une fonction répressive et parasitaire. Seule la folie d’une gauche en perdition a pu laisser aux mains de la droite un programme visant la réduction du rôle de l’État.
C’est ce contexte qui explique pourquoi plus de trois cent mille travailleurs sociaux se trouvent pris dans un « trou noir ». La seule solution, s’ils veulent sortir de ce piège, est de s’approprier l’espace public, en y agissant avec les usagers et en lui donnant la dimension d’un véritable parti, le « parti de l’espace public ». C’est en créant un mouvement capable de veiller à une redistribution des richesses, et de garantir aux usagers un rapport de force favorable, que l’on pourra renverser les logiques sociales actuelles. Ce mouvement s’attachera à créer une réelle alternative militante, soutenue par un travail quotidien de qualité avec les usagers. Cette lutte n’aura de sens que si elle se conjugue avec leur action.
Assumer cette perspective suppose de la part des travailleurs sociaux de réinventer un rapport de conflictualité qui prendra soin de contrôler et de développer la qualité du service public. Elle visera évidemment l’intérêt des usagers, et ce, là encore, grâce à leur concours dans les luttes.
Ce renversement de dynamique amènera les usagers à voir dans les travailleurs sociaux des personnes susceptibles d’être leurs alliés pour construire les bases de ce « parti de l’espace public » : un mouvement de lutte qui tenterait de créer un espace libéré de la suprématie de la logique marchande, où usagers et travailleurs sociaux s’organisent ensemble afin de gagner de nouveaux droits.
Il est primordial de repérer et de comprendre la stratégie des pouvoirs actuels qui est de jouer la déliquescence du service public. En détruisant la crédibilité du service public, cette politique amène les usagers à le rejeter, vu la médiocrité des services rendus. Ils associent alors le « service public » à un service obsolète, ou trop cher, ou encore ressemblant au « privé ». Cette manoeuvre a pour objectif de faire adhérer les usagers à la nécessité de privatiser le service public. Cette politique de dysfonctionnement de l’espace public touche en priorité le secteur sanitaire et social, car les travailleurs sociaux sont dans l’impossibilité de répondre concrètement aux besoins des usagers.
La réunification des luttes dans l’espace public devient donc central. C’est en effet, sur cette assise que doit se réinventer de nouveaux droits et se reformuler les lois sociales. Le rôle des travailleurs sociaux dans cette dynamique politique devient fondamental, à condition que ces travailleurs soient capables d’amplifier les nouvelles formes de conflictualité déjà présentes dans les territoires métropolitains : conflictualité d’avant-garde pour une palingénésie de l’Espace Public.